Il est chanteur public, écrit des chansons sur mesure, organise des soirées dans les laveries, donne des ateliers d’écriture, voyage au Kurdistan, « comme une proie ». Elie échappe aux catégories habituelles, se réinvente son métier d’artisan des mots, et trouve des formats originaux pour en faire un moment de rencontre. Le temps d’une machine dans un lavomatic, le temps de prendre un thé au Kurdistan, le temps d’un atelier d’écriture, Elie invite à créer un petit nous, basé sur la diversité des savoir-faires, des âges, des origines.
On lui a souvent dit qu’il était dispersé. Mais Elie a appris à regarder autrement sa dispersion, et à en s’en servir comme d’une force. Il nous montre que pour chaque métier, il y a d’autres manières de faire à inventer.
Sur la pochette de son album, pas de photos de lui. Seulement du public en train de le regarder. Le regard qu’il fait naître dans les yeux des autres, c’est ça la trace que Elie laissera dans le monde.
Pour diffuser ce portrait dans le cadre des veillées de Sarah Roubato, contactez-moi en cliquant ici.
Voilà quelques temps que je te parcours et que je t’observe. Avec un œil qui te découvre, et un qui te retrouve. L’œil de l’étranger et l’œil de l’enfant du pays. Car j’ai eu la chance de te quitter un jour. Et de te revenir. Mon étrangère, mon enfance.
Je n’ai pas voulu te visiter mais t’habiter. J’ai vécu avec des paysans, des ouvriers, des artistes, des professeurs, des cadres, des commerçants. Dans un appartement huppé d’un centre ville et dans une ancienne bergerie d’un hameau de montagne, au onzième étage d’une tour de banlieue d’une Zone Urbaine Sensible et dans un petit pavillon.
Derrière les différences sociales et économiques, les codes et les registres de langage, j’ai entendu les mêmes envies, les mêmes peurs, les mêmes aspirations, les mêmes doutes face à un monde où le savoir ne mène pas à la sagesse, où plus on gagne du temps moins on en a à perdre, où l’échange d’informations ne renforce pas les liens entre les gens, où l’accessibilité de tout n’empêche pas l’uniformisation de la pensée, où la libéralisation tue la liberté. De quoi effacer d’un revers de pied les lignes tracées sur le sable de nos représentations qui séparent les jeunes des vieux, les ruraux des citadins, les ouvriers des patrons, les chômeurs des travailleurs, les artisans des intellectuels.
Partout où je vais, c’est une autre ligne que j’ai vu se dessiner. Une ligne qui passe entre voisins, entre collègues, entre frère et sœur[1]. Entre ceux qui reproduisent ce qu’on leur a appris et ceux qui remettent en question, qui tentent de retrouver un équilibre entre liberté individuelle et le vivre-ensemble, qui recalibrent leurs priorités, qui changent de perspective, qui essaient, qui se trompent, qui recommencent. Entre ceux qui laissent faire et ceux qui prennent le risque de mal faire. Entre ceux qui attendent que le changement vienne d’en haut et ceux qui l’appliquent dans chaque geste de leur quotidien. Entre ceux qui ont renoncé à leur puissance et ceux qui la reconquièrent. Entre ceux qui font faute de mieux et ceux qui œuvrent pour faire mieux. Entre ceux qui se contentent du monde tel qu’il est et ceux qui poursuivent le monde tel qu’il devrait être.
Ma chère, ma très chère France, mon refuge, ma référence, mon juge,
Tant de regards sont posés sur toi ces jours-ci. Des regards otages du spectacle médiatique.
Les lions sont lâchés. Ils se roulent dans la poussière de l’arène en donnant des coups de dents dans l’air. Ils se griffent à coups de formules soigneusement préparées par les communiquants, de chiffres taillés sur mesure, de dénonciations sorties du coffre, de petites phrases chargées à bloc et de grands mots vidés de leur substance.
Le spectacle a lieu tous les cinq ans. Autour de la piste, les enfants de Monsieur Loyal présentent les lions, commentent la longueur de leur crinière, la couleur de leurs poils, leur poids, l’écartement de leurs yeux. À chaque spectacle la première rangée de gradins recule. Il y a bien longtemps que les lions ne voient plus les spectateurs qu’ils tentent de séduire. Ils leur disent qu’ils les comprennent, qu’ils les connaissent, qu’ils les représentent.
Les spectateurs ennuyés écoutent quand même. Ils n’ont rien d’autre à faire. Faut dire qu’ils n’y voient plus très bien. Heureusement les petits Loyal sont là pour les guider jusqu’à leurs sièges. Ils leur décrivent ce qui se passe dans l’arène, leur disent quand hocher la tête et quand la secouer. Leur pouvoir de décision a l’étendue d’un passage clouté.
Les lions ouvrent le spectacle avec des rugissements de haut calibre : démocratie, république, liberté. Puis ils attaquent avec les formules qui ont fait leur gloire : injecterde l’argent, suppression de postes, réduction de la dette. Ils distillent par de petits grognements les mots chômage et emploi, feuille de paye et exonération fiscale, sécurité, assistanat, libéral, capital, social. Il y a bien longtemps que les mots rêve, imagination, envie, possibilités, vivre ensemble, entraide, découverte, apprendre, bien-être, bonheur, espérance ont déserté l’arène.
Pourtant, sous le vacarme du spectacle, un autre bruit se fait entendre. Un bruit de grattage, de reniflage, de pioches et de coups. C’est le bruit des taupes qui ont déserté les gradins. Chaque année elles sont plus nombreuses.
Juste sous l’arène, des taupes travaillent. Jour et nuit, jour de spectacle et jours de relâche. Elles creusent, abattent des cloisons entre des mondes qui s’ignoraient, relient des galeries, inventent de nouveaux itinéraires de vie. Souvent elles arrivent à des impasses, impossible de creuser plus loin. Alors elles font demi tour, et cherchent un autre accès.
Elles préparent le monde de demain. Elles ne savent pas si ce sera suffisant. Tant pis. Elles creusent. Sous ceux qui rugissent, elles agissent. Sous ceux qui grognent, elles grattent. Sous les coups de griffes, elles reniflent. Pour pouvoir se dire à la fin du spectacle que quelque chose a changé pendant qu’elles sont passées.
Elles ne savent pas qu’elles sont aussi nombreuses. Chacune dans son tunnel suit un instinct, une idée, une intuition, une folie. Elles ont troqué la vision du monde qu’on leur a apprise contre celle d’un monde qui n’existe pas encore. Elles flairent les potentiels. Au fond du tunnel, elles voient d’autres horizons.
Chacune dans son couloir se croit seule. Elles passent souvent à quelques centimètres l’une de l’autre sans se rencontrer. Parfois, il suffit d’un coup de griffe bien placé, et un mur s’ouvre sur une vaste galerie où elles se rencontrent. Alors elles créent des associations, des collectifs, des mouvements, des villages. Creusent des écoles alternatives, des monnaies locales, font du bio, organisent des circuits courts, se libèrent de l’argent par le troc, encouragent un tourisme respectueux des espaces qu’il traverse, inventent d’autres modèles d’entreprise, créent des associations pour ceux que leur âge, leur handicap ou leur parcours de vie, isolent de la société.
Elles préparent un monde où nos activités – manger, se chauffer, se déplacer, se maquiller – respectent le vivant, où les générations travaillent, s’amusent et apprennent ensemble, où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres.
Elles arrivent de tous les coins de la plaine. Des usines, des salles de classe, des champs, des bureaux, des estrades. De la grande ville, des banlieues, des campagnes. Là haut, on leur avait appris qu’elles appartenaient à différentes espèces. Qu’elles devaient évoluer de chaque côté d’une ligne de fracture qui sépare les centre-villoises et les banlieusardes, les rurales et les citadines, les ouvrières et les cadres, les chômeuses et les travailleuses, les littéraires et les scientifiques, les jeunes et les vieilles, celles qui sont nées ici et celles qui sont nées ailleurs.
Sous terre, elles se sont rencontrées. Et elles ont appris que la véritable ligne de fracture était ailleurs. Entre celles qui mesurent le bonheur par l’accumulation de biens et de loisirs, et celles qui le mesurent par le temps passé à prendre soin du vivant. Entre celles qui travaillent pour consommer, consomment pour se consoler de travailler, et celles qui travaillent pour réaliser un rêve qui s’occupe de la beauté du monde. Entre celles qui courent après le temps et celles qui l’habitent.
Autour de l’arène, personne ne soupçonne qu’un monde est en train de se construire sous terre. Les Monsieur Loyal crient le plus fort possible pour recouvrir le bruit des taupes.
Ma belle France, ma merveille, mon insupportable,
Il est temps pour toi de changer le miroir dans lequel tu te regardes.
Partout entre tes flancs, des gens de tous les âges, de toutes les origines, de toutes les convictions et de tous les savoir-faires te modèlent une autre silhouette. Ceux-là ne font pas les unes et ne font pas le buzz. Ils sont de la race des pionniers. Ceux qu’on oublie en marchant sur les sentiers qu’ils ont tracés.
Beaucoup ne connaissent de toi que ce qui se joue dans l’arène médiatique. Ils s’en servent pour se faire des opinions, pour voter, pour diriger leurs enfants vers des chemins de vie périmés. Le jeu est faussé d’avance. Les spectateurs applaudissent, huent, lèvent le poing, brandissent des pancartes, parce que celui-ci est jeune, celui-là est drôle, cet autre a les oreilles décollées.
Ma reine, mon enfant, mon inconnue,
Je te souhaite de l’audace, et de l’humilité. L’audace d’entreprendre toi-même le changement auquel tu aspires. Par le petit et par le grandiose. Par les projets démentiels et par les gestes infimes. Pour que chacun retrouve la puissance de rêver, de désirer, de créer.
Je te souhaite l’humilité d’apprendre d’autres sociétés. De ne pas craindre de te perdre en allant voir ailleurs. Je sais que tu fais encore briller les yeux de bien des gens dans le monde entier. Je me demande parfois si la lumière de ton phare n’est pas comme celle des étoiles – d’un autre temps. Et si la lumière de demain ne viendra pas du monde des taupes.
[1] J’ai vu deux voisines dans un hameau de montagne, l’une aspergeant ses cultures de pesticides, se nourrissant chez Carrefour et l’autre faisant son jardin en permaculture et s’inscrivant dans les circuits courts. Deux femmes dans la même montagne, pour deux modèles de vie radicalement opposés. J’ai vu des jeunes passer leurs journées devant un ordinateur pour développer leur start-up pour éditer, créer et vendre, sur un modèle d’entraide et de solidarité. J’en ai vu d’autres passer aussi leurs journées devant leur écran, à consommer de l’image qui remplit mais ne comble rien. Dans un bus j’ai vu une fille voilée rentrant dans sa banlieue, et une autre en petite jupe qui allait descendre au centre ville. Elles avaient toutes les deux le même sac à main de marque, et le même téléphone à la main, toutes les deux maquillées comme des poupées. Deux élèves modèles de la consommation et du règne de l’apparence.
J’ai vécu avec ceux qui n’ont rien et qui se sentent riches de manger les légumes du coin, de pouvoir arpenter la montagne, d’avoir le temps d’apprendre et de faire, j’en ai vu qui ont les dernières baskets, le téléphone, les écrans plats, et qui ont les traits de quelqu’un qui a toujours faim. J’ai vu des gamins de neuf ans n’avoir comme seule question à poser à un danseur après le spectacle « Combien tu gagnes ? ». J’ai vu des retraités participer à un loto pour aider une association caritative, et se plaindre que les lots ne soient pas assez beaux. J’en ai vu d’autres ne pas compter le temps qu’ils passent à accueillir, à créer des rencontres, à partager.
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Avec Alain, il a suffi d’une poignée de secondes pour savoir que cette rencontre allait se déplier. Je le rencontre alors que je me suis trompée de chemin. Une pancarte, Pain au levain naturel me mène jusqu’à son antre.
Alain a été marin, chimiste, apiculteur. Aujourd’hui il est boulanger, et ne travaille qu’avec des variétés anciennes de blé. En cultivant la diversité de ses graines, il acquiert son autonomie. Alain a toujours oeuvré ses métiers, ne pouvant les exercer qu’en suivant ses convictions.
Des portes, il en a claquées. Des virages, il en a pris, et des raides. Mais toujours avec ce besoin d’exercer un métier qui puisse l’émerveiller chaque jour. Et à entendre l’ancien marin sortir ses pains du four, on ne doute pas que ce soit pour lui « À chaque fois, comme une aventure, comme un départ de régate ».
Si nous te disons tu, c’est parce que c’est à toi, petite individualité sur deux pattes, que notre travail s’adresse. C’est en toi qu’il résonne et c’est pour toi que nous le faisons. Si je dis nous, c’est parce que je ne suis qu’un parmi tant d’autres, jeunes créateurs, diseurs, faiseurs, qui cherchons une autre manière de travailler, de créer, d’exprimer le monde et d’y agir.
Nous t’écrivons de la terrasse d’un café, sur la petite place d’un de ces vieux centre villes qui finissent par tous se ressembler, entre les boutiques d’artisanat local fabriqué à trois cents kilomètres, celles des grandes enseignes, et les petits restaurants locaux dont les prix ne sont accessibles qu’aux touristes.
C’est samedi. L’artère principale ne désemplit pas. Deux adolescentes flashent sur un vernis à ongle dans une boutique de maquillage – 3.90€. Un petit garçon tend la main vers le paquet de bonbons multicolores exposé dans la vitrine d’une boulangerie – 1.50€. Un couple regarde des coussins de décoration – 15.99€, un autre le prix d’un balayage de mèches chez le coiffeur – 80€ . Un panini coûte 3€, un café à 2€, une crêpe appelée La Provençale 12€.
En face d’un chocolatier, un jeune homme est assis en tailleur sur le trottoir. Il tient un bout de carton avec marqué J’ai faim. Ça doit être son premier jour. L’indifférence n’a pas encore terni son regard. Ses yeux cherchent encore une voie de sortie. Sa barbe blonde est bien taillée. Il n’y a pas grand chose qui nous sépare. Un pas. Un pas de côté. Aujourd’hui, je dois tenir avec deux euros vingt pour travailler jusqu’au soir dans un café. Travailler, c’est à dire avancer un manuscrit qui s’ajoutera à ceux perdus dans une pile chez des éditeurs. Ça, c’est le vrai travail. Mais il ne pourra pas prendre tout mon temps. Car il faut encore réaliser un montage de trois minutes pour le prochain portrait sonore, pour vous donner envie de l’acheter. Vérifier la liste des sans réponse de ce dernier mois, et préparer les mails pour les relancer. Chercher de nouveaux médias à qui proposer des articles, chercher des radios pour diffuser des textes sonores. Prospecter, relancer, proposer, présenter, faire savoir…
Voilà quelques temps déjà que tu nous connais. Il y a un peu plus d’un an, tu fus un million et demi en trois jours à lire une lettre postée sur Mediapart. Depuis, tu es des centaines à écrire à Sarah. Tes messages lui rappellent que oui, il faut continuer, s’accrocher, que ça a du sens, que quelque chose bouillonne. Parfois, ces conversations par écrans interposés sont le prélude de rencontres, et nous nous retrouvons quelques semaines plus tard dans un café, une bibliothèque, un théâtre d’un coin de France, à parler de la société que nous voulons construire, de nos peurs, de nos défis, de nos envies. À tous les passeurs qui permettent ces rencontres, merci.
Chaque jour Sarah reçoit des dizaines de messages de toi. Tu lui dis que ses mots ont changé quelque chose dans ta vie, que tu y retrouves ce que tu as toujours ressenti, tu lui parles de ta situation, de tes questionnements. Elle répond à chacun. Elle sourit quand tu t’excuses de la déranger, quand tu lui écris qu’elle n’aura sûrement pas le temps de répondre. Elle se demande quelle image tu te fais de sa vie. Internet est une vitrine. Tout y est affichage : affichage d’humeur, de statut, d’information. Sur internet, il faut toujours dire que tout va bien. Mettre des points d’exclamation. Montrer aux gens que ça marche, pour qu’ils viennent. C’est la règle : on achète les livres qui se vendent bien et sont aux premiers rayons des libraires, on va voir les spectacles qui remplissent déjà les salles, on clique sur les publications les plus partagées.
Quand tu écris à Sarah, tu ne te contentes pas de flatteries. Tu livres tes fragilités et tes doutes. Tu l’invites à une intimité. Alors aujourd’hui, nous allons répondre à ton invitation. On va te parler de ce travail qui est le nôtre, de cette vie étrange de créateur sur internet. On te parlera sans détour et sans précaution, honnêtement et directement.
“Avec internet, tu peux atteindre plus de monde !”
On nous dit souvent que nous avons la chance de vivre dans un monde où, grâce à internet, nous pouvons partager nos créations directement avec les gens, et toucher un public très large. Partager, c’est là le mot utilisé. Mais dans partage, il y a échange. Or, quand un créateur met en ligne ses créations gratuitement, sache qu’il ne partage pas. Il ne te les offre même pas, car dans offrir, il y a encore de l’échange : le sourire de la personne à qui tu offres, le plaisir de voir l’effet produit. Derrière l’écran, rien de tout ça. Nous balançons nos créations dans cet espace intersidéral, et c’est tout. C’est un courrier qui n’attend aucune réponse.
Le créateur qui met son travail en ligne a tout de l’artiste ambulant. Il a travaillé pendant des semaines, des mois, des années, sur sa création. Comme il veut te présenter le meilleur travail possible, il a cassé sa tirelire pour acheter du bon matériel : un micro, une carte son, une caméra, un logiciel. Il passe quelques semaines à se tailler un beau site internet, comme l’artiste ambulant dépensera ce qui lui reste pour s’acheter un beau costume. Quand il poste un contenu sur internet, il met ses mains en porte-voix, et te crie : “Regarde mon travail, regarde ce que je sais faire ! ” Toute la difficulté consiste à attirer ton attention, pour que tu t’arrêtes quelques secondes devant sa publication. Il réécrit plusieurs fois le chapeau de son article, réfléchit bien aux mots clés, crée des teasers, des B.O, des montages courts, des formules, des posts sur Facebook. L’artiste ambulant ne choisit pas son heure au hasard. Il sait qu’il faut t’attraper quand tu auras l’esprit libre, dans le métro en revenant du boulot, ou le dimanche matin. Le meilleur article peut passer à la trappe s’il n’est pas posté à la bonne heure.
Le mythe : “Si tu as du talent, tu vas y arriver”
Ce jeune créateur dont nous te parlons a grandi dans une société où on lui dit que si on fait du bon travail, si on a du talent, si on s’accroche, on est récompensé. Bel idéal qui suppose que les gens ne s’y trompent pas. Alors il se dit que si tu aimes ce qu’il te donne gratuitement, tu achèteras le reste. On lui a dit qu’il fallait d’abord se faire connaître, et ensuite espérer vendre. D’abord travailler, ensuite proposer son article, son film, ses photos, son reportage. Comme des salles proposent aux musiciens de venir jouer gratuitement, de nombreux sites proposent aux créateurs de publier contre de la visibilité. C’est le nouveau graal : la visibilité.
Quand il est encore dans son antre à créer, et qu’il voit le bout d’une oeuvre, les murs de sa chambre font un drôle de bruit. C’est que ses rêves sont trop grands, ils les font craquer. Il se dit que ça y est, cette fois ça va marcher. Non, ne t’inquiète pas, il n’est pas de ceux qui rêvent de succès facile et de gloire. Sa seule prétention est de pouvoir sculpter, dans la matière qu’il a choisie, quelque chose qui lui permettra de manger, de se loger, assez pour que son travail occupe le centre de sa vie et qu’il ne soit jamais relégué en périphérie, dans les miettes du temps que lui laissera son boulot de survie.
Et puis avec le temps, de coup d’essai en tentative, de projet en projet, les murs de sa chambre finissent par se taire. Le jeune créateur a appris à rabaisser ses attentes. S’il pouvait déjà se rembourser ses frais, il serait satisfait. Imagine, dans ton travail, n’avoir d’autre espérance que celle de te rembourser tes frais de déplacement, de téléphone ou de papèterie.
Il passe plus de temps à agiter les bras pour attirer ton attention qu’à créer. Imagine un circassien qui passerait plus de temps à te crier de venir voir son spectacle qu’à répéter son numéro. Toute cette gesticulation devant l’écran l’épuise, assèche ses instincts, coupe sa réflexion. Il perd ce rythme de la création qui fait qu’un musicien devient bon en jouant, chaque jour. Il sait qu’il pourrait aller beaucoup plus loin s’il était libre. Il se sent la taille d’une comète à qui on offrirait l’étendue d’un bac à sable.
Il se sent pris dans l’obligation de poster régulièrement, pour ne pas te perdre, pour que tu vois qu’il est actif. Le vois-tu, certains soirs, les yeux rougis par l’écran, le rond brun de la tasse qui se superpose aux autres sur son bureau, faire craquer son cou, dans le silence de sa chambre, après avoir passé cinq heures à bien arranger un extrait de son travail pour te donner l’envie de lire, de regarder ou d’écouter ce qu’il fait ?
Bien sûr cette vie, il l’a choisie. En fait, il a choisi de ne jamais donner priorité à autre chose qu’à son vrai travail. Mais il n’a pas choisi le reste. Passer une heure à choisir une police pour que le visuel soit beau et attire l’attention de l’internaute, ça il ne l’a pas choisi. Il sait bien qu’il ne sera jamais payé à l’heure, ni même à la valeur réelle de son travail. Soit. Il ne demande qu’une chose : pouvoir gagner assez pour se nourrir, se loger, se chauffer, et pour avoir le temps de continuer à créer. Parfois il s’imagine qu’un de ses pairs qui aurait déjà fait ses preuves, lui propose une chambre dans sa maison, qu’il puisse venir y travailler le temps qu’il a besoin. Il souffre du manque de lien intergénérationnel entre les créateurs. Les anciens sont bien trop occupés pour daigner répondre aux petits jeunes. La transmission qui a pu exister entre le maître et l’apprenti, le simple lien de confiance qui autoriserait un jeune à se confier à un grand frère, une épaule pour se reposer, une oreille pour accueillir les découragements comme les excitations, ou bien simplement, un moment qui ne soit pas dérobé à l’urgence, une soirée où quelque chose se dépose, tout cela semble avoir été balayé.
Pourtant, au milieu de cet isolement des individus et des générations, certains tentent autre chose. On s’invente d’autres manières de faire, soi-même, sans intermédiaire, dans l’entraide, le troc, l’échange. Pour la nourriture, le transport, les services. Mais pas encore pour l’immatériel. Il ne viendrait à l’esprit de personne de ne pas payer son café. Mais payer un enregistrement, une chanson, de la musique, une photo…
Les nouveaux métiers à inventer
Le 10 janvier 2017 en rallumant son ordinateur, Sarah trouve quatre-vingt seize messages datés du jour-même. Elle comprend que c’est aujourd’hui qu’a été postée la lettre Trouve le verbe de ta vie sur le site de la Relève et la Peste, un de ces nouveaux médias qui te propose de te faire voir le monde autrement. Elle apprend qu’en vingt-quatre heures, cette lettre a été partagée 50 000 fois. Donc lue par quelques centaines de milliers de personnes.
Entre le 1er janvier 2016 et le 9 mars 2017, les portraits sonores L’extraordinaire au quotidien (en cliquant ici tu arriveras sur la page) ont récolté 256,50€, grâce à 23 acheteurs. Soit 85€ par mois. Dans ce même laps de temps, quelques dizaines de milliers lecteurs sont venus sur les pages de ces portraits. Voilà plus de six mois que le matériel d’enregistrement à 2000€ n’est pas sorti de son sac, qu’aucun nouveau portrait n’a été enregistré. Parce qu’il faut d’abord essayer de diffuser ce qui a été fait. Chaque portrait prend environ un mois de travail à temps plein. Ils sont vendus à prix ouvert – tu peux y mettre entre 50 centimes et 20 euros. L’équivalent d’un café, d’un ticket de métro, d’un sandwich. Tiens, la ville change de costume, c’est la fin de l’après-midi. L’heure de l’apéro, le Vittel menthe à 3.20€. Un fond de sirop sucré et de l’eau. Si 10% des 50.000 personnes qui ont partagé la lettre donnait 1€ pour écouter un portrait de 30 minutes… 1 mois de travail… 1€… 10% de 50.000… 5000€, de quoi vivre largement pendant un an.
Qu’est-ce que j’ai mal fait, mal pensé, mal évalué ? Le métier d’agitateur sur internet n’est pas inné, ce n’est pas le nôtre, et ce n’est pas lui que nous avons choisi. Internet est un outil et non une fin. Il faut se remettre en question. Mais le travail de créateur ne dépend pas que de soi. Alors nous nous interrogeons sur toi, lecteur. Incompréhension, stupeur. Et oui, colère (On t’a promis que cette lettre sera honnête) Bien sûr, tu es sans cesse sollicité. Les numéros inconnus qui t’appellent après le travail pour te proposer des produits, les campagnes de don des associations, et puis nous sommes des centaines, des milliers d’artistes sur internet à te demander d’encourager notre travail. Tu ne peux pas donner de partout. Bien sûr. Et le Vittel menthe à 3.20€, et le coussin de décoration, et le sandwich. Bien sûr nous ne sommes qu’une fraction de secondes dans ta vie sur internet, et nous devrions nous estimer heureux que tu t’arrêtes pour cliquer, pour liker, pour partager. Bien sûr il y a les guerres d’Irlande…
On nous conseille parfois de faire des levées de fond sur des sites participatifs. Mais c’est encore de l’aumône. Nous voudrions autre chose. Nous prétendons que nous faisons un travail qui mérite rémunération. Comme le Vittel, comme le sandwich, comme le vernis à ongle.
Cette autre société dont nous rêvons
À l’heure où la France s’inquiète de son avenir, tu dois te dire qu’il y a d’autres priorités. Mais c’est au contraire le meilleur moment, pour te parler de ces jeunes qui essayent de se réinventer leur métier, qui cherchent d’autres modèles économiques. Et qui n’y arriverons pas sans toi. Comme aucun artiste, aussi génial, talentueux et travailleur fut-il, n’a réussi sans l’aide, l’écoute et la disponibilités de ses pairs.
Alors, nous diras-tu, quel est le but de cette lettre ? Te faire culpabiliser ? Sûrement pas. Simplement te rappeler à ton pouvoir de consommateur, toi la paire d’yeux qui es en train de lire ces lignes entre deux urgences. Toi qui lis, qui commentes, qui partages derrière ton écran, sache que chacun de tes clics est un geste que tu poses dans le circuit de la création et des médias. Toi qui te plains peut-être d’entendre toujours la même chose dans les médias, toi qui voudrais autre chose. Tu n’es pas invisible, tu n’es pas anodin. La société est comme la peau d’un tambour : chaque geste que tu fais et que tu ne fais pas, résonne à l’autre bout. Chaque fois que tu achètes, et chaque fois que tu n’achètes pas, tu choisis le monde auquel tu participes. Celui de demain, celui de tes enfants. Le nôtre, le mien. Celui qui me fera continuer ou celui qui me fera un jour tout poser par terre, et m’assoir en tailleur sur le trottoir avec une petite pancarte.
Pour acheter un portrait, il suffit d’aller sur cette page (cliquez ici), de choisir le portrait qui t’intéresse (extraits en écoute libre) et de cliquer sur le bouton Acheter en sélectionnant le prix que tu souhaites mettre. Tu seras redirigé sur une page Paypal, en descendant tu cliques sur « Payer sans ouvrir de compte ».
Une salle de boxe à Aubervilliers, dans une rue où les nouvelles constructions entourent de vieux pavillons. Au-dessus du ring, une salle de soutien scolaire. Comme un cocon dans les arbres. Ici, le soutien, l’effort, le dépassement de soi ne s’arrêtent pas aux cordes du ring. À Boxing Beat, le sport est un modèle d’éducation et une éthique de vie. Un club créé par Saïd, champion de France de boxe.
Quand Saïd parle de boxe, il nous emmène loin des clichés. Pour lui, la boxe c’est l’art de ne pas prendre des coups. D’esquiver, de tromper l’adversaire, de ruser, de jouer au chat et à la souris. Toucher le fond, se relever, anticiper, évaluer, bluffer, dévier, attendre.
On m’a toujours dit que je manquais d’agressivité. Moi j’ai toujours pensé que si j’étais assez malin, je n’avais pas besoin d’être agressif.
Malgré son record de titres détenu par les femmes, Boxing Beat n’est pas une usine à fabriquer des champions. Le combat que Saïd mène se déroule dans un round plus long, avec comme seul arbitre, la vie.
Pour moi c’était impossible de créer un club de boxe juste pour faire des champions. Champion ce n’est pas une fin en soi. Tu peux te construire à travers la boxe par l’abnégation, le dépassement de soi, mais ce qui m’intéresse c’est de fabriquer des hommes et des femmes qui soient indépendants. Et la première chose pour y arriver c’est de savoir lire, écrire et compter. Si par la boxe je peux aider des jeunes à faire des formation, à les recadrer, à les remettre sur piste, pas besoin de champion du monde.
Donner sa chance
Sur les murs de la salle, les portraits des grands champions de la boxe, peints par un jeune à qui Saïd a lancé ce défi, en le voyant dessiner sur un cahier. Saïd fait partie de ces coachs capables de déceler, à travers la discipline qu’il enseigne, les potentiels des jeunes. Il leur tend la main sans les prendre par la main. Il les met face à leurs responsabilités, et s’intéresse plus à la personne qu’à l’athlète. Il permet aux jeunes d’aller au-delà de ce qu’ils croyaient être capables de faire.
Transmettre autrement
En faisant venir les classes entières avec les professeurs, Saïd a modifié les rapports des élèves en classe, entre les timides et les moins timides, et entre filles et garçons. Aller au bout d’un objectif, savoir jauger ses limites, être à l’écoute de soi et de l’autre, accepter l’échec des mauvais jours, se recentrer, résister. Trouver l’équilibre entre l’humilité et la confiance en soi. Travailler sa stabilité, son rythme, la précision, la juste distance. Gérer sa colère et canaliser son stress. Contrôler son énergie, se concentrer. Savoir lire l’autre et le respecter. Voilà tout ce qu’un sport peut apporter. Des compétences essentielles dans la vie.
Pourtant dans nos sociétés où le corps est secondaire, le sport, comme les arts, est limité à un loisir. Saïd se bat aussi pour une autre forme d’éducation, où l’enfant est stimulé, où les forces et l’énergie nécessaires à l’apprentissage sont intégrées dans le processus.
Pour arriver à ce résultat, Saïd a dû se battre contre les archaïsmes d’une pensée qui catégorise les gens selon leur âge, leur sexe ou leur milieu social. À l’époque où Saïd voulait enseigner la boxe aux enfants, la Fédération ne voulait pas en entendre parler. Il lui a fallu trouver une structure qui lui ferait confiance. Ce fut la ville d’Aubervilliers, qui depuis vingt-six ans, soutient son projet devenu un modèle en France.
Boxer au féminin
Saïd s’est aussi battu contre les préjugés envers les femmes, en donnant sa chance à Sarah Ourahmoune, qui à quinze ans, pousse la porte de son club en cherchant un cours de taikwando. Saïd lui propose d’essayer la boxe. À cette époque, la boxe féminine n’est pas reconnue par la profession et n’est pas acceptée aux JO. Sarah Ourahmoune deviendra huit fois championne de France, trois fois championne d’Europe, championne du monde, médaillée olympique. Parallèlement à sa carrière d’athlète, elle fait Science Po.
Ce jour où Saïd a permis à Sarah d’enfiler des gants à Boxing Beats marque la naissance d’une championne, de la boxe féminine professionnelle en France et le premier coup de pioche que d’autres suivront. Sarah développe aussi des projets pour sortir les jeunes de leur isolement, pour les travailleurs en entreprise et pour les enfants handicapés mentaux. C’est le lègue de Saïd : sortir les gens de leur condition avec deux gants de cuir.
Saïd pousse tout le monde à sortir de sa zone de confort : les jeunes, les enseignants, les mairies. Ne pas se contenter de ce qui nous est donné. Il nous montre qu’il n’y a pas de domaine réservé. Que n’importe quelle discipline peut être mise à la portée de tout le monde. Les gens comme Saïd détiennent la clé d’un changement d’éducation, et donc de société. Il suffit d’avoir le courage de monter sur le ring, et de mettre nos peurs au défi.
« Un ring c’est quatre coins et des cordes. Tu ne peux pas t’échapper. Tu prends des coups dans ta gueule. Après ça, tu as peur de quoi dans la vie ? »
Cécile sculpte ceux qu’on ne voit pas : les marins sur leur cargo, les détenus dans les prisons, les vieilles femmes en maison de retraite, les adolescents en soins psychiatriques, les religieuses dans un couvent. Elle remue des clichés, fait bouger les lignes et les hiérarchies sociales et la manière dont les gens se perçoivent.
La sculpture de Cécile nous invite à méditer sur le geste que nous imprimons à notre vie. C’est peut-être ça, qui compte le plus, le geste. Chacun sait s’il veut transmettre, chercher, briller, archiver ou découvrir, transmettre ou inventer, révéler, soigner. Le métier dans lequel nous commettons ce geste est le fruit du hasard.
Lorsque Cécile m’a invitée à venir à son atelier pour faire son portrait, c’était à une condition : faire un double portrait. Elle me sculpte pendant que je l’enregistre. Voici donc un double portrait en miroir, de deux portraitistes. L’une travaille dans la matière, l’autre dans l’immatériel, l’une par l’œil, l’autre par l’oreille.
Pour diffuser ce portrait dans le cadre des veillées de Sarah Roubato, contactez-moi en cliquant ici.
Cash investigation a fait sa rentrée. Pour nous dévoiler une fois de plus les manipulations de l’industrie agroalimentaire qui cherche à faire des profits au prix de notre santé. Cette fois-ci, il s’agissait de l’ajout du nitrite, additif cancérigène, qui donne sa couleur rose au jambon. Sur les réseaux sociaux, les consommateurs ahuris commentent : “Les salauds”, “On est vraiment manipulés”, “C’est dégueulasse”, “Honte aux députés”, “On ne sait plus à qui faire confiance…”
Sur le plateau de l’émission, la députée européenne d’Europe Écologie les Verts Michele Rivasi, lançant son appel à pétition pour protester contre le lobbying de l’industrie agroalimentaire à Bruxelles, dit : “Le consommateur est acteur de la société”. En entendant cette phrase, j’ai comme le ventre noué, et pourtant je n’ai pas mangé de jambon.
Moi consommateur, je suis toujours présenté comme la victime mal informée des batailles que livrent toutes les grandes industries pour garder la mainmise et se développer toujours plus, au mépris de notre santé, de l’environnement, de l’équilibre de la planète. Pourtant être trompé est une scène qui se joue à deux. Le consommateur est le seul personnage qu’on ne remet jamais en question, qu’on ne brutalise jamais. On a peut-être oublié un détail :
“Quand on pense qu’il suffirait que les gens arrêtent de les acheter pour que ça se vende plus. Quelle misère !” (Coluche)
Le consommateur : victime ou complice ?
Jamais l’information n’a été aussi accessible, à portée de pouce. Et pourtant, jamais nous n’avons été autant bernés sur ce que nous mangeons, comment nous nous habillons, nous maquillons, nous soignons. À croire que nous avons vomi l’héritage des Lumières selon lequel le savoir mènerait à une certaine forme de sagesse.
Dans le paysage médiatique, Cash investigation joue un rôle important dans la prise de conscience des consommateurs. Elle pointe les manipulateurs, les gros bras des industries qui nous trompent, la complaisance des politiques et des scientifiques qui se font acheter. Soit. Il faut le savoir, bien sûr. Mais est-ce que l’industrie s’acharnerait à mettre des millions d’euros pour garder le nitrite, si les gens ne voulaient plus de jambon rose ? Dans le reportage, un industriel joint par téléphone dit : si le jambon n’était pas rose, “les gens n’achèteraient pas !” Ah nous y voici ! Alors nous avons une responsabilité ! Nous sommes une marionnette qui se laisse manipuler alors qu’aucun fil ne la tient.
Dans le reportage, une militante d’association de protection des consommateurs à la sortie d’un supermarché, regarde avec des clients les étiquettes de certains produits qu’ils viennent d’acheter. “Savez-vous ce que c’est, ça?” “Ah non pas du tout”. Je ne sais pas, mais j’achète quand même. Ce consommateur ordinaire, si on le mettait lui aussi devant ses contradictions, si on l’interrogeait, si on lui donnait à penser ? Nous sommes toujours présentés comme les victimes, mais jamais comme les complices.
Le moment où les enfants sont invités à déguster du jambon est sans doute pour moi le plus choquant : aucun enfant ne sait qu’un jambon peut être marron. N’est-elle pas là, l’arme toute-puissante contre les magouilles de l’industrie : l’éducation ? Quand allons-nous comprendre que les bons produits n’ont pas la couleur des publicités ? Qu’une pomme naturelle est une pomme qui flétrit en mûrissant ? Qu’un jambon cuit n’est pas rose ? Une consommation avertie, ne serait-ce pas un programme prioritaire pour l’éducation nationale ?
Il manque quelque chose, le pendant de la dénonciation, le complément, la suite logique de Cash : une émission de rééducation du consommateur. Non pas sur une chaîne alternative regardée par une poignée de convaincus. Mais une émission avec gros moyens et belle visibilité, pour éduquer tous ceux qui n’iront jamais vers les médias alternatifs. Informer le consommateur est important, essentiel. Mais le faire réfléchir serait encore mieux. Livrée toute seule, l’information se noie dans la série des révélations et devient presque un divertissement de plus.
Où sont les émissions pour enfants qui leur expliqueraient comment bien manger ? Où sont les cours au collège et lycée sur les stratégies publicitaires, pour apprendre à nos enfants à décrypter les publicités ? Où sont les sketchs de ceux qui ont un si grand pouvoir sur nous, les comiques, rois et reines du stand-up, pour utiliser le rire comme arme contre notre connerie de consommateur ? Où sont les sociologues et les psychologues pour expliquer notre désir compulsif d’achat ? Où sont les débats télévisés des philosophes pour interroger notre inertie, quand nous zappons et que nous passons à autre chose, sans faire le lien entre l’information qu’on vient de recevoir et notre vie ?
En attendant tout ça, peut-être que le simple bon sens suffira. Une simple déclaration de bon sens.
Déclaration du pas-si-parfait-pas-si-petit-consommateur
Moi habitant de la planète nommée Terre, je reconnais appartenir à un ensemble de phénomènes naturels dont l’équilibre est fragile. Je reconnais que la moindre destruction de cet équilibre peut avoir des effets à des milliers de kilomètres.
Moi habitant de la planète nommée Terre, je n’ai pas besoin d’être écologiste pour vouloir minimiser mon impact sur la destruction de la planète.
Moi consommateur, je suis entièrement responsable, à chaque achat que je fais, de ce à quoi je participe. Je peux choisir de fermer les yeux, de les ouvrir et d’acheter quand même, de les ouvrir et de ne pas acheter. Je suis libre, entièrement, de choisir.
Moi consommateur, je m’engage à appliquer à chacun de mes achats le simple bon sens.
Moi consommateur avec du bon sens, vous ne me ferez pas manger des fraises ou des tomates en hiver.
Moi consommateur avec du bon sens et soucieux de mon porte monnaie, je choisirai le vinaigre blanc et le bicarbonate de soude plutôt que tout produit ménager.
Moi consommateur avec du bon sens, je ne me limiterai pas à l’étiquetage simplifié. Une étiquette Sans additif, ne m’enlèvera pas le réflexe de regarder derrière. Un feu vert ne me fera pas acheter aveuglément.
Moi consommateur plein de bon sens , j’appliquerai un principe très simple : ce que je ne comprends pas, je n’achète pas.
Moi consommateur de bon sens, je m’engage à me moquer ouvertement des publicités que vous créez pour me convaincre d’acheter un produit. Quand votre jambon sera rose, je rigolerai. Quand votre pâte à tartiner sera pleine de cacao et de lait, je rigolerai. Je rigolerai devant mes parents, mes enfants, mes amis, et je les entraînerai avec moi dans un rire tonitruant qui fera trembler vos empires quotés en bourse.
Moi consommateur citoyen, je parlerai à mes amis, à mes parents, à mes enfants, sans jugement et sans condamnation, quand ils m’inviteront au Starbucks ou quand ils achèteront du Coca Cola, pour qu’ils retrouvent cette conscience que leurs actes individuels participent à un ensemble.
Moi consommateur parent, j’expliquerai à mon enfant qu’une vraie pomme ça flétrit, et qu’un vrai jambon n’est pas rose.
Moi individu affectionnant tellement ma liberté, je déclare qu’on m’a assez longtemps pris pour un con.
Sarah Roubato a publié
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Lettres à ma génération ed Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.
Des yeux qui fixent avec la même torpeur des images qu’ils ont vues il y a deux heures, il y a une demie heure, il y a dix minutes. Aucune pensée, seulement une soif de voir, de voir tout : le sang, les corps par terre et les corps qui courent, ceux qui pleurent près du cadavre de leur femme, ceux qui cherchent, ceux qui trouvent et s’effondrent. Je ne fais pas le tri, je prends tout ce qui passe, la banalité d’un propos comme l’indécence d’une image. Je ne suis plus qu’un cerveau traumatisé qui demande qu’on lui renvoie le même message.
Je cherche sur mon écran la sensation de l’horreur. C’est justement ce que les médias me promettent, des sensations : Témoignage glaçant… Les premiers témoins racontent l’horreur… Les corps qui tombent comme un jeu de quille. Le lendemain, des histoires pour stimuler d’autres émotions : Son père le cherchait depuis deux jours. K…, 4 ans, est décédé. Ce héros a tout fait pour arrêter le terroriste. Cette mère retrouve son bébé grâce à facebook !
Je n’aurai pas ces yeux-là.
Ceux qui louchent sur les titres qui promettent le résumé d’une vie arrachée en quelques secondes. À droite de mon écran, la photo d’une poupée gisant près d’une couverture de survie recouvrant un cadavre. Non, je ne cliquerai pas sur l’article.
Je n’aurai pas ces yeux-là.
Je ne remplirai pas la salle virtuelle de la peur. Je ne serai pas un spectateur de plus dans ce qui est organisé pour être vu, diffusé et commenté. Un spectacle dans lequel l’auteur ne joue que dans la première scène, le rôle de l’assassin. Après, le spectacle continue sans lui, avec les acteurs habituels : les chaînes d’information continue tentant de remplir les minutes avec le peu d’informations qu’ils ont, les experts expertisant à chaud, les politiques qui déclarent ceci, appellent à cela, condamnent et demandent des explications, les youtubeurs qui font une vidéo spéciale qui fera vite grimper leur audimat. Tout notre système médiatico-politique qui décuple le coup porté, aidant à diffuser la peur. Je ne ferai pas partie de ces millions de regards happés par le spectacle de la terreur.
Je n’aurai pas ces yeux-là. Ça ne veut pas dire que je refuse l’émotion, ça ne veut pas dire que je n’irai que vers l’analyse distante. Je ne veux pas opposer une certaine presse de l’analyse froide, à une presse émotionnelle de l’immédiateté. L’analyse et l’émotion peuvent coexister au sein d’un même média et même, d’un seul article. Mes yeux accrocheront aux images et aux textes d’une presse capable de faire passer une émotion par la force de l’écriture d’un article ou la narration d’une image, et non de celle qui arrache l’émotion à ceux qui sont en train de la vivre.
Je n’aurai pas ces yeux-là ne signifie pas que mes yeux resteront secs. Il existe une autre émotion que l’émotion médiatique. D’autres manières de s’intéresser à un événement que de s’immobiliser devant un écran. D’autres façons de le partager qu’avec des clics. Je n’aurai pas ces yeux-là, mais j’en aurai d’autres. J’aurai des yeux pour tout ce qui nous invite à sortir du zapping, ce qui nous invite à ruminer ce qu’on lit et ce qu’on voit. J’aurai des yeux pour ceux qui s’attaquent à la racine de tout problème de société : l’éducation. J’aurai des yeux pour ceux qui prennent le temps de comprendre et de faire ressentir, avec pudeur et respect.
Je vis dans un monde d’images et d’immédiateté qui me fait croire que c’est en absorbant le plus d’images choc et d’informations que j’y verrai le plus clair. Aujourd’hui plus que jamais, je sais que c’est faux. Je détournerai les yeux, et ce sera le premier geste de ma liberté retrouvée. La liberté aussi de ne pas me laisser dicter par les médias quels attentats méritent plus mon attention que d’autres. Et si le 14 juillet est comme on le prétend le symbole de la liberté, alors permettez-moi d’user pleinement de la mienne, et de chercher d’autres moyens de comprendre le monde.
Sarah Roubato a publié
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Il faut y aller pour pouvoir en parler. Y aller et surtout, y revenir. Voir ceux qui sont là soir après soir pour préparer l’assemblée générale, les sandwichs, renouveler les médicaments de l’infirmerie, brancher les micros de la radio, fixer la caméra de la télé. Il faut les voir courir d’un bout à l’autre de la place de la République pour retrouver tel membre d’une commission, se disputer, s’entraider, rire et soupirer. Voir aussi ceux qui tendent un visage curieux, assoiffés d’une parole qui les fera rester, qui chatouillera leur conscience endormies. Voir encore ceux qui débarquent avec leurs enceintes pour faire la fête, et ceux qui restent assis, roulent des joints et prennent la pose dès qu’un objectif s’approche. Il faut assister aux débats quotidiens qui se font sur les listes de diffusion de chaque commission, avant de se retrouver sur la place en fin de journée.
Il faut voir tout ça, pour comprendre à quel point il est risqué d’émettre une opinion sur un processus en gestation. Nuit Debout ne se résume ni aux images de violence qui passent à la télé, ni aux phrases naïves et aux slogans criés dans les micros, ni aux manifestes du mouvement. C’est un phénomène complexe qui échappe à nos grilles d’analyse habituelles. Les lieux où Nuit Debout émergent sont autant de laboratoires de démocratie participative, où chaque proposition est discutée, testée puis réajustée. C’est ce qui rend le mouvement insaisissable pour qui tend le micro à un instant T.
Nuit Debout n’est pas un mouvement de jeunes, il suffit de s’y rendre pour le constater. Et Nuit Debout est bien plus large que ce qui se passe à Paris. Dans les campagnes, l’assemblée à taille humaine permet d’aller plus loin dans les débats. Ceux qui partagent un vivre-ensemble local envisagent des actions à long terme qui modifieront leur quotidien. Quelqu’en soit l’issue, cette expérience de l’intelligence collective marquera ceux qui y auront participé.
Pour autant, ce qu’il se passe Place de la Répubique concentre les questions auxquelles tous les mouvements sociaux de ce siècle d’internet, des réseaux sociaux et du désenchantement politique devront répondre, s’ils veulent être autre chose qu’un cri de guerre. La commission Démocratie sur la Place est en charge “d’améliorer la modération et le fonctionnement technique et démocratique des assemblées, et de mettre en place un processus de vote fiable et démocratique au sein de Nuit Debout Paris” (https://wiki.nuitdebout.fr/wiki/Villes/Paris/Démocratie_sur_la_Place). C’est au sein de cette commission que chaque jour, les outils démocratiques testés sur la place sont débattus, affinés, améliorés, triés. Un impressionnant va-et-vient entre propositions, expérimentation et reformulation, avec le mot d’ordre pour soumettre chaque idée à l’épreuve de la pratique : Qui dit fait. C’est donc loin des postures et des slogans que se joue l’essentiel de ce mouvement.
Le piège de l’horizontalité absolue
Place de la République, l’assemblée générale, qui commence à 18h et finit après 23h, est un espace de libre parole. Dans le micro, tout s’exprime : les frustrations, les témoignages d’injustices subies, les constats, les slogans révolutionnaires, les colères. Cette prise de parole est essentielle et libératrice, car pour la première fois, le débat démocratique en présence physique n’est plus l’apanage des spécialistes, des médias et des professionnels de la politique. Pourtant, soir après soir, dans le micro, un constat se fait entendre : il faut passer à autre chose, pour que l’Assemblée Populaire ne ressemble pas à un bureau des plaintes ou à un étalage de formules toutes faites.
Comment encadrer une parole pour qu’elle ne soit pas décousue, sans porter atteinte à ce mouvement de libération de la parole ? Comment diviser les questions à débattre au sein de commissions sans étioler leur inter-dépendance ? Les acteurs de ND sont piégés par le refus de la verticalité et de la représentation. Pourtant, reconnaître la compétence de certains individus à articuler les cris des autres, à traduire les sentiments qui s’expriment, à synthétiser les discussions, à ordonner les arguments et à adapter son discours aux circonstances, n’est pas un déni d’égalité. C’est une reconnaissance de la différence des compétences. Les individus sont égaux mais pas interchangeables. On confond horizontalité et égalité. L’égalité n’est pas de mettre à plat tous les individus, mais de permettre à chaque individu d’exercer sa pleine puissance de pensée et d’action, dans le cadre précis d’une fonction qu’il aura accepté d’assumer, pour le bien commun. Sur ce point, les organisations de démocratie participative déjà mises en place en campagne pourraient servir de modèle, comme celui de Saillans dans la Drôme, où une liste collégiale a remporté la mairie en 2014. L’horizontalité absolue laisse libre cours à la sélection naturelle par la foule : ceux qui parlent le plus fort ou qui ont le plus gros drapeau s’installent.
Les individualismes communautaires
Les commissions se créent au gré des désirs de chacun. Sur la place, on trouve une commission Françafrique, la table d’une maison d’édition libanaise, un immense drapeau de la Palestine – le seul drapeau sur la place – avec une vente de t-shirts et d’objets. Alors que ces combats légitimes pourraient s’inscrire dans les commissions Droits de l’Homme ou Éducation Populaire, ils font cavalier seuls. À l’heure de l’assemblée générale, ils sont tous rentrés chez eux. Mais comme le mouvement n’a pas de décideurs, ils sont autorisés. C’est le principe du mouvement Convergence des luttes, dont l’implication dans Nuit Debout fait débat.
À l’assemblée générale, chacun vient faire entendre les discriminations dont il est victime. En tant qu’Africain, en tant que femme, en tant que sourds-muets. En se présentant uniquement comme représentants de ces luttes, ils reproduisent sur la place la discrimination qu’ils dénoncent. C’est ainsi qu’un soir, des sourds-muets s’expriment devant l’assemblée pour parler de leur marginalisation des débats. Si, au lieu de voter symboliquement la reconnaissance de la langue des signes comme langue nationale, chaque assemblée générale avait un traducteur de langage des signes, afin que les sourds-muets puissent participer aux débats sur des sujets qui les concernent en tant que citoyens, ne serait-ce pas là la meilleure manière de combattre leur discrimination et de les intégrer ? Ce qu’il manque à ND, c’est de définir un idéal commun dans lequel pourraient s’accomplir toutes les luttes particulières.
Tout en cherchant à être l’un des coups de moteur qui démarrera une nouvelle société, ND n’en n’est pas le moins le reflet de celle-ci. La petite table qu’occupe la commission écologie, avec quelques prospectus sur comment manger autrement, est significative du retard de la France en la matière. Dans un mouvement qui a la vocation d’entraîner un changement de société, on aurait pu s’attendre à ce que les questions environnementales soient placées au centre.
Parolé parolé parolé…
Plus d’un mois après la naissance du mouvement, de plus en plus de gens prennent le micro à l’assemblée générale et s’interrogent : “On parle, on parle, mais on fait quoi ?” C’est bien connu, les Français aiment parler, créer des concepts, redéfinir les mots. Des anglo-saxons, ils empruntent plus volontiers les mots que leur sens du pragmatisme.
L’assemblée ressemble parfois à un bureau des plaintes. Les Français n’ont plus à prouver leur réputation de râleurs. Pris entre leur négativisme et leur nostalgie d’avoir été un pays phare des avancées sociales et culturelles, les Français ont du mal à mettre en pratique un changement qu’ils semblent désirer, mais qu’ils ont du mal à recentrer sur la pratique quotidienne.
La France est loin d’être un pays phare du changement social qui est déjà largement entamé dans des pays dont les Français ne daignent pas parler les langues. Il est peut-être temps de se défaire des majuscules et d’envisager un changement qui mette le comment au centre de l’interrogation, et la pratique quotidienne au sein de l’action. Sinon les acteurs de Nuit Debout reproduiront ce qu’ils reprochent aux politiques : un verbiage sans conséquence.
Car les actions envisagées à ND sont ponctuelles et symboliques. Elles répondent au besoin immédiat des personnes et d’une foule : se soulager, laisser éclater une émotion, montrer qu’on est là . Les marches, les lettres, les pétitions, les flash mobs, les occupations, ça fait du bien. Mais ce qui fait du bien n’est pas nécessairement efficace. Et si le symbole est important, il n’a de pouvoir que lorsqu’il est le condensé esthétique d’une action menée sur le terrain, au quotidien.
Nous sommes pris dans le paradoxe d’être les enfants de cette société que nous souhaitons voir changer. Une société société d’imméditateté et d’individualisme. “Il est temps de reprendre le pouvoir”, peut-on entendre et lire sur les pancartes. Mais la prise de pouvoir est un exercice exigeant qui implique des responsabilités. L’autogestion exige l’implication.
Ce changement que la France a du mal à amorcer est celui qui engagerait chaque citoyen à sortir de sa zone de confort. Se renseigner sur ce qui se fait autour de chez soi et un peu plus loin, aller à la bibliothèque feuilleter les nouveaux magazines qui se consacrent à parler des solutions alternatives. Là où l’on est, le mettre en pratique, chez soi, à son échelle et à son rythme. Le malheur peut aussi être un confort. Les Français manquent du courage de se donner les chances d’aller mieux.
Ce changement par la pratique quotidienne est impossible à contrôler par ceux qui ne souhaitent pas le voir advenir. Car aucune force de l’ordre abusive ni aucun casseur ne pourra empêcher les consommateurs que nous sommes de faire nos choix. Arrêter de consommer un produit est une action d’une puissance qu’on ne mesure pas encore. C’est un non-geste, qu’aucun média ne pourra manipuler et qu’aucun politicien ne pourra lapider. Les actions symboliques, elles, sont visibles, circonsrites dans un espace-temps, et donc vulnérables. L’occupation d’un McDo est un beau geste, mais s’engager à ne plus jamais consommer un hamburger ou un Coca, en parler autour de soi, à son petit frère qui réclame le menu enfant ou à sa petite nièce qui s’achète une canette à la sortie d’école, est un véritable acte d’engagement et une action concrète qui, si menée collectivement, mettra à mal les multinationales et entamera un changement de société.
Est-il déjà trop tôt ?
Les activistes de ND le disent à juste titre : “Ne jugez pas tout de suite. Donnez-nous du temps. On ne change pas un système mis en place depuis des siècles en quelques semaines.” La critique n’est pas un jugement. Il n’est jamais trop tôt pour se mettre en question. Où mieux qu’en France sait-on que la vraie critique ne vise pas à déligitimer l’objet critiqué, mais au contraire, lui donne la possibilité de se préciser, d’aller plus loin, d’exister autrement, donc d’étendre sa puissance ? Mettre en question ND, c’est reconnaître que ce mouvement contient en lui tous les possibles. Celui de n’être qu’une énième manifestation d’un mécontentement qui s’épuisera ; celui d’être le début d’un réveil citoyen et d’un basculement de société ; celui encore d’être un laboratoire d’expérimentation qui inspirera un autre mouvement, plus tard, quand il ne sera plus trop tôt.
L’efficacité de ND sera sa meilleure arme contre les tentatives de déligimation. Proposer une alternative au modèle vertical tout en reconnaissant les compétences de chacun, trouver un équilibre entre actions symboliques et actions quotidiennes, reformuler le désir de changement en passant par le comment et la pratique, remettre au centre des discussions les enjeux essentiels – comment faire de la politique autrement, comment consommer autrement, comment refonder une autre économie, comment transmettre (éducation) et s’informer (médias) autrement – pour poser les bases d’un nouveau vivre-ensemble, dans lequel ceux qui se sentent marginalisés aujourd’hui seraient inclus et défendraient toutes les causes. Voilà les défis qui se posent à Nuit Debout, à ceux qui y sont chaque soir, à ceux qui viennent par curiosité et à ceux qui regardent de loin. À ceux qui espèrent que c’est le réveil d’un rêve.
Chanson pour la Nuit Debout, « Un homme qui vient », à écouter en cliquant sur la photo
Jeudi 38 mars 2016
Dans ce pays, le rêve est difficile. Je ne parle pas du rêve qui se chante derrière un slogan et s’éteint une fois rentré chez soi, une fois l’euphorie passée, ni de la vague envie qui dort dans un lieu qu’on appelle un jour, quand j’aurai le temps. Je parle d’un rêve qui s’implante dans le réel. Un rêve qui connaîtra des jours maigres, qui trébuchera, qui se reformulera. Un changement qui ne se déclare pas, mais qui s’essaye, les mains dans le cambouis du quotidien. C’est un rêve moins scintillant que celui des cris de guerre et des appels à la révolution. Il ne produit qu’une rumeur qui gonfle, et vient s’échouer sur nos paillassons, à l’entrée de nos vies. Elle s’étouffera peut-être, à force de se faire marcher dessus par tous ceux qui ont plus urgent à faire.
C’est un pays où les gens passent plus de temps à fustiger ce qui ne va pas qu’à proposer des alternatives, où l’on dit plus facilement “Le probème c’est…” plutôt que “La solution serait…”. Et pourtant… c’est de ce pays qu’est en train de gronder une rumeur, celle d’un rêve qui se réveille, et qui passe sa Nuit Debout.
Il est facile de dire ce que nous voulons – une vraie démocratie, l’égalité des chances, le respect de la terre – et encore plus facile de dire ce que nous ne voulons pas. Bien plus difficile de dire comment nous voulons y arriver. Car voilà qu’il faut discuter, négocier, évaluer, faire avec le réel.
Pourtant, partout dans le monde, et ici aussi, des semeurs cultivent le changement. Manger autrement, se chauffer autrement, éduquer autrement, vivre ensemble autrement, s’informer autrement. Ils voient leurs aînés, leurs voisins de rue, de métro ou de bureau, n’être que les rouages d’un système auquel ils ne croient plus. Les miroirs sont brisés : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leurs élus, dans leurs médias, dans leurs écoles. Et pourtant… pourtant ils votent encore sans conviction, ils écoutent encore la messe de 20 heures et disent à leurs enfants de bien faire leurs devoirs. Il sera toujours plus facile de changer une loi que de changer une habitude, une indifférence ou une peur. Chaque jour, les semeurs luttent contre ces ennemis, bien plus redoutables que ceux dont on veut bien parler.
La génération du Grand Écart
Et moi dans tout ça ? Moi la jeunesse, moi l’avenir, moi Demain ? On m’a collé sur le front bien des étiquettes, mais elles sont tombées les unes après les autres. Ça doit être le réchauffement climatique qui le fait transpirer.
On me parle d’une génération Y, à laquelle j’appartiendrais de par mon année de naissance et mon utilisation supposée des nouvelles technologies. Ou d’une catégorie sociale – jeune, sans emploi, précaire – basée sur mon statut économique. On me parle aussi d’une communauté culturelle, basée sur le pays d’origine de mes parents, et on m’appellera Français d’origine… Pourtant, c’est loin de ces catégories que se retrouvent les gens qui font partie de ma génération, celle qui ne se définit ni par l’âge, ni par la profession ni par le statut socio-économique, ni par l’origine ethno-culturelle. Ils ont 9 ans, 25 ans, 75 ans, vivent au coeur de Paris ou dans une bergerie au pied d’une montagne. Ils sont ouvriers, paysans, professeurs, artistes, chercheurs, médecins, croyants ou athées; leurs origines culturelles chatouillent tous les points cardinaux. Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui forme notre nous ?
C’est une posture partagée. Le geste que nous imprimons dans le monde, celui par lequel un sculpteur pourrait nous saisir. La génération rêveuse et combattante de 68 était celle du poing levé et des yeux fermés. La nôtre sera celle qui voit ses pieds s’écarter à mesure que grandit une faille qui va bientôt séparer deux mondes. Celui du capitalisme consumériste en train d’agoniser, et l’autre, celui qui ne connaît pas encore son nom. Un monde où nos activités – manger, se maquiller, se divertir, se déplacer – respectent le vivant, où chacun réapprend à travailler avec son corps, s’inscrit dans le local et l’économie circulaire, habite le temps au lieu de lui courir après. Un monde où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres, et où la politique s’exerce au quotidien par les citoyens.
C’est un monde qui jaillit du minuscule et du grandiose ; du geste dérisoire d’un inconnu qui se met à nettoyer la berge d’une rivière aux Pays-Bas, et du projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans pour nettoyer les océans avec un immense filtre.
Chacun choisit son geste pour répondre à la crise : beaucoup attendent que ça passe, et ferment les yeux en espérant ne pas se retrouver sur la touche. D’autres, inquiets de voir s’amenuiser les aides et les indemnisations, s’acharnent à colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer. Ils descendent dans la rue pour préserver le peu que le système leur laisse pour survivre. Certains réclament un vrai changement, pendant que d’autres, loin des mouvements de foule, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront, ce sera peut-être le début de quelque chose.
À la fin de chaque journée, je ressens toujours la même courbature. C’est le muscle de l’humeur qui tire. Je fais le grand écart, entre enthousiasme et désespérance. J’ai l’espoir qui boite. On avance comme on peut.
J’avance en boitant de l’espérance
Chaque semaine, j’entends parler d’un nouveau média – une revue papier à cheval entre le magazine et le livre, un journal numérique sans publicité, une télé qui aborde les sujets dont on ne parle pas. Des gens qui cherchent une autre manière de comprendre le monde, qui pensent transversal et qui prennent le temps de déplier les faits. Et chaque soir pourtant, je vois la même lumière bleutée faire clignoter les fenêtres à l’heure de la messe de 20 heures. Dans une heure, ce sera le Grand Débat. La Grande Dispute de ceux qui nous gouvernent. Les voilà penchés au-dessus du lit de notre société malade, comme ces médecins qui débattaient pendant des heures sur la façon de bien faire une saignée.
– Il faut tirer la croissance par le coude gauche !
– Non ! Par le droit !
– C’est ce que vous répétez depuis vingt ans, et regardez le résultat ! C’est par le troisième orteil qu’il faut la tirer ! Et le chômage il faut le réduire en lui faisant subir un régime drastique !
– Certainement pas ! Il faut lui tronçonner les cervicales ! Il perdra d’un coup vingt centimètres !
– Si vous faites ça vous allez avec une repousse par les pieds ! la seule solution c’est d’attaquer le problème aux extrêmités : élaguer les membres inférieurs et postérieurs, 2 cm par an.
Droite, gauche, centre essayent de nous faire croire qu’ils ne sont pas d’accord.
Je fais défiler la roulette de ma souris. Ça y est, Boyan Slat, dix-neuf ans, qui avait lancé l’idée d’un filtre géant pour nettoyer les océans, a obtenu la première validation de son expérience. Je souris, et fais défiler la page. Prochain article : Berta Caceres, une femme qui luttait contre la construction d’un barrage sur des terres autochtones a été assassinée dans les Honduras. Mes mâchoires se resserrent. Mon doigt hésite. Sur quel article cliquer ? Vers quel côté de la fente aller ? Les deux visages se font face devant mes yeux. Deux combattants, deux espérants, qui nous offrent à la fois toutes les raisons d’y croire, et toutes les raisons de renoncer. Tant pis, je cliquerai plus tard. J’ai un rendez-vous. C’est important, les rendez-vous. Surtout à Paris.
En sortant je descends mon sac de cartons, papiers et plastique. La beine à recyclage est pleine à craquer. Tant pis, je vide mon sac dans la poubelle. Dans la rue, mon téléphone sonne. Pas le temps de mettre l’oreillette. Je m’enfile quelques ondes dans le cerveau. Au bout du fil, un ami qui vit dans un hameau de douze habitants dans le sud : “Depuis quatre jours on s’est occupé à sauver un magnolia centenaire de la tronçonneuse municipale”. Ils étaient quatre, ils se sont enchaînés à l’arbre. Le magnolia est sauvé – Je souris. Mais quelque chose m’aveugle. C’est le panneau publicitaire à l’entrée du métro. Cet écran consomme autant que deux foyers – Je me crispe. L’année dernière, la municipalité de Grenoble n’a pas renouvelé les contrats avec les publicitaires, et les remplace progressivement par des arbres – Je souris. Une dizaine de chaussures Converse et Nike me ralentissent. Un groupe d’adolescents. Les bouteilles de Coca et de Sprite dépassent de leurs sacs plastiques. Ils se passent un sac de chips et une barquette de Fingers au Nutella. Il paraît que c’est pour eux qu’il faut qu’on se batte – Je me crispe. Il y a deux semaines, Ari Jónsson, un étudiant en design de produits islandais, a présenté son invention : une bouteille en bioplastique qui se dégrade en fertilisant naturel – Je souris. J’avance en boitant de l’espérance.
Serait-il impossible de vivre debout ?
Depuis une semaine, des milliers de personnes ont décidé de se mettre debout. Sans porte-parole, sans leader charismatique – par manque ou par choix ? – comme pour dire que le mythe de l’homme providentiel était de l’autre côté, et qu’il fallait trouver autre chose.
Je ne sais ce qui transforme une manifestation en mouvement populaire. Je sais que le vote d’une foule n’est pas la démocratie. Qu’un slogan n’est pas une proposition. Qu’il faut de l’humilité pour que sa parole porte loin. L’art de la parole publique n’est pas de parler de soi devant les autres, mais de parler des autres comme de soi. Je sais que si tous ceux qui se sentent dépossédés de leurs droits se retrouvent pour parler, c’est déjà beaucoup. Je sais que Paris n’est pas la France, et que beaucoup d’idéaux écrits sur le bitume sont déjà mis en oeuvre dans les campagnes, loin des micros des grands médias. La Nuit Debout n’a peut-être pas vocation à devenir un parti politique ou un mouvement tel que nous le comprenons dans le système actuel. Elles sont le laboratoire d’exploration d’un changement démocratique. Le défi sera sans doute que cette prise de parole et ces rencontres citoyennes perdurent dans le quotidien de chacun, une fois les occupations de la rue passées. À moins que la rue ne devienne un lieu de rendez-vous régulier. Elles sont un laboratoire où tous les possibles sont permis. Il faut avoir le courage de donner une chance à ses rêves. Histoire de dire qu’au moins, on aura essayé.
photo : Francis Azevedo
Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et icipour lire des extraits.
Il est des spectacles qui dépassent le simple divertissement. Et qui deviennent des prétextes pour parler d’autre chose. Le spectacle Kattam et ses tam-tams en fait partie. Bien sûr on pourrait parler de l’énergie contagieuse de ce percussioniste connu de la scène des grands et des petits. De cette virtuosité qu’il arrive si bien à faire oublier par sa joie et son engagement émotionnel. On pourrait aussi parler de son impressionnante versatilité : les dizaines de percussions qu’il maîtrise, le chant, la danse, l’animation.
Mais devant la salle bondée d’enfants de la salle Piano Mobile de la Place des Arts, j’ai pensé transmission plutôt que performance.
Kattam et ses tam-tams propose un voyage du continent africain à l’Inde, en passant par le Moyen-Orient, à travers la découverte des percussions. Un spectacle que Kattam a créé il y a six ans, et qui n’arrête pas d’évoluer. Selon les publics, selon les salles, et selon les défis que cet artiste se donne. Car Kattam joue partout : maisons de la culture, écoles, centres communautaires, parcs. On ne s’étonnerait pas de le voir quitter en hâte un plateau télé de Radio Canada ou une cérémonie de l’ADISQ pour aller donner un spectacle en garderie.
Apprendre par le corps
Aujourd’hui les enfants ont l’embarras du choix de leurs activités extrascolaires : musique, danse, sports, théâtre. Comme nous ne sommes plus à l’époque de « Tu fais ce qu’on te dit et tu te tais », les parents doivent toujours négocier : « Tu finis ton année avec la guitare et on verra l’année prochaine ». Déjà l’enfant veut arrêter. Parce que ce n’était pas le bon professeur, parce que son meilleur copain fait de la batterie, parce qu’il se rend compte que ce qui est le fun demande aussi du travail. L’équilibre est difficile à trouver. Pousser l’enfant sans le dégoûter, lui inculquer la persévérance sans le surcharger, reconnaître un vrai goût d’un caprice. Il est impressionnant de voir à quel point ces activités considérées comme périphériques, comme un « plus » dans la vie de l’enfant, révèle en fait tous les aspects de sa personnalité et de son rapport au monde : sa capacité à travailler en équipe, son instinct, sa créativité, sa timidité, son désir de se dépasser.
Les enfants ont une capacité d’apprendre par le corps que les adultes ont souvent oublié. Un enfant se met à pianoter, à gratter, à taper, à souffler dans un instrument, et à l’explorer sans rien connaître encore. Ses premières leçons de musique vont souvent arrêter cet élan pour lui apprendre les do ré mi et ses blan-che noire pointée. Tout passe par l’intellect et les mélodies « le canard près de la flaque » et « l’éléphant boum boum ».
Le spectacle de Kattam nous rappelle à quel point les enfants peuvent apprendre par le corps avant de comprendre. Tout au long du spectacle, les enfants sont invités par Kattam à venir essayer les djembés et balafons de Guinée, les darbukas du Moyen-Oient, le naffar le qaada du Maroc, le dhol d’Inde. Kattam leur montre le rythme, et les enfants répètent… presque parfaitement. Devant un parterre de centaines d’enfants. Chacun a déjà sa façon de jouer, et tout en imitant, s’exprime d’une façon unique.
La joie d’apprendre
Mais surtout, Kattam transmet aux enfants la joie d’apprendre. Il suffit de le voir jouer pour comprendre tout de suite que travail et plaisir vont ensemble. C’est aussi la joie de la découverte des instruments, associés à des pays, des couleurs et des sons. Kattam rappelle que les instruments ont une histoire et une culture. Pourtant, il n’enferme pas son spectacle dans une découverte de la tradition. Les sons électro fricottent avec les instruments traditionnels, et les mélodies de Stromaé avec les celles d’un griot africain. Quelle meilleure manière de faire comprendre aux enfants que l’ancien et le nouveau, le traditionnel et le moderne, peuvent nous parler et nous faire bouger tout autant ?
C’est aussi la joie de performer que les enfants découvrent. Les cours individuels de musique font souvent oublier aux enfants que comme tous les arts, la musique est avant tout une performance et un partage. Partage auquel les parents aussi sont conviés, puisque Kattam invite mère et fille à percussionner avec les pieds, l’enfant imitant sa mère. L’enthousiasme des enfants à lever la main pour venir sur scène montre bien qu’ils ont compris.
Dans un monde où l’enfant passe huit heures par jour sur une chaise d’école et beaucoup du reste devant un écran, toute activité qui l’encourage à utiliser son ouïe, son toucher, sa voix, sont précieuses.
Qu’on aime ou non les percussions et les régions que Kattam nous propose de survoler, ce spectacle mérite d’être vu par tous les parents qui se posent des questions sur l’apprentissage. Et pour ceux qui ne pourraient pas le voir… Kattam sort l’album du spectacle Kattam et ses tam-tams avec, bien entendu, des enfants qui chantent avec lui. Car il ne pouvait en être autrement.
Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits.
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D’abord il y a eu la sidération et le silence. Puis l’hypnose devant les images qui tournent en boucle. Ensuite les larmes et les cris, les marches et les bougies. On écoute les déclarations, les commentaires, les analyses, les avis, les témoignages. On parcourt les articles et les billets. Tout cela se perd dans un bourdonnement sans fin.
Et la barre sur mon front est toujours là. Mes sourcils sont douloureux de s’être trop froncés. Depuis le 13 novembre je promène avec moi une tension que je n’arrive pas à situer dans mon corps. Ce n’est pas la boule au ventre, ce n’est pas la gorge serrée. C’est autre chose. Quelque chose qui ne me laisse pas tranquille. Quelque chose que ni l’analyse des spécialistes ni les documentaires approfondis, ni même un film de Chaplin n’apaisent. On a beau être entouré, on se sent vertigineusement seul. Impuissant.
Chacun essaye de trouver une réponse. À son niveau, à sa manière. Les questions se pressent : Qu’est-ce qui nous arrive ? Comment vivre avec ce qui est arrivé, avec ce qui ne manquera pas d’arriver encore ? Quelles seront les conséquences des frappes en Syrie ?
J’ai souvent remarqué, en écoutant des débats, qu’il y avait plus de malentendu sur la manière dont une question était posée et sur le sens des mots employés, que sur le fond du problème. Les personnes que l’on présente comme ayant des opinions opposées se situent souvent en fait à différents niveaux de la question.
La question est un exercie qui apaise. Car il prend du temps, du recul. Il demande de remuer les mots et les choses, de les retourner, de les mettre en perspective, de les affiner. Des questions que l’on peut poser à nos dirigeants et à nous mêmes.
Chaque citoyen est égal devant la question. On peut la poser dans sa classe, son groupe d’amis, ses collègues de bureau, ses clients, sa famille, ses voisins, son équipe de sport, ses codétenus, son voisin de chambre d’hôpital. Car chaque espace est un lieu de citoyenneté et de construction de la société.
Une question se déroule comme une vague. Elle en pousse une et en engendre une nouvelle.
Sommes-nous en guerre ?
Dans les livres d’histoire, on m’a appris que la guerre était un conflit déclaré entre plusieurs groupes (États ou autres) qui se reconnaissent mutuellement et qui parlent le même langage. C’est ce que dit la Convention de Genève. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, elle ne concerne pas que des militaires. Mais les textes de loi ont toujours un train de retard sur la réalité. Sommes-nous en train d’assister à la naissance d’un nouveau type de guerre ?
Et pourquoi je ne me suis pas posée la question quand on me disait que la France faisait des « opérations de maintien de la paix » au Mali ou au Sahel ? Parce que ça ne me touchait pas, parce que ça n’avait pas lieu sur le sol national ? Parce que le président n’avait pas encore prononcé le mot ? Maintenant que je sais qu’il y a un lien entre là-bas et ici, je me pose la question :
Le peuple doit-il être consulté pour lancer des opérations militaires ? Dans notre Cinquième République, le président, chef des armées, est le seul à décider d’une intervention à l’étranger. Il est vrai que si tous les gouvernements se mettaient à demander à leur peuple s’ils veulent partir en guerre à l’autre bout du monde, on risquerait fort de diminuer considérablement les conflits. Le changement de Constitution nécessaire n’est peut-être pas celui qu’on croit.
Si nous sommes en guerre, c’est que nous avons un ennemi. Mais au fait, qui est notre ennemi ? On nous dit que l’ennemi c’est le terrorisme. Mais le terrorisme n’est ni une personne, ni un groupe de personnes, ni une chose. Ce n’est ni une pathologie ni un état d’être. L’acte de semer la terreur parmi les populations civiles dans le but d’asseoir un pouvoir économique, politique, territorial, religieux, idéologique, n’a pas été inventé par les djihadistes. Les états, les services secrets, les groupes indépendantistes, les groupes religieux, ont utilisé le terrorisme pour défendre leurs causes (les Tamouls au Sri Lanka, les Palestiniens en Israël, la France en Algérie, les USA en Union Soviétique). Dire que notre ennemi c’est le terrorisme, c’est comme si on disait en pleine guerre froide que notre ennemi c’est le nucléaire.
Les gens de Daech sont-ils des barbares, des fous, des monstres ? Un ennemi, ça se nomme, ça s’identifie, et ça se comprend. Si je dis « ce sont des barbares », je les mets à distance, et je me condamne à ne pas les comprendre (bar-bar, la langue des étrangers de la cité qu’on ne pouvait pas comprendre). Si je me souviens bien de mes cours d’histoire, il me semble que les pires atrocités sont en général parfaitement planifiées par des gens rationnels qui suivent leur logique jusqu’au bout. Puisqu’il est à la mode de voir en Hitler l’incarnation du mal absolu, n’avions-nous pas pris Hitler pour un illuminé, au lieu de le prendre au sérieux ?
Si je considère que les gens de Daech ne sont ni des fous ni des barbares, alors je m’autorise à m’interroger sur eux. Quelle est l’idéologie de Daech ? Je sais que cette idéologie est absurde, méprisante de la vie, mais je vais m’efforcer de la comprendre. S’ils méritent tout mon mépris, les djihadistes méritent aussi toute mon attention. Daech ne sera pas éternel. Mais son idéologie pourra peut-être lui survivre. Et comme toute idéologie se fonde sur les manquements d’autres idéologies, je me demande : À quoi s’oppose Daech ? Contre qui et quoi exactement Daech lutte-t-il ?
Ceux qui ont commis les attentats de Paris étaient membres de Daech. J’en oublierais presque qu’ils étaient aussi – et avant – Français. Et je me demande alors : Qu’est-ce qui attire une partie de nos jeunes dans le Djihad ? Si le sol français est un terreau fertile pour le djihadisme, c’est bien qu’il manque quelque chose dans l’idéal de vie que nous proposons à notre jeunesse. Alors quel est ce grand vide que le djihadisme vient combler pour une partie de nos jeunes ? Oui : les auteurs de ces attentats étaient aussi « nos jeunes ».
À quels endroits notre société a-t-elle failli ? C’est peut-être la question la plus inconfortable, car elle inclut d’un coup tous les citoyens. Mais s’il y a une chose que je déteste, c’est bien l’impuissance. Je préfère croire qu’il y a quelque chose dans la société à laquelle je participe qui ne va pas, plutôt que de croire que c’est uniquement la faute de nos dirigeants. Parce que si j’ai une part de responsabilité, alors je peux agir. Et je crois savoir que tout événement majeur a deux bases : le macro (les grandes tendances politiques, géostratégiques, économiques du monde) et le micro (les petits gestes, le vivre-ensemble, le quotidien). Et que nous vivons dans un monde où les actions les plus individuelles sont mystérieusement reliées aux phénomènes mondiaux.
Avons-nous été attaqués pour ce que nous sommes, pour ce que nous représentons ou pour ce que nous faisons ? Sans doute un peu des trois. Je m’étonne simplement qu’on ne dise pas que les Tunisiens, les Libanais et les Russes ont été attaqués pour leurs valeurs de liberté, de paix, de tolérance et pour leur joie de vivre. Peut-être que leurs dirigeants le font, dans chacun de ces pays. En tous cas les grandes villes du monde n’ont pas porté leurs couleurs et les orchestres n’ont pas joué leur hymne.
Au fait, quel est donc ce nous qui a été attaqué ? Ce nous qu’est la France inclut des Français de confession musulmane. Ceux qu’on appelle très maladroitement « les Musulmans de France ». Je me souviens avoir entendu une auditrice de France inter se présenter ainsi (je cite de mémoire car l’émission n’est plus accessible) : « Bon je ne sais pas comment je vais me présenter… je suis française… disons… de culture arabo-musulmane ». Elle tenait ces mots comme s’ils lui brûlaient les doigts. Car une autre question se pose depuis les attentats : Les Français de confession ou de culture musulmane devraient-ils réagir pour manifester leur désapprobation des crimes qui sont commis au nom de l’islam ? À la question d’un journaliste : « Madame, seriez-vous d’accord pour que s’organise une marche des Musulmans de France ? », elle a répondu : « Mais Monsieur nous étions là à la marche du 11 janvier, seulement vous ne nous voyez pas. Forcément, comment vous identifiez un musulman ? Ceux qui sont intégrés ce sont précisément ceux qu’on ne voit pas. »
Je n’oserai pas apporter de réponse à cette question. Je sais seulement qu’elle pose problème de par le fait même d’identifier un groupe qui s’appellerait « Musulmans de France ». Parce que la France ne repose pas sur un modèle multiculturel dans lequel les citoyens sont identifiés par leur appartenance ethnique culturelle ou religieuse, comme c’est le cas au Canada ou aux États-Unis. La France ne reconnaît que des citoyens. Et pourtant elle semble demander à une communauté qui n’existe pas de se manifester. Pourtant, je peux me poser la question : Si des gens tuaient au nom de quelque chose dans lequel je crois ou que je suis – au nom des femmes, au nom des brunes, au nom des musiciens, au nom de la protection de l’environnement – est-ce que je ne répondrai pas, avant tout en tant que citoyenne, mais aussi en tant que femme, brune, musicienne, soucieuse de l’environnement ? Il est vrai qu’on ne demande pas à tous les Chrétiens de manifester lorsque les milices anti-Balaka de Centrafrique tuent des milliers de musulmans. Ni à tous les Juifs d’exprimer leur désapprobation des crimes commis par les colons ultra-religieuxen Palestine.
Les personnes de confession musulmane ont la malchance de vivre à une époque qui ne parle que d’eux. Je ne peux qu’imaginer leur malaise, leur peur et leur colère. Leur envie qu’on les laisse tranquilles. Et aussi leur désir d’agir, de reprendre possession de leur culture et de leur identité, pour léguer à leurs enfants un monde où ces questions auront été, si ce n’est résolues, au moins dénouées. Le travail qui les attend est immense pour repenser leur identité, leur rapport à leur livre, leur manière de vivre leur foi. J’espère qu’ils dépasseront la peur et la rancœur pour s’interroger, eux aussi.
Je ne peux pas m’interroger à leur place. Je ne peux qu’éviter de dire des bêtises sur ce que je ne connais pas. Par exemple en me demandant que sont les cultures islamiques et leurs peuples si différents ? Il me faut pouvoir penser l’islam en dehors des étiquettes vides de sens « islam modéré », « vrai islam », « islam radical ». Lorsque je saurai la différence entre le wahabisme et le salafisme, entre les différentes mouvances du sunnisme et du chiisme, lorsque je connaîtrai l’histoire du djihadisme, lorsque je saurai que ce qu’on appelle « le monde musulman » inclut des Arabes, des Turcs, des Afghans, des Kurdes, Indonésiens (etc.), lorsque j’aurai ouvert le Coran et que je pourrai le lire avec un regard historique, anthropologique et critique, je pourrai commencer, peut-être, à tisser un début d’opinion.
En attendant, je m’interroge. Aujourd’hui poser des questions, c’est tout ce que je suis capable de faire.
We don’t know each other but I wanted to write to you because we belong to the same generation. I am a native of France and am under 30. I grew up with people of different nationalities and cultures. I adhere to the republican values of France, yet am very much transcultural. My family origins are North African. Most important, I am a seeker of people’s stories. I try to capture glimpses of the world, and bring to light the powerful forces that so many of us carry dormant within ourselves.
I have always loved patios. Last time I was in Paris I spent many pleasant hours on 10th 11thand 18th arrondissements patios. I experience the luxury of not going anywhere. I catch up on myself in the middle of a city that doesn’t know I exist. Not quite outside, not really inside, I embrace the art of waiting in the middle of the city’s flow. Today the patios of Paris will never be the same for anyone who knows them.
However, today it is not to the patio that I wish to go. For several days now, the idea has been going around that the liberty, diversity and joie de vivre that we enjoy in our society has been attacked and that we should resist by going for a drink on a patio. Tous en terrasse !is the battle cry of this well meaning but merely symbolic impulse.
We are told that we were targeted because we are a shining model of liberty, equality, justice and culture. Well that may be flattering for the ego, and soothing for the identity crisis we are experiencing as a nation. Isn’t it rather that we were attacked because of many reasons, among which that France has been a colonial power in the Middle East, had been involved in bombing campains and military operations in the region, has plunged a generous hand in its natural resources, and has profited handsomely of arms sales throughout the region, indirectly arming her own enemies ? France is also a very fertile breeding ground for djihadism, having the greatest number of young people leaving to fight in Syria in all of Europe. Proximity facilitates collaboration in between French and Belgium djihadists.
This reality is less attractive than the appeal to our national idealism made by the heads of state. But on the other hand, if we were attacked for what we are, we can’t do much about it. If we were attacked for what we do, then we can. And there are so many things that every citizen could contribute to, such as :
– Supporting research in renewable energy. Because once oil is no longer the be all and end all of the global economy, the Middle East will no longer be the center of our attention. At last the fate of the Congolese and Tibetans will weigh as heavily on our conscience as that of the Syrians and Palestinians.
– Finding new political models in which we no longer simply delegate the ensemble of a nations activities to a group of men and women who may decide that dropping a few bombs will have a desirable effect, and who do business with countries that are little better than an Isis who has succeeded.
– The media has shown us that since November 13th there has been a big increase in youth who wish to join the police force. Very well. But where is the upsurge in would-be educators and social workers, those who could actively prevent the seed of djihad from being cultivated in the fertile soil that is France
If the only answer, or even the main answer that the French youth is offering, is to go and have a drink on the patio and go see a concert, I think we are falling short of the symbol we think we represent.
I wonder if we can’t make use of this need to come together to redefine the image of ourselves projected in the media. Perhaps you did not resonate with this Tous aux terrasse ! , friend of a thousand faces. Many among you are mobilised, working to formulate another model for our society. Others among you would like to act but don’t know how. Others don’t bother thinking about it. It is principally to these latter two that I am offering a personal, yet maybe shared, interpretation of the words diversity, liberty and joie de vivre.
My diversity
Whether we are French, Malian, Chinese, Kurdish, Muslim, Jewish, Christian, Atheis, Agnostic, bisexual gay or straight, we are all the same once we become good little footsoldiers of neo liberalism and hyperconsomation. We love Nutella which destroys thousands of hectars of rainforest and contributes to decimate Amazonian populations. We buy the latest smartphone and toss the old ones onto the ungodly heap of refuse choking our world. We buy cheap clothes dyed by children in Bangladesh and China. We spend hundreds each year on make up tested on animals.
My diversity will be defined by exchanges with peole who are really different from me : a family of eight people living in a small apartment, prisoners, the elderly living alone, the boy who retreats within himself because he is constantly rejected, the teans who don’t have access to plays, those in remote villages with no work. If we respond to calls such as theirs, rather than to the call “Tous à la terrasse !” we may actually improve our society.
My liberty
I don’t see how following every weekend the holy shrine of indulgence is a sign of freedom. My freedom will consist in avoiding the boulevard of hyperconsomation, of endless accumulation and striving.
My freedom will consist of making sure my passing in another country as a tourist is not disfiguring it just a little bit more. My freedom will be to look for the pleasures that create fullfillment rather than a voice.
My entertainment
My entertainment is not fuelled by the mass diversion machine. It lies in supporting local artists and local concert houses, theatre toupes and cultural associations. Spending the day with an elderly person languishing in boredom and isolation, that’s a party.
A celebration is something that pulls me out of my everyday routine. When I find that my life is overwhelmed with noise and light of the screens, then unplugging from it feels like a grand celebration indeed.
Please don’t mistake my critique as one that sympathises with the djihadist cause. They do not have a monopoly on criticism of the decadence of hyperconsomation. Their criticism is only a speech, because they drink out of the same sources as the most ardent capitalists : the selling of arms and oil.
Voilà. I don’t know if we will cross paths on the same patios, or in the sames parties. I would simply like to remind you that you have the right and the capacity to construct another image of yourself that the one blasted at you by the mass media. Of course we will continue to eat, drink, dance and be merry. But let us not mistake these acts as ones of meaningful resistance that send a defiant message to the djihadists. Apparently the march of January 11th in Paris was not particulartly impressive for them.
Let’s all take a moment of pause on our internal patio, raise our heads and examine the society in which we live. Who knows, perhaps in the distant shreds of white sky stung from building to building, we will catch a glimpse of the society we wish to build.
Cette lettre a donné naissance au livre Lettres à ma génération publié chez Michel Lafon. Pour commander le livre, cliquez sur le livre. Pour lire des extraits, cliquez ici.
Lettre publiée dans
Je ne suis qu’une lettre d’opinion, pas un essai. Je suis juste une petite lampe de poche qui a essayé d’éclairer ce qui était trop souvent laissé dans l’ombre. Alors oui, mon étroit faisceau lumineux laissera bien d’autres choses dans l’ombre. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas importantes. Simplement que parfois pour ramener la corde à un juste milieu, il faut tirer très fort d’un côté.
Salut,
On se connaît pas mais je voulais quand même t’écrire. Je suis française, je n’ai pas trente ans. Paris, c’est ma ville.
J’ai grandi au milieu de gens de beaucoup de nationalités, cultures et religions différentes. Je suis autant républicaine et transculturelle. J’ai « des origines » comme on dit maghrébines. Surtout, je suis pisteuse de paroles et d’histoires. J’essaye de raconter un petit bout du monde, de mettre en mots les puissances endormies que tant de gens portent en eux.
J’ai toujours adoré les terrasses. La dernière fois que j’étais à Paris j’y ai passé des heures, dans les cafés des 10e 11e et 18earrondissements. À la terrasse, je m’offre le luxe d’aller nulle part. Je prends de mes nouvelles au cœur d’une ville qui ne sait pas que j’existe. Ni dehors ni dedans, je cultive l’attente au milieu du passage. Ni vraiment dans la rue, ni tout à fait quelque part, j’ai rendez-vous avec la ville entière. J’y ai écrit un livre qui s’appelle Chroniques de terrasse. Il est maintenant quelque part dans la pile de manuscrits de plusieurs maisons d’édition. Aujourd’hui j’aurais envie d’y ajouter quelques pages.
Pourtant aujourd’hui, ce n’est pas en terrasse que j’ai envie d’aller.
Depuis plusieurs jours, on m’explique que c’est la liberté, la mixité et la légèreté de cette jeunesse qui a été attaquée, et que pour résister, il faut tous aller se boire des bières en terrasse. Je ne suis pas sûre que si les attentats prévus à la Défense avaient eu lieu, on aurait lancé des groupes facebook « TOUS EN COSTAR AU PIED DES GRATTE-CIELS ! » ni qu’on aurait crié notre fierté d’être un peuple d’employés et de patrons fiers de participer au capitalisme mondial, pas toi ?
On nous raconte qu’on a été attaqués parce qu’on est le grand modèle de la liberté et de la tolérance. De quoi se gargariser et mettre un pansement avec des coeurs sur la blessure de notre crise identitaire. Sauf qu’il existe beaucoup d’autres pays et de villes où la jeunesse est mixte, libre et festive. Vas donc voir les terrasses des cafés de Berlin, d’Amsterdam, de Barcelone, de Toronto, de Shanghai, d’Istanbul, de New York !
À écouter et lire les nombreux spécialistes, il me semble qu’on a plutôt été attaqués parce que la France a bombardé certains pays en plongeant une main généreuse dans leurs ressources, parce que la France est accessible géographiquement, parce que la France est proche de la Belgique et qu’il est facile aux djihadistes belges et français de communiquer grâce à la langue, parce que la France est un terreau fertile pour recruter des djihadistes.
Oui je sais, la réalité est moins sexy que notre fantasme. Mais quand on y pense, c’est tant mieux, car si on a été attaqué pour ce qu’on est, alors on ne peut pas changer grand chose. Mais si on a été attaqué pour ce qu’on fait, alors on a des leviers d’action :
– S’engager dans la recherche pour trouver des énergies renouvelables, car quand le pétrole ne sera plus le baromètre de toute la géopolitique, le Moyen-Orient ne sera plus au centre de nos attentions. Et d’un coup le sort des Tibétains et des Congolais de RDC nous importera autant que celui des Palestiniens et des Syriens.
– S’engager pour trouver de nouveaux modèles politiques afin de ne plus déléguer les actions de nos pays à des hommes et des femmes formés en école d’administration qui décident que larguer des bombes (car parfois les bombes c’est bien il paraît), ou qu’on peut commercer avec un pays qui n’est finalement qu’un Daesh qui a réussi.
– Les journalistes ont montré que les attentats ont éveillé des vocations de policiers chez beaucoup de jeunes. Tant mieux. Mais où sont les vocations d’éducateurs, d’enseignants, d’intervenants sociaux, de ceux qui empêchent de planter la graine djihadiste dans le terreau fertile qu’est la France ? Si elles sont aussi nombreuses que les vocations policières, alorson peut se demander pourquoi les journalistes ont choisi de se focaliser dessus. Si les jeune se tournent plutôt vers les vocations policières qu’éducatrices, on peut se demander ce que cela traduit.
Si la seule réponse de la jeunesse française à ce qui deviendra une menace permanente est d’aller se boire des verres en terrasse et d’aller écouter des concerts, je ne suis pas sûre qu’on soit à la hauteur du symbole qu’on prétend être. L’attention que le monde nous porte en ce moment mériterait qu’on aille bien plus loin.
Je ne suis pas en train de te dire qu’il ne faut pas y aller, en terrasse ! Bien sûr qu’il faut y aller, comme il faut aller à la boulangerie, à la bibliothèque, au cinéma. Il faut tout simplement vivre. Parce qu’on n’a pas le choix. C’est une résistance symbolique. Mais dans toute situation de « guerre » ou en tous cas, exceptionnelle, il faut faire des choix pour être le plus efficace possible. Et dans l’imaginaire médiatique, je n’ai pas vu de mouvement « parlons-nous ! » ou « aidons-nous ! ». Si un jour nos enfants se penchent sur cet épisode, je ne me sentirais pas fière que le symbole de cette résistance ait été l’image de moi en train de boire un verre. J’aurais préféré une main tendue, surtout une oreille qui s’ouvre.
Alors c’est peut-être un peu tôt, mais il n’est jamais trop tôt pour s’interroger. Je me demande si on ne peut pas profiter de ce besoin d’être ensemble pour redéfinir l’image que les médias projettent de ce que nous sommes, nous les jeunes. Je ne me suis pas reconnue dans le symbole médiatique de mixité, de liberté et de fête qui a été affiché dans les médias de masse. Peut-être que toi aussi, d’ailleurs. Parce que je sais bien que tu as mille visages. Que certains agissent déjà, chaque jour au quotidien, en cherchant un autre modèle de société. Ceux-là souvent n’ont pas le temps de brandir des symboles. Je sais que d’autres voudraient bien agir mais ne savent pas comment faire. Et que d’autres ne se sont pas posés la question. Ce sont bien sûr à ces deux derniers que j’écris.
Ma mixité
Qu’on soit maghrébin, français, malien, chinois, kurde, musulman, juif, athée, bi homo ou hétéro, nous sommes tous les mêmes dès lors qu’on devient de bons petits soldats du néo-libéralisme et de la surconsommation. On aime le Nutella qui détruit des milliers d’hectares de forêt et décime les populations amazoniennes, on achète le dernier iphone et on grandit un peu plus les déchets avec les carcasses de nos anciens téléphones, on préfère les fringues pas chères teintes par des enfants du Bengladesh et de Chine, on dépense des centaines d’euros en maquillage testé sur les animaux et détruisant ce qu’il reste de ressources naturelles.
Ma mixité, ce sera d’aller à la rencontre de gens vraiment différents de moi. Des gens qui vivent à huit dans un deux pièces, peu importe leur origine et leur religion. Des enfants dans les hôpitaux, des détenus dans les prisons. Des vieilles femmes qui vivent seules. De ce gamin de douze ans à l’écart d’un groupe d’amis, toujours rejeté parce qu’il joue mal au foot, qui se renferme déjà sur lui-même. Des ados dans les banlieues qui ne sont jamais allés voir une pièce de théâtre. Ceux qui vivent dans des petits villages reculés où il n’y a plus aucun travail. Les petits caïds de carton qui s’insultent et en viennent aux mains parce que l’un n’a pas payé son cornet de frites au McDo. D’habitude quand ça arrive, qu’est-ce que tu fais ? Tu tournes la tête, tu ris, tu te rassures avec un petit « Et ben ça chauffe ! » et tu retournes à ta conversation. Si tous ceux qui ont répondu à l’appel Tous en terrasse ! décidaient de consacrer quelques heures par semaine à ce type d’échange… il me semble que ça irait déjà mieux. Ça apportera à l’humanité sans doute un peu plus que la bière que tu bois en terrasse.
Ma liberté
Je ne vois pas en quoi faire partie du troupeau qui se rend chaque semaine aux messes festives du weekend est une marque de liberté. Ma liberté sera de prendre un autre chemin que celui qui passe par l’hyperconsommation. D’avoir un autre horizon que celui de la maison, de la voiture, des grands écrans, des vacances au soleil et du shopping.
Ma liberté sera celle de prendre le temps quand j’en ai envie, de ne pas m’affaler devant la télé en rentrant du boulot, d’avoir un travail qui ne me permet pas de savoir à quoi ressemblera ma journée.
Ma liberté, c’est de savoir que lorsque je voyage dans un pays étranger je ne suis pas en train de le défigurer un peu plus. C’est vivre quelque part où le ciel a encore ses étoiles la nuit. C’est flâner dans ma ville au hasard des rues. C’est avoir pu approcher une autre espèce que la mienne dans son environnement naturel.
Ma liberté, ce sera de savoir jouir et d’être plein, tout le contraire des plaisirs de la consommation qui créent un manque et le besoin de toujours plus. Ma liberté, ce sera d’avoir essayé de m’occuper de la beauté du monde. « Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête que quelque chose a changé pendant que nous passions » (Claude Lemesle).
Ma fête
Ma fête ne se trouve pas dans l’industrie du spectacle. Ma fête c’est quand j’encourage les petites salles de concert, les bars où le musicien joue pour rien, les petits théâtres de campagne construits dans une grange, les associations culturelles. Passer une journée avec un vieux qui vit tout seul, c’est une fête. Offrir un samedi de babysitting gratuit à une mère qui galère toute seule avec ses enfants, c’est une fête. Organiser des rencontres entre familles des quartiers défavorisés et familles plus aisées, et écouter l’histoire de chacun, c’est une fête.
La fête c’est ce qui sort du quotidien. Et si mon quotidien est de la consommation bruyante et lumineuse, chaque fois que je cultiverai une parole sans écran et une activité dont le but n’est pas de consommer, je serai dans la fête. Préparer un bon gueuleton, jouer de la gratte, aller marcher en forêt, lire des nouvelles et des contes à des jeunes qui sentent qu’ils ne font pas partie de notre société, quelle belle teuf !
N’allez pas me dire que je fais le jeu des djihadistes qui disent que nous sommes des décadents capitalistes… s’il vous plaît ! Ils n’ont pas le monopole de la critique de l’hyper-consommation, et de toute façon, ils boivent aux mêmes sources que les pays les plus capitalistes : le pétrole et le trafic d’armes.
Voilà. Je ne sais pas si on se croisera sur les mêmes terrasses ni dans les mêmes fêtes. Mais je voulais juste te dire que tu as le droit de te construire autrement que l’image que les médias te renvoient. Bien sûr qu’il faut continuer à aller en terrasse, mais qu’on ne prenne pas ce geste pour autre chose qu’une résistance symbolique qui n’aura que l’effet de nous rassurer, et sûrement pas d’impressionner les djihadistes (apparemment ils n’ont pas été très impressionnés par la marche du 11 janvier), et encore moins d’arrêter ceux qui sont en train de naître.
Ce qu’on est en train de vivre mérite que chacun se pose un instant à la terrasse de lui-même, et lève la tête pour regarder la société où il vit. Et qu isait… peut-être qu’un peu plus loin, dans un lambeau de ciel blanc accroché aux immeubles, il apercevra la société qu’il espère.
« Est-ce que l’univers va s’occuper de moi comme je m’apprête à m’occuper des autres ? » Quand le vagabond céleste jette cette question à l’assaut du ciel, j’ai ouvert grand les yeux et je me suis avancée comme pour bien entendre la réponse qu’allait lui faire l’univers. Mais rien. Il n’y eut pas de réponse.
Vois-tu, Pierrot, moi aussi je l’ai poussé, ce cri où on met l’univers au défi. Et dans cette question, c’est toute la question de la justice. Le monde est-il juste et équilibré ? Je sais que depuis que tu as chaussé tes bottes, tu as trouvé que oui, l’univers s’occupe de nous quand on lâche tout et qu’on poursuit seulement son rêve. Que vous recevez quand vous donnez. Parce que vous réveillez chez les gens l’envie de donner et de partager. Quelqu’un finit toujours par s’arrêter pour vous prendre dans son char.
Et pourtant, Pierrot, on ne va pas dire au gamin des banlieues de Kiev irradié par Tchernobyl ou celui des campagnes d’Argentine empoisonné par Monsanto, que ce qu’ils vivent est le juste retour de l’univers à ce qu’ils ont fait, n’est-ce pas ? On ne va pas dire aux ouvriers, paysans et artisans qui aiment leur travail et ont trimé toute leur vie, et qui ont tout perdu parce que des businessmen se sont amusés avec la valeur de tout, que ça leur est arrivé parce qu’ils ont triché avec leurs rêves ? Et les businessmen repus et enflés de pouvoir et heureux à leur manière, va-t-on leur dire qu’ils ont la vie qu’ils méritent ?
J’ai beaucoup voyagé et j’ai côtoyé des milieux très différents. Et partout je n’ai vu que le règne du chaos. J’ai vu des gens méritants talentueux et travailleurs trouver leur rêve, et d’autres tout aussi talentueux, travaillants, généreux, finir misérables et seuls. Je vois chaque jour la bêtise, la facilité et le conformisme être récompensé. Entendons-nous bien, Pierrot. Je ne parle pas de succès et de gloire décadente à la Whitney Houston. Je parle bien d’épanouissement personnel, de paix intérieure et de rêve accompli.
Les gens peuvent être aussi méprisants et indifférents qu’ils savent être attentifs et généreux. Et je maintiens que l’univers ne s’occupe pas toujours de ceux qui s’occupent des autres. Ne pensez-vous pas que le monde aurait une autre tête, si c’était le cas ?
Je crois que chacun pétrit moule et taille son rêve, mais qu’aucun rêve ne peut marcher tout seul. Il lui faut un sol avec du sable ou des graviers, de la terre ou du bois, il lui faut aussi un air, un soleil, un horizon. Je crois que sans sa femme, Nelson Mandela aurait été oublié au fond de sa prison. Je crois que sans Jacques Canetti, les Brel, les Barbara, les Brassens, les Piaf, seraient restés – comme d’autres – des amuseurs de cabaret. Parce qu’il a cru en eux au moment où personne n’y croyait.
Je crois que la meilleure des graines peut ne pas pousser si le sol, la lumière et l’eau ne sont pas cléments. Je crois qu’il existe beaucoup de puissances endormies en nous, qui resteront toujours inactivées. Je crois que des vies pleines de ces puissances sont arrêtées chaque jour, pour rien. Je crois que toute personne qui a connu un champ de bataille, et l’obus qui tombe ici et pas un mètre plus loin, le sait.
Je crois aux rencontres avortées qui auraient pu construire bien des rêves, mais qui ne se sont pas faites. Parce que ça n’était pas le bon moment. Je crois qu’on fait ce qu’on peut et qu’il manque quelque chose à l’équation : si tu ne triches pas avec ton rêve, l’univers te répondra. L’univers est capricieux, Pierrot.
Je ne crois pas que les choses sont comme elles devraient être. Et que c’est bien pour ça qu’il faut avoir un rêve. Un rêve qui s’occupe de la beauté du monde, puisque le monde est parfois bien négligent de sa beauté.
Voilà Pierrot, je ne sais pas si dans tes vagabondages sur la sphère virtuelle tu trouveras cette lettre, ces morceaux que je dépose au bord de la route en attendant que quelqu’un s’arrête.
Je te laisse avec deux chansons entre lesquelles je tangue :