Ce qui nous arrive

Il se pourrait bien qu’à force de trop bien remplir sa fonction, l’humain finisse pas dysfonctionner.

On se demande souvent comment les Nazis qui étaient au plus près des camps de la mort, aient pu rester insensibles, au point de n’être plus que les pions d’un système qui leur commandait d’appliquer la règle. Entre 1960 et 1963, le psychologue américain Stanley Milgram a réalisé une expérience visant à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité. Les résultats furent probants, et l’expérience fut vérifiée et répliquée : 65% des sujets suivirent la consigne donnée et infligèrent des électrochocs de 450 volts à une personne, qui heureusement était un comédien.

Il se pourrait bien que ce qui se déroule dans ces quatre scènes de la vie quotidienne ne soit pas bien différent des pires atrocités que l’on qualifie d’inhumaines. Rassurez-vous, ces scènes authentiques sont absolument banales, anodines et sans importance.

Scène 1 : À cinq mètres de l’arrêt de bus

Montréal, journée de tempête de neige. Je reviens des courses, chargée comme un mulet. Fini le temps du vélo.Le bus est déjà à l’arrêt. J’accélère pour le rattraper. Il repart, et s’arrête cinq mètres plus loin au feu qui vient de virer au rouge. J’ai la démarche d’un manchot. Tant pis. Je l’aurai. J’arrive à la porte du bus, essoufflée. Je fais signe au chauffeur, qui tourne lentement la tête, et me fait deux signes : Non suivi de Plus loin. Les bras m’en tombent. J’attends face à lui que la lumière passe au vert, et le voilà parti. Le prochain arrêt de bus est à quinze minutes de marche. Je retourne à l’arrêt. Prochain bus dans vingt et une minutes. Il n’y a pas d’abribus.

Scène 2 : Cinq minutes de votre temps contre des mois de travail

Paris, dernière journée avant de prendre le train. Journée à cavaler pour les derniers préparatifs : courses de dernière minute, passage au bureau de poste, impression de copies. En rentrant, je m’aperçois que je n’ai pas ma clé USB. Je me rappelle : la vendeuse m’avait tendu les copies, mais pas la clé, qui est restée dans son ordinateur, derrière le comptoir. Erreur partagée. 18h50, le magasin ferme dans dix minutes, et il est à l’autre bout de Paris. Je téléphone, je tombe sur elle, je lui explique la situation :
« Il faudra revenir au magasin, je vous la mets de côté.
– C’est que je pars demain en province, et tout mon travail est sur cette clé. Est-ce que vous pourriez me l’envoyer par la poste, je vous paierai le timbre ?
(Je me souviens en effet avoir vu le bureau de poste juste en face du magasin)
– Bah non je peux pas faire ça.
– Vous ne pouvez pas prendre cinq minutes pour aller poster cette clé ? Je peux vous payer trois timbres si vous voulez.
– Non, je vais pas prendre cinq minutes sur mon heure de déjeuner pour ça. Débrouillez-vous pour repasser.
– Madame, est-ce que vous pouvez reconnaître que c’est une erreur partagée ?
– Si ça vous fait plaisir. Bon je dois fermer, rappelez demain. »

Scène 3 : Merci d’effacer l’handicape de votre photo de passeport

Magasin de photographies. Une femme en fauteuil roulant entre. Elle a un tuyau dans la gorge et ne tient pas sa tête droite.

« Bonjour ! Alors ça y est, vous l’avez votre passeport ?
– Non justement, je reviens pour refaire les photos.
– Pourquoi ?
– Ils disent qu’il ne faut pas voir le tuyau, et que ma tête doit être droite. Tenez, j’ai apporté un foulard, si vous voulez bien m’aider… »

Deux jours plus tard, la femme en fauteuil passe à nouveau le pas de la porte.
« Ne me dites pas qu’ils les ont encore refusées ?
– Si, parce qu’on voyait le fauteuil derrière moi. Je vais essayer de me mettre debout. Sinon la photo n’est pas conforme. »

milgram

Scène 4 : L’application stricte du règlement

11h30, terrasse de café près de la Place de la Bourse à Paris. Depuis deux bonnes heures, c’est le creux de la matinée. Les trottoirs lâchent des passants au compte-goutte. Les serveurs sont aux aguets, s’étirent, prolongent la pause, attendent le coup de feu. On dirait que tout le quartier retient sa respiration. Dans les cafés, les restaurants, les boulangeries, on est prêt. Serveurs blancs, cuistos pakistanais, serviettes et verres sont au garde-à-vous.

Ça y est, c’est parti. Ils arrivent tous du même côté, des bureaux qui entourent la place. Certains ont gardé leurs badges épinglés à la veste. L’ourlet du pantalon tombe impeccablement sur les chaussures vernies. Les parapluies noirs négocient les virages. De loin les serveurs repèrent à quelle espèce ils ont à faire. À la première fournée de clients, les serveurs ouvrent la porte, les pieds au garde à vous et le sourire bien aiguisé. Les cravates et les langues se délient, les déjeuners d’affaire débordent de politesse dans un faux laisser-aller. Les toilettes sont impeccables, déjà des museaux s’y repoudrent. En attendant que les menus arrivent, chacun vérifie les textos personnels envoyés pendant la matinée entre deux rendez-vous. La scène se joue comme chaque midi.

Mais dehors une tache dérange la terrasse depuis cinq bonnes minutes. Un anorak rouge étudie le menu. Jeans, chaussures de randonnée, deux valises de chaque côté, une guitare sur le dos, un sac à dos en bandoulière et un autre dans la main. La jeune fille traîne son attirail vers une chaise et s’assoit. Le serveur arrive, et sans la regarder, passe un coup de chiffon sur la table mouillée :

« Mademoiselle bonjour
– Bonjour, un café s’il vous plaît. »

Le serveur disparaît. La jeune fille sort de son sac un bout de saucisson et se coupe une tranche avec son canif. Le serveur revient avec le café.
« Ça mademoiselle, c’est interdit. »

Elle prend le temps d’avaler, regarde la dizaine de chaises vides.

« Monsieur je crois qu’il ne vous aura pas échappé que je ne vis et ne travaille pas dans le quartier. Si je suis là c’est que j’attends un covoiturage et que, avec un tel attelage, je peux difficilement attendre sur un banc mouillé. J’en suis donc réduite à infester la terrasse de votre café et à choisir la consommation la moins chère, c’est à dire un café à quatorze francs.
Et je prends ces dix minutes pour me restaurer avant de prendre la route.

– Je suis désolée Mademoiselle c’est interdit. Vous imaginez si tous les clients faisaient ça ?

– Mais qui vous parle d’imaginer ? Il n’y a rien à imaginer dans une situation pareille. Il n’y a qu’à constater. Tous les clients ne font pas ça et ne le feront jamais. Ni même la moitié de vos clients, ni même le dixième. Je suis seule et il pleut.

– Je ne peux pas vous laisser consommer de la nourriture qui n’est pas servie ici, ça n’est pas autorisé.

– Et là c’est autorisé n’est-ce pas ? » Elle pointe le trottoir à moins d’un mètre.

– Là c’est le trottoir, Mademoiselle, c’est plus le café. Là vous faites ce que vous voulez. »

La jeune fille se lève, fait un pas et un quart de pas, et se retrouve sous la pluie. Elle garde un pied de chaque côté de la ligne imaginaire séparant la terrasse du trottoir. La chaise sur le trottoir, c’est le café… le trottoir sans la chaise, ça n’est que le trottoir… c’est fou le pouvoir d’une chaise… ça m’interdit de manger ce que j’ai acheté … chaise… trottoir… privé, public. Là je peux, la je ne peux pas… Y’a que les hommes pour inventer des choses pareilles… toutes les frontières sont les mêmes. Ni les troupeaux d’éléphants coincés à la frontière gabonaise ni les hommes à Gibraltar, ni les lanceurs d’alerte coincés dans les zones de transit des aéroports n’y comprendront jamais rien.

Elle savoure son saucisson sous la pluie, tend le bras pour prendre la tasse qui a le temps de se remplir d’eau avant qu’elle y porte ses lèvres.

« Mademoiselle, enfin, c’est ridicule.

– Ah, Monsieur. Vous n’avez devant vous que la stricte application du règlement. »

 

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Ce qui nous arrive

 

Commentaire :

exposé par lequel on explique, on interprète, on juge un texte

exposé, analyse, interprétation d’une nouvelle, d’une information

du latin commentari : méditer proprement

Fil d’actualité facebook… vidéo postée par un ami… visionnement sur youtube… lecture des commentaires… réaction. Chaque jour, des millions de personnes échangent des avis sur tous les sujets d’actualité, des productions artistiques, des photos personnelles. Les médias parlent régulièrement de « buzz sur les réseaux sociaux », sans jamais interroger la pertinence de ce nouveau mode de débat : le commentaire.

« Trop belle ! » : louanges à Narcisse

Facebook est le temple d’un narcissisme original. Car Narcisse se mirait tout seul dans le lac, il n’ameutait pas les foules pour venir le regarder se mirer dans le lac. Sur Facebook, un genre me fait particulièrement sourire : les autoportraits féminins. Oui, vous savez, ces photos en gros plan que certaines filles (assez pour en parler) postent régulièrement. Dans ces portraits transpire la conscience d’être belle, et le désir de se le faire dire. Et ça ne tarde pas : en quelques minutes, les commentaires pleuvent : « Trop belle ! Waou ! La classe ! ». Au bout d’une journée, une cinquantaine voire une centaine de personnes ont pris le temps de mettre le curseur sur la petite barre blanche, et de taper ces mots. Un applaudissement virtuel de l’acte narcissique. C’est la règle du jeu facebookien.

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Commenter l’horreur : la compassion à moindres frais

Un autre genre de publication facebookienne est la vidéo ou la photo choc sur les conflits dans le monde. Famille sous les bombes, femmes en pleur, image d’un Américain blanc obèse dévorant son hamburger collée à celle d’un enfant africain squelettique… Facebook devient un espace où l’information se relaie pour faire prendre conscience aux gens du monde injuste et cruel dans lequel nous vivons. Internet, outil formidable de prise de conscience. Par petits bouts, en informant les gens, on arrivera à changer le monde. Informer, prendre conscience, réfléchir, agir…

Seulement le partage d’information ne suffit pas à déclencher le débat. C’est pourtant le credo de tous les médias mainstream : de la messe du journal télévisé au journaux distribués gratuitement pour lecture rapide dans le métro, il faut passer l’information. Les débats, les analyses, les critiques, c’est pour les spécialistes et les émissions pompeuses sur Arte. Alors l’individu croule sous la quantité d’information. Il sait ce qu’il se passe partout, dans des pays dont il ne connaît pas grand chose. Il apprend des conflits, des élections, des manifestations réprimées, des avancées sur la recherche contre le cancer, des scandales financiers, des coups de buzz de stars, des films récompensés. Tout ça jeté pêle-mêle dans le même flux d’informations qu’il ne peut plus trier.

L’information arrive à nous comme un signal lumineux sur la rétine. Si elle n’est pas traitée par le cerveau, nous voyons, mais nous ne regardons pas. La guerre, la famine, la misère, réduites à des images choc, déferlent sur notre écran, accompagnés d’une phrase proverbiale. Le but n’est pas de nous renseigner sur une situation dans sa complexité et ses nuances, ni de nous donner les outils pour la comprendre. Le but est de susciter notre compassion. Une image vaut mille mots, comme on dit… Seulement cette compassion n’ira pas plus loin qu’un commentaire : « Oh ! pauvre petit ! Tellement triste ! », deux points trait d’union et parenthèses, émoticône qui pleure.

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Face au corps déformé d’un enfant dont le squelette imprime son dessin lugubre sur la peau, la phrase qui se veut lapidaire : « La faim dans le monde devient ridicule. Il y a maintenant plus de fruits dans le shampooing des riches que dans l’assiette des pauvres ». Réponse à ce constat « Quelle honte ! Superbe formulation ! Pas croyable ! », émoticône. Qu’est-ce qui peut donc motiver les internautes à prendre le temps d’écrire ces mots vides qui n’apportent aucun élément nouveau, aucune proposition ? Alors à quoi sert ce commentaire ? Il sert tout simplement à dire : je prends acte de cette horreur et je confirme que je fais partie de ceux qui la condamnent. Je le fais avec le moindre effort possible. Le commentaire est une manière polie de refermer la fenêtre. Je sais, je compatis, j’agite la main, et je retourne. En plus d’être totalement inutile, cette compassion bon marché insulte à la gravité de l’horreur représentée. Je suis de ces braves gens qui découvrent le matin le corps sans vie de la petite fille aux allumettes, et qui commentent sa mort en oubliant que la veille, « personne ne s’arrêtait pour considérer l’air suppliant de la petite qui faisait pitié » (Andersen…). Et on fait rouler le fil d’actualité.

Enfin que faire ? Comment ne pas ajouter le mépris à l’horreur ? Bien sûr on ne va pas prendre le premier avion pour la Syrie et aller nourrir les enfants. Ne rien dire. Considérer que le massacre, l’injustice, la privation de liberté, sont des choses trop graves pour être commentées avec la même légèreté que les photos narcissiques. Ne rien dire, mais garder en mémoire. Ne plus être capable de regarder autre chose. Éteindre l’écran, continuer sa journée, l’image imprimée devant les yeux. Besoin d’y revenir, d’en faire quelque chose : en parler à ses enfants, faire des recherches plus poussées sur ce conflit, écrire un texte, dessiner, appeler une association, ou bien simplement sortir à la boulangerie et ramener un sandwich au gars qu’on voit tous les jours contre le mur du supermarché. Laisser l’information éclairer un objet de notre quotidien d’une autre lumière, et changer un tout petit peu notre regard, la ruminer, faire de l’horreur autre chose que ce qui défile. Activité mentale et émotionnelle qui exige que j’engage mon émotion, ma conscience et ma réflexion. Et qui prend du temps. Le temps… argument suprême de notre enthousiasme à avoir accès à toute l’information en quelques clics. Le plus de… dans le moins de …

 

Le débat par le commentaire : l’immédiateté différée

Quand on parle de « débats sur les réseaux sociaux », de quoi parle-t-on exactement ? D’un échange de commentaires sur une vidéo ou sur une image. Le rythme des échanges est rompu : dans la solitude de son écran, chacun réagit à la vidéo. Il y exprime ses sentiments, ses avis, ses réticences, qu’il a le temps de reformuler. Il publie, et vaque à ses occupations. Quelques heures plus tard, il voit que deux ou trois personnes ont répondu à son commentaire. S’en suit une discussion par blocs interposés, décalés dans le temps selon l’emploi du temps de chacun. En s’interdisant de partager le temps d’une discussion, on prolonge en fait la discussion qui peut s’étaler sur plusieurs jours.

On connaît deux formes de débats. La première est la discussion de vive voix : les discours à la chambre des députés, les discussions dans les cafés littéraires, les conseils de village, chaque société ayant ses règles et ses codes sur la manière dont la parole se partage. Les débats télévisés et radiophoniques obéissent à leurs règles de temps de parole et de montage. Dans tous les cas, la parole de l’un influe sur les autres, les réactions de l’assemblée dirigent les débats, permettent d’insister plus longtemps sur un point ou de changer de ton.
La seconde est la discussion par écrit : articles de presse, essais et études contradictoires. Dans ce cas on reprend les points développés par l’adversaire, on prend le temps de les démonter, on développe de nouveaux arguments.

Le commentaire, lui, navigue entre les deux, et échoue aux deux exercices. L’espace est trop réduit pour développer un article ou un essai. Quand un commentaire est trop long on ne le lit pas. On croit avoir une discussion, mais elle est toujours interrompue. On n’a pas le temps de répondre à tous et à tous les points, on laisse des aspects en suspens. Le plus souvent, les échanges finissent par des phrases lapidaires ou des insultes. Les propos racistes ou incitant à la haine peuvent être signalés par tous. Autrement, chacun peut dire ce qu’il veut. Mais dans cet espace où chacun peut s’exprimer, les grands prêtres d’internet ont simplement oublié de nous en expliquer les règles.

my computer make me crazy

 

Une liberté bien encadrée par Facebook et Youtube

Régulièrement, nous subissons les changements autoritaires de Facebook et de Google : Facebook nous impose les dimensions de notre photo de profil et de la photo de couverture, vous savez ces images qui doivent exprimer notre individualité. Il réduit notre espace personnel pour élargir celui de la publicité. En 2013, Youtube racheté par Google a modifié le fonctionnement et l’affichage des commentaires. Pour se rallier des utilisateurs, l’inscription à Google+ est désormais obligatoire pour pouvoir publier un commentaire. Mais surtout, l’ordre d’affichage des commentaires suit la logique de la popularité et des cercles. Apparaissent en haut de la liste les commentaires de nos cercles de Googe+ et les commentaires les plus « likés ». L’éthique de cet espace de liberté d’expression est simple : ce sont les plus visibles qui auront le plus de visibilité. Aujourd’hui apparaissent donc sous une vidéo youtube un commentaire écrit il y a un an suivi d’un commentaire datant d’une semaine.

Internet : pour mieux nous ramener au réel

Dans sa promesse de nous affranchir de l’espace et du temps, internet crée un nouvel environnement où se développent nos opinions, nos idées, nos convictions, et forge notre conscience citoyenne et humaine. L’évolution constante et accélérée des nouvelles technologies nous empêchent d’émettre un jugement définitif sur elles. Si internet a bouleversé les relations entre les êtres humains, il peut être détourné pour nous éloigner les uns des autres comme pour nous rapprocher. Aujourd’hui s’amorce déjà un retour du virtuel au réel : les imprimantes 3D fabriquent des objets et même des organes, des livres publiés sur internet ont une seconde vie sur papier. Il serait temps que les débats virtuels nous amènent à nous rencontrer. Les injustices et les horreurs que nous découvrons grâce à internet méritent peut-être que l’on y consacre une discussion. Que l’on se déplace dans un espace pour un temps partagé, pour une soirée, pour une heure, quinze minutes. Des salons mondains aux cafés littéraires, des cabarets artistiques aux couloirs des universités, les hommes ont toujours eu besoin de se réunir physiquement pour penser et changer leur destinée. Il est plus que jamais temps, puisque nous savons tout. Cela mérite plus qu’un commentaire.

 

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Ce qui nous arrive

« Tu n’as pas reçu mon texto ?

– Je n’ai pas de cellulaire, alors je ne peux pas recevoir de textos.

– T’as pas de cell ?

– Eh non. Et pas de télé non plus. Mais je vais très bien, tu sais. »

Stupeur. Aurions-nous affaire à un vieux réactionnaire aigri et nostalgique, ou à un de ces jeunes aux cheveux longs qui partent vivre en nature ? Il faut que ce soit un original en tous cas, un décalé. Voilà ce qui vient tout de suite à l’esprit, tant la pression sociale exige qu’un individu normalement constitué soit en possession d’un cellulaire. Avoir un cellulaire devient un rite de passage pour un enfant.

On lit bien des études sur les conséquences des nouvelles technologies sur notre santé et sur nos habitudes sociologiques, on voit bien des reportages sur ses dérives. Mais difficile de se sentir concerné : moi je sais ce que je fais, moi je suis modéré, et de toute façon, moi je n’ai pas le choix. Et puis on connaît le refrain : à chaque époque les hommes ont eu peur des nouvelles technologies et prédisaient la fin du monde.

Pourtant il y a une différence fondamentale entre nos téléphones, iphones, tablettes, et le gramophone, le télégramme ou l’appareil photographique : chacun de ces nouveaux appareils est simultanément un appareil de communication et un appareil de projection de sa propre image. En touchant à notre langage et à notre image, il fait partie de la construction d’un individu.

Dans le mouvement de ceux qui cherchent à sortir du mode de vie dicté par le consumérisme libéral, on trouve des originaux qui partent voyager avec un dollar par jour, d’autres qui n’utilisent que de la technologie des années quatre-vingt, d’autres encore qui vont vivre dans des villages écolo. On sourit, c’est cocasse. Mais ces expériences radicales se situent à des années lumière de nos vies, et en attendant, rien ne change pour la majorité.

Il existe pourtant un changement plus petit, plus intime, plus humble peut-être, à la portée de tous : adapter notre usage de ces technologies. Et pour cela, nul besoin de guide spirituel. Je décide d’évacuer tous les plaisirs qui m’asservissent, et de ne plus chercher que le plaisir dans ma liberté. À partir de là, mon utilisation des technologies ne suit plus qu’un seul principe. Ce principe est simple, mais il est à appliquer dans chaque utilisation : Je n’utilise une technologie que si elle ne parasite pas ma rencontre directe avec un lieu, un objet, une idée ou une personne.

Faisons donc une expérience de pensée, en prenant deux usages du téléphone : la communication et l’image.

Un téléphone au service de mon intelligence

Mon téléphone cellulaire me permet d’être joignable non pas en tout temps, mais aux temps où je le souhaite. Si je retrouve un ami dans un café, le téléphone est éteint, au fond de mon sac. Et même s’il se mettait à sonner, je n’interromprai pas ma conversation pour dire à quelqu’un « Ouais salut, je peux te rappeler plus tard ? » Une urgence ? Si c’est une urgence, je le saurai bien assez vite.

Dans le métro, grâce à mon téléphone je peux écouter de la musique, une émission de radio, lire des articles. Le transport est peut-être le seul moment de la journée où je me retrouve avec moi-même. Et on voudrait me l’enlever avec des cases, des boules de couleurs et des courses, tous ces jeux sur téléphone pour combler le vide, pour m’empêcher de m’évader, ou tout simplement, de suivre le flot de mes pensées ? Non merci, je ne consomme que des plaisirs élevés en liberté.

Mon téléphone n’est pas intelligent. (Ah bon ?) Non, il n’est pas doué d’intelligibilité (Comment ça ?). Mon téléphone ne comprend rien. (Pourtant…) Mon téléphone ne fait que réagir à ce que je lui dicte. (Bah ça alors !).

 

Une photo qui me rappelle un moment vécu

Les photographes professionnels sont avant tout de grands observateurs, très attentifs et entièrement présents là où ils sont. Leur appareil photo est le prolongement de leur rencontre avec un lieu.

Je suis en vacances. Je visite un des plus beaux monuments au monde, une cathédrale. Je prends le temps de rencontrer ce lieu, d’y être présent, de sentir la pierre, d’écouter l’écho des voix, d’admirer les reliefs. Je ne brandis pas mon objectif pour saisir la beauté plastique qui figure sur toutes les cartes postales de la boutique à souvenirs.

Me voici devant un paysage magnifique. Lac, montagnes, forêt. Je veux vivre ce paysage, me sentir dedans. Je médite, j’admire, je reste disponible. Je ne laisserai pas l’appareil interrompre cette rencontre, je ne prendrai une photo que si elle prolonge ma rencontre avec le paysage ou le monument. Alors quand je la regarderai, elle me rappellera ce moment que j’aurais vécu. Elle me rappellera le vent sur ma peau ce jour-là, le chant dans la cathédrale. La photo sera un pont vers le lieu que j’aurais rencontré, pas un mur pour le cacher.

« Cette espèce de petite liberté »

Ainsi le téléphone connecté à internet me permet de rencontrer des choses, des lieux, des objets, des idées, des personnes, qui dépassent le point de l’espace-temps où je me trouve. Mais jamais il ne me retire à la présence aux êtres et aux choses ici et maintenant. En tout temps je préfère la présence : je choisis d’entendre la voix d’un ami plutôt que de communiquer par messages silencieux en permanence.

La simple recherche du plaisir d’exister aux autres et au monde peut nous amener à couper le son lors des publicités et à éteindre le cellulaire sans s’inquiéter d’avoir manqué un appel dont la boîte vocale se chargera très bien. Par ces petits gestes, je me désintoxique, je nettoie mon espace personnel pour mieux l’ouvrir au monde qui m’entoure. Et en faisant cela, je ne me prive de rien, au contraire. Je m’offre davantage de plaisirs, car j’aurai toujours plus de plaisir à être totalement présent dans une conversation ou un voyage qu’à n’y être que par intermittence. Je m’applique à cultiver une microrésistance. Elle consiste à inverser mon rapport aux technologies : ce sont elles qui me servent, elles servent ma liberté et mon plaisir d’apprendre, de communiquer, de découvrir. J’y travaille dès maintenant, car demain viendront les lunettes google, les téléphones incorporés, les objets connectés.

Dans une entrevue de Claude Santelli en 1969, Georges Brassens, interrogé sur ce qu’il pense du monde qui se dessine, exprime sa peur de perdre « cette espèce de petite liberté de penser tout seul ». C’est elle qui est en jeu dans nos petits gestes. Elle est pas bien grande, cette liberté, ça n’est pas celle qui est écrite dans les grands discours politiques et dans certaines devises. Humble comme ce grand homme, elle est peut-être ce qui nous est à la fois le plus fragile et le plus nécessaire.

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Ce qui nous arrive

 

Depuis la révolution numérique, les rayons papèterie ont diminué un peu partout. Moins de stylos et de papiers à acheter. Aux Etats-Unis, l’année 2014 aura rendu l’apprentissage de l’écriture manuscrite optionnelle dans quarante-cinq états (sur cinquante). En Europe, bien que les enfants soient familiarisés très tôt avec les ordinateurs et les ipad, c’est toujours l’excitation à chaque rentrée scolaire des stylos à choisir, plume, crayons, bics, des cahiers à grands et petits carreaux, avec ou sans spirales. Quelque part entre l’Europe et les USA, le Québec hésite. La nouvelle méthode d’apprentissage de l’écriture enseigne aux enfants d’abord à former les lettres d’ordinateur, où un l n’est qu’un trait vertical.

Les psychologues avancent les bienfaits de l’écriture manuscrite dans le développement du cerveau, tandis que les évolutionnistes pointent le nécessaire abandon d’anciennes technologies. Le débat est complexe. On le sait, les grandes périodes de l’histoire de l’humanité sont marquées par l’invention d’une nouvelle technologie : le feu, le papier, l’imprimerie, la locomotion motorisée. Parce qu’une technologie change notre rapport au monde, il faut en être conscient. Pour mesurer le poids de l’abandon de l’écriture manuscrite, il faut comprendre quel rapport au monde s’installe dans ce geste.

Le même geste pour tous : un individualisme dépersonnalisé

Dans le monde du capitalisme libéral, la consommation est principalement dirigée vers l’individu. À chaque sortie du nouveau gadget à la mode, les communicants nous font croire que nous gagnerons en liberté individuelle. Le tableau qui suit est pourtant toujours le même : tout le monde dans la même position devant sa petite machine. Nous sommes réduits à faire les mêmes gestes. Deux pouces pour faire des lettres.

Chaque écriture est unique. Chacun trouve sa manière de tracer, son rythme, la position de sa main. Le monde de la communication par textos est celui d’une communication silencieuse et homogène. Bien sûr, on choisit son fond d’écran et la couleur de surlignage de nos échanges. Par le même geste des pouces, on choisit un film, on écoute de la musique, on envoie un message professionnel, on flirte, on se dispute. Ces mots qui nous permettent de construire notre relation aux autres, ceux par quoi on se construit, sont en train de quitter notre corps. Bien sûr la question n’est pas de choisir un mode de communication ou l’autre, mais de choisir lequel appliquer dans quel contexte. Quand avons-nous besoin d’instantané et de vitesse ? Et quand avons-nous besoin de prendre le temps de choisir les mots ? L’homme a une étrange capacité à transformer une possibilité libératrice en contrainte. Il ne fait plus de choix : il faut aller vite, partout, tout le temps.

L’horreur de l’attente

La valeur temps est l’une des plus puissantes pour contrôler les individus : être le plus performant, c’est faire le mieux possible en peu de temps. On va jusqu’à nous vendre la télévision avec internet, pour ne plus avoir à se lever du divan pour aller chercher son ipad (extrait du reportage Toute ma vie sur internet de Nicolas Combalbert). L’oreillette pour ne plus avoir à sortir son téléphone de son sac ou de sa poche. Et par ce magnifique outil qui nous permet de gagner du temps, on nous offre un accès rapide à des divertissements qui nous le font perdre.

Avec la numérisation des échanges, on ne connaît plus l’attente d’une lettre ou d’une carte postale. L’attente, on ne la supporte plus. Rendez-vous avec un ami : un SMS pour prévenir qu’on arrive dans cinq minutes, un autre dès qu’on est arrivé, un autre si on est en retard. Bienvenue dans un monde sans attente, où tous les vides doivent être comblés. Petits jeux de cases et de couleurs ou de courses de voiture pour les moments creux dans le métro.

Plus rien n’a le temps d’attendre. Ni la personne avec qui on a rendez-vous, ni la lettre qu’on veut lui écrire. Le légume n’a plus de saison, le poulet atteint la taille adulte en un rien de temps. Qui connaît encore le plaisir de retrouver le goût de la tomate après plusieurs mois ? La nature comme la parole ont perdu leur rythme, leur relief. Le climat aussi. Tout est devenu lisse.

Lifting généralisé

Glissent glissent les pouces sur les écrans plats. L’écriture se lisse. Plus de pâté, plus d’encre, plus de rature. Plus de bruit du stylo qui glisse, de la feuille qui se tourne. Silencieuse et lisse. La conversation est silencieuse. Plus besoin de se rappeler ce qui a été dit, la machine le fait pour nous. Il suffit d’une glissade de pouce pour consulter l’historique. La mémoire elle aussi est lissée. Elle qui avait des trous, qui parfois soulignait, grossissait, insistait. L’opération de lifting généralisé est lancée. On se lisse la peau de nos rides et de nos bourrelets. La cuisson des aliments est mise à plat sur les plaques électriques. Presque plus de flamme. La photo n’a plus de relief. Elle glisse. Tout se déconnecte de la matière et du corps.

Il y a dans le geste de l’écriture quelque chose qui engage notre rapport aux autres, à ce qui est censé fonder notre humanité : le langage, notre rapport au temps, et, quelque part, notre projet de société. Avant l’écriture nous vivions dans un monde oral. La parole était vivante. Aujourd’hui combien d’heures par jour passons-nous à communiquer sans voix et sans geste ? Il nous appartient de déplier nos gestes pour être conscients du monde qu’ils tracent à nos enfants.

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