Alors que je déchiffre la partition de la Pathétique, les larmes montent. Parce que cette musique est vraiment trop belle, parce qu’elle sort de mes doigts – de mes doigts ! – et parce que ce bonheur monte d’un cahier qui représente ce que j’ai haï de l’âge de cinq ans à l’âge de dix-sept ans. Quel étrange mélange, cette gratitude envers ce qui nous a blessé, humilié, bousculé. Les transports bondés du soir qu’il fallait laisser passer, en cherchant un endroit où poser un instant le cartable trop lourd des affaires d’école et de conservatoire. Longtemps mes mercredis ressemblaient à ça : 8h30-13h école, puis traversée presto de l’arrondissement et sandwich en route pour arriver à 14h au cours de solfège qui durait jusqu’à 16h. 16h à 16h30 piano, 16h30 à 17h30 chorale, où tous les pianistes privés de cours d’orchestre étaient relégués. Si je suis capable de jouer aujourd’hui cette magnifique musique qui me remplit me console, c’est grâce à cet apprentissage douloureux et imposé, à ces heures dans les salles capitonnées dont les fenêtres ne s’ouvraient pas et où la vue d’un élève qui sortait en pleurant était tout à fait ordinaire et admise. À ces examens deux fois par an, où cinq chaises étaient disposées dans un long couloir menant à la salle d’examen, et où les cinq prochains sur la liste passaient de chaise en chaise, approchant de la porte rose derrière laquelle on entendait les morceaux imposés joués souvent plus vite et mieux. Une année, j’ai redoublé mon piano. Le commentaire du jury a été : « Bon, vous avez de la musicalité, de la sensibilité… mais alors vraiment la technique ça ne va pas. Travaillez votre pouce, et votre main gauche ! » Je suis ressortie enchantée qu’on m’ait dit que j’avais de la sensibilité. Et je n’ai jamais plus stressé à un examen.
Si seulement on m’avait fait écouter toutes les versions de ce morceau jouées par différents pianiste, si seulement on m’avait parlé du compositeur et du moment où il l’a écrit, au lieu de me coller le nez dans les notes et de me lister les objectifs techniques qui me permettraient de passer dans la classe supérieure ! Si seulement… mais non, je n’ai même pas envie de réécrire cette histoire. J’ai appris ce que je ne veux pas, et j’ai surtout appris à retourner les faiblesses en forces, à retourner la contrainte en désir. À mettre ce que je n’ai pas choisi au service de ce en quoi je crois, et à faire de la contrainte une force de propulsion vers la liberté d’expression. C’est peut-être ça surtout, avoir du talent. On est loin du simpliste « fais ce qu’il te plaît et ce que tu aimes, ne vois que les points positifs » du développement personnel et de la société de consommation. Je n’envie pas ceux qui ne savent faire que ce qu’ils aiment, et qui lâchent tout dès qu’un aspect du travail ne leur plaît pas. Je ne dis pas qu’il faut obliger les enfants à faire ce qu’ils détestent, ni qu’il faut contrer leur désir, mais je n’envie pas une génération qui ne sait rien faire tant que ce n’est pas subordonné à son plaisir du moment.
Car c’est avec cette force de transformation de la contrainte et du malheur que Beethoven a composé alors qu’il devenait sourd, que Stephen Hawking s’est obstiné à chercher les origines de l’univers, que Django a développé une nouvelle technique pour jouer avec trois doigts, que les tortues ont survécu à l’extinction des dinosaures. Je ne suis pas en train de dire qu’on ne peut créer que dans la douleur. Je ne suis pas non plus en train de proposer le message christique de remercier ceux qui nous offensent. Simplement que nous avons en nous cette faculté miraculeuse de transformer ce qui nous offense en ce qui nous sert, et qu’elle nous rappelle ce que vivre peut vouloir dire.
Je ne sais par quel miracle la beauté de la musique est toujours restée intacte en moi. Elle a traversé un apprentissage fait de douleurs et d’humiliations, une périodes de rébellion et de désertion. Elle a connu un nouvel apprentissage, des tentatives d’exister dans le paysage de la chanson québécoise et française, et leurs échecs. Elle survit aujourd’hui dans l’écrin de ma solitude, quelque part à 900 mètres d’altitude, là personne ne m’entend jouer. Sur ce piano que j’ai rencontré au Canada et que je n’ai pas pu laisser lorsque je suis partie, je ne vais pas aussi souvent que je le voudrais. Pour ne pas me faire happer. Je me dis que le jour où j’y passerai tout le temps que je voudrais, c’est que je n’aurai plus rien à déposer dans le monde, ou que j’aurai renoncé, et que je n’aurai plus qu’à me faire du bien.
Ce soir, Beethoven, un cahier bleu et 88 touches m’ont appris que tout peut se revisiter. Les morceaux de musique comme les blessures d’enfance, les relations comme les gestes impardonnables. Mais qui se donne la peine aujourd’hui de revisiter ? À l’heure des stories qui durent une journée et disparaissent, des posts qu’il faut saisir dans l’instant avant qu’ils ne disparaissent du fil d’actualité, qui peut encore gratter ses certitudes, aller voir derrière ce qu’on pense savoir d’une personne ou ce qu’elle affiche ? Qui pour reposer la question de ce qui a eu lieu, pour aller voir quelques mesures en arrière, et écouter le deuxième mouvement ?
Chapitre 1 : Le cahier bleu
Chapitre 2 : Apprendre à désapprendre