Analyses

Abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, mouvement Me Too, cri d’alarme de 15 000 scientifiques sur le réchauffement climatique, crise des réfugiés, Brexit, crise en Catalogne, ratification du CETA, cris de colères dans les prisons et dans les maisons de retraite, COP21, grèves des cheminots, blocage des universités. Ces événements n’auraient-ils pas un air de famille ? Comme si quelque chose d’essentiel se jouait que nous n’arrivons pas à nommer. Derrière la complexité de chaque phénomène, la même question se pose, patiente et entêtée.

Nous savons ce que nous rejetons. Savons-nous ce que nous voulons ?

COP21 mais signature du CETA, abandon du projet de Notre Dame des Landes mais projet d’enfouissement de déchets radioactifs dans la Meuse[1], inquiétudes devant le Brexit mais incapacité à repenser un projet européen qui préserve les citoyens avant les intérêts des multinationales, débats sur la laïcité et la liberté d’expression réinterrogeant sans cesse ce qu’est notre nation, tâtonnements pour changer l’école sans interroger les fondements de l’éducation, cris mal entendus des personnes œuvrant dans les services publics, cris coincés dans la gorge des paysans qui se suicident… Notre modèle de société est continuellement mis en question dans des crises de plus en plus aigües.

Partout, ici et ailleurs, le modèle néolibéral s’essouffle, emportant sur son passage les rêves, le fruit d’années de travail et la dignité de ceux qu’il broie. Le rejet de ce modèle se fait de plus en plus entendre. Le spectre des réactions est large : expérimenter des modèles alternatifs à échelle locale, brandir le modèle nationaliste, rejeter les élites traditionnelles et les remplacer par des trompe-l’œil, attendre que le changement vienne d’en haut. De l’élection de Donald Trump à celle d’Emmanuel Macron, la question du changement de nos modèles de société se pose jusqu’au sommet de la hiérarchie : sommes-nous dans une rupture ou dans une continuité déguisée ? Comment retrouver notre puissance d’agir en tant que citoyens sans se donner le temps d’envisager un autre modèle de société ?

Nous savons ce que nous rejetons. Mais savons-nous seulement ce que nous voulons ? Face à la menace de leur désintégration, les sociétés ont toujours su se projeter, dans le réel et dans l’imaginaire, en édifiant des monuments, en inventant de nouveaux récits, en conquérant de nouveaux territoires géographiques et imaginaires. C’est quand il se sent en danger que l’être humain se met à inventer.

La culture néolibérale et son individualisme consommateur sont ébranlés dans leurs fondements par des menaces d’ordre environnemental, technologique et social. Le dérèglement climatique et disparition de la biodiversité, le développement opaque de l’intelligence artificielle, les démocratures et le terrorisme nous obligent à envisager le changement ou notre disparition.

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Capture d’écran 2018-01-26 à 19.07.41Sommes-nous à la fin de notre civilisation ? Assistons-nous au grand effondrement ? Le sujet revient régulièrement dans la presse. La question de savoir si nous avons les outils pour penser et expérimenter d’autres modèles est réservée à la presse spécialisée et des courants qu’on appelle alternatifs.

 

 

Retrouver un récit à chaque étage de notre expérience

Nous vivons un moment schizophrénique où, tout en énonçant la possibilité de notre fin, nous continuons à vivre comme si notre culture était immortelle. Les changements s’envisagent par bribes et par secteurs, à coup de mesures médiatisées ou de petits gestes qui donnent bonne conscience. Nous nous mettons à recycler, mais pas les petits emballages, c’est trop compliqué. Nous nous mettons à acheter bio, mais continuons à manger des tomates en hiver, juste pour agrémenter la salade. Nous supprimons les sections L S et ES tout en continuant à propager l’idée que les voies professionnelles sont réservées aux perdants de l’école. Nous consommons du lait végétal de la même manière que du lait animal sans les diversifier. Nous critiquons à juste titre les conditions dans les maisons de retraite, sans remettre en question la segmentation de nos sociétés où les personnes âgées et les enfants sont maintenus dans un univers clos. Nous oublions d’interroger les fondements d’une société où l’économie, le social, le politique, l’éducation, l’information, l’art, la santé, l’information, sont interdépendants. Chaque sphère produit le récit de ce que nous sommes.

Comment envisager ce récit sans redéfinir notre rapport au monde ? Un rapport qu’il faudrait pouvoir articuler à chaque échelle de notre appartenance : territoriale, culturelle, historique, politique, linguistique, et notre appartenance plus large à l’humanité et au vivant.

Les grands mythes des années soixante et celui de l’homme providentiel ont disparu. Le capitalisme consumériste n’a pas tenu ses promesses. En pleine crise de la représentation, comment envisager un horizon commun sans personne pour l’incarner ? Le commun reste le grand absent des débats publics. Comment discuter de réformes de la SNCF si nous oublions de définir ce qu’est un service public ? Le transport, l’hôpital, l’université, sont aujourd’hui gérés comme des entreprises. Derrière chaque question de société – immigration, interventions armées, PMA –  la question du commun se profile, mais n’est jamais abordée. Quelle société voulons-nous être ? C’est à dire comment voulons-nous que nos vies individuelles s’agencent avec ce qui nous entoure – espaces publics, voisins, enfants, environnement, villes, personnes âgées, technologie ?

Prisonniers d’une vision à court terme, embrigadés dans l’idéologie de la croissance et dans la priorité donnée à la santé économique, les dirigeants politiques ont abandonné l’idée de nous offrir une vision de ce que nous sommes. À bien regarder ce que nous faisons du commun dans notre quotidien, nous avons peut-être les dirigeants politiques que nous méritons.

Poser autrement les questions

Dans les gestes les plus insignifiants de notre quotidien, dans les scènes les plus banales, l’individualisme consumériste et la culture du conflit écrasent la construction d’un commun. Car la consommation n’est pas le simple fait d’acheter des produits matériels, elle est une manière d’être au monde. On peut consommer un paysage, une randonnée, un spectacle, dès lors qu’on la traite comme un bien dont on jouit et dont on sort sans en être changé.  Citons seulement un miroir, peut-être le plus intransigeant de notre société, l’école. Cette école qui assujettit le verbe apprendre à l’évaluation, et le verbe réussir à la performance, qui arrache le travail à l’émerveillement et l’effort à la jouissance. Au bout de ce chemin, la question qui est posée aux lycéens : Qu’est-ce que tu veux faire ? a perdu tout l’enthousiasme qu’elle portait quand on la lui posait à l’âge de cinq ans. Quand un élève lève la main pour demander : « Est-ce que ce sera à l’examen ? » et ne note que ce qui sera susceptible de lui apporter une bonne note, quand un enfant se voit promettre une récompense achetée s’il travaille bien, qu’on ne s’étonne pas si une fois adultes, nous continuons à fonctionner sur la peur, la récompense, et l’obsession de l’utilité performante.

 

 

3’54-4’58 : « La division est une opération destinée à faucher un maximum aux autres. »

6’08- « Savoir…il faut que ce mot clignote dans vos yeux. Ça fait des milliers d’années que les hommes cravachent, c’est pas maintenant qu’on va laisser tomber »

Poser les bonnes questions

Les questions qu’une société se pose sur elle-même en disent plus long que ce qu’elle affirme. Dans la question Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? nous mettons l’individu en devenir face à son seul désir, isolé et exclusif. Nous ne demandons pas À quoi veux-tu participer ? ce qui l’inviterait à penser le lien entre son activité et la construction d’un commun. Ni Comment veux-tu vivre ? ce qui déplacerait l’attention sur la manière dont on mène une action plutôt que sur la production d’un résultat. Nous ne le préparons pas à envisager le geste qu’il imprimera dans le monde. (La suite de cet article à lire prochainement)

 

 

 

 

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Ce qui nous arrive

Ce dimanche dans Questions Politiques sur France Inter présenté par Ali Baddou, Natacha Polony et Raphaël Glucksman ont ouvert la discussion sur les scènes de la ruée vers le Nutella dans certains supermarchés ce weekend (300 partis en un quart d’heures soit l’équivalent de ce qui se vend en 3 mois, scènes de violence et de bagarres). Tentant de tirer les questions sociales et culturelles qui se posent derrière ce qui semble être anecdotique, les deux intervenants ont essuyé quelques petites phrases du présentateur, qui elles non plus, ne sont pas anecdotiques. 

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Pour écouter cette discussion (8 premières minutes) : cliquez ici.

Les points de suspension ne sont pas anecdotiques. Chaque intervention d’Ali Baddou interrompt la parole des intervenants. N’est-ce pas un procédé habituel, opposer une contradiction pour pousser les intervenants à préciser leur pensée ? Ici, les procédés sont plutôt insolites : affirmation péremptoire et subjective c’est bon, évaluation en direct de l’argument d’un intervenant, avec pour argument l’opinion de personnes en régie à Radio France… seraient-ils en train de finir les derniers Ferrero Rochers rescapés des fêtes ?

Ce n’est pas la première fois que Nutella fait débat. Les enquêtes, reportages et campagnes d’information se focalisent sur les stratégies de Ferrero pour leurrer le consommateur sur les ingrédients de sa célèbre pâte à tartiner, les risques pour la santé et les dégâts sur l’environnement de la culture d’huile de palme. Dans ce schéma, la critique n’est tournée que vers les industriels dont le consommateur est une pauvre victime naïve. Or la consommation n’est pas qu’une question de domination d’industriels, c’est une culture qui touche à nos pulsions les plus primaires et qui affecte nos comportements. Ce dimanche, à une heure de grande écoute, était posée la question des processus à l’oeuvre quand un consommateur achète : addiction, bas prix à tout prix, pulsion du désir effaçant toute considération de respect de l’autre. D’où venait donc ce besoin de la part du présentateur de tenter de désamorcer la réflexion de ses intervenants ?

Le besoin du clash ?

La culture du clash est omniprésente dans les rédactions. Les duels, face à face, match forment les titres accrocheurs des rubriques. L’affrontement devient l’objet même du spectacle médiatique, plutôt que l’élaboration d’une pensée par la confrontation des points de vue. Sauf qu’il arrive bien souvent que les intervenants soient plutôt d’accord et ne jouent pas en permanence le jeu de l’affrontement. De fait, malgré leurs oppositions sur la souveraineté nationale, l’Union Européenne, l’interventionnisme,  l’une défendant un socialisme libertaire, l’autre la sociale démocratie, sur beaucoup de sujets, Polony et Glucksmann sont plus en décalage de points de vue d’où partent leurs analyses qu’en désaccord de fond. Le véritable affrontement se situe peut-être ailleurs, entre des intervenants dont les positions brouillent les catégories habituelles et dérangent autant qu’elles font de l’audimat, et des journalistes énonçant une doxa dénuée de toute exigence d’argumentation. Mais il semble que dans ce cas-ci, le présentateur ait plutôt cédé à une pulsion qu’à une stratégie d’affrontement.

Un réflexe au pays des premiers consommateurs mondiaux : « Le Nutella, c’est trop bon ! » 

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mère orang outan mourante avec son petit des suites des incendies dans les forêts d’huile de palme. AnimalRescue

Les dénonciations des ravages de l’huile de palme tant sur les forêts que ses habitants primates orang outans et humains, les villages décimés, les enfants malades, tout cela ne résiste pas à la conclusion sans appel : « Mais c’est trop bon ! » Aveu d’impuissance qu’on peut observer dans tous les lycées quand le sujet est abordé avec les adolescents.

Que l’être humain de notre siècle considère comme plus précieux son propre plaisir que le bien-être de la planète où il vit, cela n’est pas une surprise. Que ce plaisir soit en train de le tuer, qu’il le sache mais écarte l’idée, c’est encore habituel. Mais un autre élément vient s’ajouter quand il s’agit d’un symbole comme le Nutella : le rire.

enfants travaillant dans une plantation de cacao, Sumofus.org

Dans les courtes huit minutes de ce débat, Polony et Glucksmann ont interrogé à juste titre le rire méprisant de nombre de commentateurs des vidéos, assimilés aux bobos parisiens, envers les personnes défavorisées qui se battaient pour les pots de Nutella en rabais. Mais un autre rire mérite d’être interrogé : celui qui suivit le commentaire de Ali Baddou et qui suit systématiquement la phrase Mais c’est trop bon ! de toute personne se défendant de manger du Nutella. Le commentaire sur les gens en régie à Radio France nous laisse imaginer les regards complices des gourmands, cherchant à se rassurer sur le fait qu’ils sont du côté de la norme.

Aimer le Nutella envers et contre tout, c’est cool. Comme l’ont souligné Glucksmann et Polony, c’est la question culturelle du fétichisme des marques qui se pose. Dès lors qu’on parle d’autres pâtes à tartiner qui seraient faites avec de bons ingrédients, la méfiance est immédiate. On aurait pu imaginer, à l’évocation de produits meilleurs au goût, meilleurs pour la santé et l’environnement, et qui reviendraient moins cher (car consommés plus lentement) un intérêt ou tout du moins une curiosité. Mais non. C’est moins bon. Ce dimanche, Ali Baddou fut un excellent porte-parole des millions de personnes apparemment fières de leur addiction contre laquelle ni le bobo écolo ni l’intello ringarde ne pourront rien.

La fausse question du prix

La figure du bobo parisien assumée par Raphaël Glucksman a été rapidement évoquée dans la critique légitime des ricanements autour des vidéos. « Les lieux où on a vues ces images désolantes sont des lieux marginalisés, de déclassement, de cette France qui ne gagne pas. », a commenté  Glucksmann. Natacha Polony a approuvé l’idée en disant : « Il faut faire en sorte qu’il n’y ait plus de gens qui en soient à 2 euros près ».Or cette vision est exclusivement citadine. Elle oppose les bobos des centre-villes aux pauvres des zones périurbaines.

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Angel Boligan

Or quand on se donne la peine de voyager en France et de prendre le temps de vivre avec les gens, on se rend compte que la périphérie ne rime pas forcément avec mal-être, et que faible revenu ne signifie pas forcément malbouffe. Il existe des gens très riches chez qui on trouvera du Nutella, et des gens tout aussi pauvres que ceux des lieux « déclassés » qui font le choix de la qualité. Partout en France, dans des hameaux et petits villages, il existe des gens dont les revenus sont équivalents à celui des pauvres dans les périphéries. Ceux dont on ne parle jamais.

Ces personnes n’ont pas les moyens de s’acheter des vêtements neufs et vont dans des magasins d’occasion, ils s’alimentent dans des circuits courts ou raclent les légumes abîmés des fins de marché.Chez eux, sur des étagères fabriquées avec des palettes récupérées à la déchèterie, on trouvera de la pâte à tartiner bio, de l’huile de coco et des savons artisanaux. Ces personnes ont le double privilège d’être isolées des grands centres de consommation, et d’avoir un accès direct à des produits de qualité. Mais ils font aussi le choix, quand ils vont en magasin, de la qualité, qui va souvent de paire avec une économie : le vinaigre blanc et du bicarbonate de soude coûtent moins chers que des produits ménagers, couper de vieux bouts de tissus fait économiser sur l’achat d’essuie-tout ou d’éponges, acheter une bonne paire de chaussure qui dure dix ans revient moins cher que d’en acheter une mauvaise chaque année, mélanger dans un mixeur une poignée de noisettes, du cacao du lait et de l’huile revient moins cher que d’acheter sa pâte. Ce n’est pas une question de moyens, c’est une question de culture et de pratiques sociales.

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La culture se pose aussi dans l’appréciation du bon. S’il était possible d’envisager que ceux qui boycottent le Nutella ont autant envie de sucre et de gras que ceux qui en mangent, alors on pourra parler de l’éducation au goût. Car le goût s’apprend et se réapprend, comme l’oreille musicale ou l’appréciation du sport. Ceux qui détestaient faire du sport et qui s’y sont mis le savent : plus on en fait plus on l’apprécie. De même pour le goût : en mangeant des produits de qualité, le corps réajuste ses besoins. Il finit par rejeter naturellement les produits industriels et les éléments chimiques, comme lorsqu’on passe du temps en montagne et qu’on revient en ville, on trouve que ça pue. Qui retrouve le vrai goût de la noisette, du chocolat, du sucre non raffiné, découvre alors des sensations de gras et de sucre bien plus intenses que celles fournies par les produits industriels. Ce qui semblait être une privation devient alors un plaisir décuplé. Dès lors, le corps est plus rapidement rassasié et n’en demande pas autant. Ce processus est un changement dont peuvent témoigner tous ceux qui l’ont expérimenté, et qui furent, eux aussi, de grands fans de Nutella, et qui restent de grands gourmands. Encore faut-il ôter les étiquettes qui pèsent sur ces discussions.

 

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Angel Boligan

La question de la liberté : sommes-nous libres de nos choix ?

Faut-il souhaiter ce dont les gens ont besoin ou ce que les gens demandent ? La liberté comme le désir sont des constructions sociales. Elles s’apprennent et se forgent par l’éducation et l’expérience. La liberté de s’aliéner de son propre gré est sans doute la plus grande invention de la société de consommation. Nous sommes libres, comme dit Ali Abaddou, de vouloir acheter. Même ce qui nous fait du mal, ce qui nous rend addicts et violents. C’est une liberté qui ne s’exerce pas en dehors de ce qu’on nous vend comme étant désirable, et qui n’envisage pas de désir en dehors de ce cadre. On est bien loin de « cette espèce de petite liberté de penser tout seul » dont parlait Brassens.

Le problème qui se pose à ceux qui la remettent en question est d’être perçus comme des donneurs de leçon. La forme y est peut-être pour quelque chose : enter un débat sur France inter par des intellectuels, et une discussion avec des ruraux aux RSA qui défendraient le même point de vue, la réception ne serait peut-être pas la même. L’endroit d’où l’on parle est autant un gage de légitimité ou de désaveu que les arguments qu’on avance. Il serait peut-être temps de faire entendre ceux qui dans leurs pratiques quotidiennes, nous montrent qu’on peut être gourmand, coquet et se divertir en dehors des codes de la société de consommation.

Comme cela ne semble pas prêt d’arriver, il ne reste plus qu’à attendre que les ravages de l’huile de palme créent des catastrophes naturelles jusque dans nos pays, que des milliers de personnes soient obligées de fuir leurs territoires créant des guerres civiles, bref, que quelque chose ait lieu que nous puissions considérer comme assez grave pour envisager de mettre dans la balance le plaisir de notre pâte à tartiner. Mais qu’est-ce qui serait assez précieux pour nous faire renoncer au plaisir d’une pâte à tartiner ?

Ce qui nous arrive

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Camille Claudel, Les causeuses

 

 

Elles étaient trois autour du feu. À déposer dans l’intimité de trois corps qui se réchauffent, ce qui ne se partage qu’en présence. Une confidence trébuche, une autre la rattrape. Elles se racontent. Elles rient. Les cigarettes s’allument, dansent au bout des doigts, s’embrasent une dernière fois dans les flammes de la cheminée. Chacune se retrouve tour à tour dos au feu, et face à l’horloge. Derrière les épaules de l’autre, elle regarde l’heure, elle se dit qu’il est tard. Mais aucune ne se lève.

Il était 11h du soir. Il fut bientôt 7 heures du matin. Elles étaient courbaturées, les cernes sous les yeux, elles avaient faim et trop fumé. Mais elles tenaient par un état de jubilation comme seuls en donnent ces moments où la lumière d’un lieu, son silence, ceux avec qui l’on se trouve, nous enveloppent tout entier.

*

Je me lève. Je retourne à mon bureau, à ma casserole, à ma voiture. Mais mon cerveau n’est pas tranquille. Plusieurs valves sont encore ouvertes. Derrière moi, il y a deux, trois, quatre conversations en suspens. C’est ce qui me tient encore aux autres, ce par quoi les gens savent que je suis encore en vie : une fenêtre de tchat, elle-même dispersée entre toutes les applications possibles : messenger, facebook, whatsapp, facetime, skype, sms. De mon état de fatigue ou de mon excitation, de ma lassitude ou de ma sérénité, les gens ne savent rien. Ils ne savent que ce que je veux bien afficher. Et cela semble suffire.

Je fais face au dos de mon ami sur lequel est écrit Vu. J’assiste en direct à mon insignifiance. J’ai mal à l’ami qui a vu mon message. Mal à ces vies dont je ne connais que les albums photo. Et dans trente piges, j’en serai encore là. À n’exister que par pixels interposés. À ne toucher les autres que du bout d’un pouce qui glisse. Du bout d’un ça va ? qui n’a aucune intonation, aucun tremblement, aucun souffle, aucun poids, aucune épaisseur, aucune couleur.

En préparant mon café, en appuyant sur l’accélérateur, en travaillant, je suis encore en alerte. Car mon cerveau n’est pas une fenêtre de tchat qui s’ouvre et se ferme et qui empile des données. Il traite, analyse, met en relation, synthétise, il fait résonner ce que tu m’envoies avec une attente, un désir, une peur, un enthousiasme. Quelque chose en moi demeure en permanence inachevé. Toujours en suspens. Voilà ce que devient mon lien au monde : un éternel message sans réponse.

*

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Combien de conversations silencieuses avons-nous pour combien de conversations de vive voix avec les mêmes personnes ? Depuis quand n’avons-nous pas entendu la voix d’un ami ? L’influence des nouveaux modes de communication sur le cerveau, sur notre capacité de concentration, sur le développement de l’enfant, n’est plus à démontrer. Les neurosciences étudient l’influence des nouvelles technologies sur le corps. De nouvelles études sortent régulièrement et se font de plus en plus précises. La cyberanthropologie étudie les communautés virtuelles. La cyberlinguistique montre la vitalité, les pertes et les inventions de la langue des textos et des tchats. Mais qu’en est-il de l’influence sur le corps social, sur la relation entre individus, sur notre psyché ? Il faudra sans doute plusieurs générations pour l’entrevoir. Quelles sont les nouvelles formes d’amitié, les nouveaux modes de séduction, mais aussi les nouvelles incompréhensions qui émergent de la communication silencieuse ?

Il serait trop simple de se réfugier dans la nostalgie confortable du C’était mieux avant. Pour autant, il existe une dictature de l’opinion qui consiste à ranger dans la case nostalgique ou rétrograde toute personne qui se met à interroger la pertinence et la dangerosité de certains usages de la communication silencieuse. Cette personne-là exagère, prend trop à cœur, suranalyse ce qui est anodin. Pour toute personne qui chérit les moments de rencontre dans la simple jouissance de la présence à l’autre, sans l’intermédiaire du bruit, de rien à consommer, l’époque où la conversation ne pouvait être qu’en présence – par la voix du téléphone ou par le corps aurait sans doute été plus confortable. Mais puisque nous sommes là, maintenant et aujourd’hui, autant faire ce qu’on peut là où l’on se trouve. Et n’est-ce pas ceux qui se sont sentis le plus en décalage avec leur époque qui l’ont le mieux comprise et exprimée ?

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Angel Boligan

Il ne s’agit pas d’établir si les textos et les tchats sont bons ou mauvais. La multiplicité de nos rapports nous interdit une telle simplification. Mais elle nous invite aussi à entretenir la diversité en tout. Nous acceptons volontiers qu’une alimentation équilibrée soit une condition de la santé de notre corps. Qu’en été nous avons besoin de manger des aliments riches en eau, et en hiver des aliments qui nous réchauffent. Que la diversité des aliments répond à la diversité de nos besoins. Mais nous sommes plus sceptiques quand il s’agit de diversité des modes de communication, pour la bonne santé de nos relations. Choisissons-nous le mode de communication que nous allons utiliser avec quelqu’un comme nous choisissons ce que nous achetons à manger ? Dans le raz-de-marée de la communication silencieuse, il se pourrait bien que nous nous amputions de quelque chose d’essentiel.

 

 

 

 

 

 

Où est-ce que je dépose ma parole ?

À la question “Qui envoie parfois des mails ?” que je pose parfois à des lycéens, la réponse est imparable : des rires, des haussements d’épaule. Des mails ? Quelle idée ! Les tchats et les SMS, voilà le seul mode de communication écrite qu’ils approuvent. Pourtant, l’expérience est bien différente, comme écouter un morceau de musique dans son casque est différent de l’écouter avec des amis ou en live, comme regarder un film sur grand écran dans le noir n’est pas la même expérience que de le regarder dans un bus en plein jour sur son petit écran.

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Angel Boligan

Quand le SMS n’était encore qu’un échange de messages séparés, il fonctionnait comme un mini email. Mais depuis qu’il est intégré à la fenêtre de conversation, il fonctionne comme un tchat. L’horizon d’un tchat ou d’un sms est limité : nous ne pouvons voir que quelques lignes au-dessus et en-dessous de ce que nous écrivons. Il est plus difficile d’avoir conscience du contexte dans lequel notre phrase s’inscrit. Lorsque nous lisons un long message sur un téléphone, nous faisons défiler le texte tous les trente mots environ.

Pour une discussion où des informations simples sont échangées, le tchat ou le sms évitent la dispersion de la conversation, la multiplication des clics pour envoyer un message et l’attente de la réponse. Mais quand il s’agit de discussions plus complexes, d’argumentation, de mise au point, que se passe-t-il ? Écririons-nous la même chose en ouvrant une fenêtre de mail, comme une page blanche, pour exprimer ce que nous ressentons ? Dans un tchat nous savons que l’autre est à l’autre bout, en ligne. La fenêtre nous donne l’impression d’être en face à face. Parfois nous voyons que l’autre personne est en train d’écrire, alors nous attendons, et nous changeons ce que nous allions écrire. Nous sommes dans la pure réaction. Dans un mail, nous sommes, pour un moment, seuls devant une page blanche virtuelle. Nous ne mettons pas l’autre en position de savoir que nous sommes en train de lui écrire, et nous avons plus de temps pour l’anticipation, l’analyse, condenser un propos et le porter. Lorsque nous écrivons un paragraphe, nous balayons visuellement ce que nous avons écrit plus haut. Nous avons conscience de là où notre phrase se situe dans le paragraphe, le paragraphe dans le corps du texte. Nous sautons des lignes. Autre espace-temps de la parole, autre usage.

Où sont passées les voix de nos proches ? sirène voix

Il arrive souvent qu’on me demande pourquoi je veux m’entretenir au téléphone, alors que tout semble s’être dit par mail. “Pourquoi voulez-vous m’appeler ? Pour vous entendre !” Réponse évidente pour moi, apparemment étrange pour d’autres.

Il est de moins en moins courant de laisser un message vocal. L’information devrait suffire : untel a appelé. Pourtant, laisser un message vocal, c’est laisser une empreinte dans l’environnement de l’autre. Dans une poche du temps, cette voix va résonner chez nous, dans notre voiture, au bureau, dans une intimité et une proximité que la phrase “Ce correspond a cherché à vous joindre” dépouille totalement. En écoutant un message vocal on comprend si la personne est inquiète, fatiguée, en forme. Nous pouvons mieux éprouver la nature de l’appel. Mais peut-être que nous ne voulons plus nous donner à entendre. Qu’on ne s’étonne pas alors si un soir, au milieu du bruit, nous nous sentons seuls.

On pourrait protester que les SMS et les tchats n’empêchent pas les gens de se voir, de se rencontrer ni de parler au téléphone. Mais un mode de communication a une influence sur tous les autres. Si nous passons la plupart de notre temps dans une communication morcelée, notre cerveau s’habitue et ne développe plus la capacité de déplier une conversation. De la même manière que de passer son temps dans des environnements bruyants nous rende mal à l’aise dans des contextes de silence.

Internet est un environnement à part entière. Chaque jour, nous nous y installons. Nous y commettons des erreurs, nous y sommes maladroits ou tendres, nous multiplions les malentendus et les clins d’œil. Quand je texte, quand je tchatte, je suis exactement dans la même situation que quand je suis en train de consulter mon compte en banque ou que je remplis un formulaire. Dans la conversation au téléphone ou en présence, notre corps est en alerte, autour de cet échange avec l’autre.

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Angel Boligan

La communication non verbale participe pleinement à la compréhension d’une conversation. Le ton de la voix, le regard, la position du corps, peuvent donner un tout autre sens à la même phrase. En nous arrachant à l’échange corporel, qu’il soit visuel ou sonore, la communication virtuelle nous ampute d’une grande partie de ce qui nous permet de comprendre un message. Elle ne laisse que le contenu, dénué de toute enveloppe.

Bien sûr nous essayons de compenser parfois nos propos par des émoticônes ou des images. Mais cela reste de l’affichage. Il est possible d’envoyer un émoticône souriant pour compenser un propos ironique ou critique, mais cet émoticône est davantage une précaution que le reflet d’un sentiment. La disparition du corps de la personne qui nous écrit nous coupe de tout accès à son état émotionnel. Dans une voix peut transparaître une émotion, une gêne, une peur, au-delà des mots qui cherchent à rassurer. Depuis quand n’avons-nous pas entendu la voix d’un proche dont nous prenons des nouvelles en virtuel ? Jusqu’à quel point est-il possible de feindre que tout va bien ?

L’art de finir une conversation

Qu’elle dure deux minutes, vingt ou deux heures, qu’on échange avec la caissière du magasin, avec un ami dont on n’a pas eu des nouvelles depuis longtemps ou avec un parent pour s’assurer que tout va bien, quand une conversation s’achève, c’est qu’elle est allée au bout de ce qu’elle pouvait dans l’instant donné. Elle laisse tout autre chose que la frustration de ce qui est en suspens : le goût d’autres rencontres, d’une autre occasion pour reprendre ce qui a été dit dans un autre état d’esprit, ou pour aborder d’autres sujets.

Dans les fenêtres blanches de nos écrans, le fil de conversation se déroule sur des milliers de lignes qu’on pourrait étaler sur des centaines de kilomètres si on en dépliait un rouleau. Un fil uniforme qui nous fait perdre la silhouette de nos conversations. Les lignes se suivent, égales. 70 SMS par jour en moyenne[1] (donc sans compter les messages par des applications), 25 600 par an[2].

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Angel Boligan

Quand nous échangeons par tchat et SMS, la possibilité de pouvoir y revenir à tout moment nous autorise à quitter brutalement la conversation. C’est ainsi qu’on peut lire “On se rappelle”, “Talk later” “Nos hableremos”. Ou tout simplement un changement de couleur pour indiquer que votre ami n’est plus en ligne. Mais que signifient exactement ces expressions ? Elles veulent dire exactement le contraire de ce qu’elles énoncent. Elles signifient “Je ne peux pas continuer l’échange”. Elles instaurent une relation dans laquelle celui qui met fin à l’échange détient le pouvoir de le restaurer. Le simple fait de ne pas répondre met la personne qui énonce une proposition en situation d’attente. Si nous imaginions l’équivalent dans une conversation en face à face, ce serait comme se lever et quitter la pièce sans prendre congé, ou lâcher la main de quelqu’un qui nous la tend. Cette pratique est acceptée comme parfaitement normale dans les échanges virtuels. Sans contexte pour l’appréhender, elle peut être d’une très grande violence.

“Vu”: les silences qui ne parlent plusabandon2

La fameuse option “Vu” ou “Seen” qui permet de savoir que le message que l’on vient d’envoyer a bien été vu, a introduit un nouvel élément dans la communication virtuelle. Quand on envoie une lettre, un télégramme, un mail, nous ne savons pas si la personne a lu. La tension peut être là, mais l’attente a le droit d’exister. Quand nous sommes en présence physique ou par téléphone, le message est immédiatement perçu et la personne réagit devant nous. Mais avec l’option “Vu”, c’est la machine qui nous envoie un message : votre ami a bien vu ce que vous lui avez envoyé. Nous avons l’immédiateté de la présence physique sans sa réaction, l’attente de la distance sans le silence qui en fait partie. Car le silence fait pleinement partie d’une conversation. Il fait émerger ce qui ne se dit pas. La parole se sculpte dans le silence et dans les mots.

À force d’utiliser le même mode de communication pour les échanges au travail, pour les banalités, pour souhaiter un anniversaire, pour draguer, pour s’expliquer, pour s’engueuler, pour se confier, on se laisse rapidement dépasser. Nous avons tous une liste de messages auxquels nous devons répondre, marqués d’un drapeau rouge ou encore marqués non lus dans notre boîte. Parfois nous remettons à plus tard simplement pour prendre le temps de bien répondre. Comment mesurer ce que notre silence est en train de creuser dans l’autre ?

Réapprendre à prêter attentionabandon4

Le système libéral nous encourage à consommer en quantité importante tout en réduisant la diversité de nos expériences. La communication n’y échappe pas. On parle bien souvent de l’isolement que créent les nouvelles technologies. Mais l’image est trop simple. Le danger n’est pas la communication silencieuse des SMS et des tchats, mais le fait de s’en contenter.

Il est sans doute urgent de nous réapproprier ce merveilleux outil pour qu’il serve nos relations le mieux possible. Retrouver la capacité de juger quand une situation ou une relation réclame de l’immédiateté ou du temps, de la distance ou du rapprochement, du seul contenu ou d’une parole incarnée dans la voix. Se rappeler que la parole n’est pas seulement un échange de contenu. Qu’elle existe dans un espace, une temporalité, dans nos corps. Derrière le blanc des fenêtres virtuelles, les dégâts sont peut-être bien plus importants qu’on ne l’imagine. Car la communication touche à ce que nous avons de plus intime, et forge notre rapport au monde. Le monopole de la communication par le SMS et le tchat révèle la tendance de notre époque à privilégier l’information, le contenu, l’utilitaire. Nous sommes en train de perdre l’épaisseur des choses.

Il ne s’agit pas de ne plus texter ou de ne plus tchatter. Simplement, de réapprendre à prêter attention. De soulever le pan de la communication avec précaution. Car derrière les écrans, il y a une sensibilité, une interprétation, une attente. Mais être précautionneux nécessite de ralentir son geste, de prendre un peu de distance, de se poser un instant. Dans un monde où tout nous pousse à ne chercher que l’immédiateté et la rapidité, c’est un peu aller à contre-sens du flot. Et si c’était là que résidait ce qui fait encore de nous des humains ?

[1] https://www.caminteresse.fr/economie-societe/sms-fete-20-ans-chiffres-1156284/

[2] http://www.slate.fr/story/112695/telephones-appels

 

Sarah Roubato a publié:

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Ce qui nous arrive

Quand les petites impressions révèlent les grandes questions… voici quelques scènes récoltées en parcourant une France qui ne se montre ni dans les journaux ni sur les guides touristiques, et qui nous racontent quelque chose sur l’humain auquel nous participons, et celui qu’il nous reste à inventer. 

C’est un village quelque part entre montagnes, lacs et forêt. Les prés bordés des couleurs d’automne invitent encore à la sieste après le repas. Un seul besoin m’habite : la marche et le silence. Elle me propose de m’accompagner. Je préfère être seule, mais son regard franc et calme finit par me convaincre. Nous suivons un chemin qui passe à travers prés, enjambons des clôtures. Nous passons près d’un charme. J’aimerais m’y arrêter. Dommage. Je repère le chemin mais je l’ai vite oublié. Plus loin nous rejoignons un chemin doré. Les couleurs n’ont rien à envier au pastel de Mary Poppins. Elle me fait passer encore sous une clôture, s’arrête en plein milieu du pré, me tend le bras et dit « Tu me fais confiance ? »

IMG_1885Je prends son bras, ferme les yeux et me laisse guider. Je lis le paysage par les pieds. Une sensation que je n’ai connue qu’une fois, dans le Haut Atlas. Première arrivée au village où j’allais retourner treize fois. C’était une nuit sans lune. Après cinq heures de route et de pistes par la montagne, le camion arrive en pleine nuit dans un village. Les mules sont chargées et partent en avant. Je ne trouve pas ma lampe. Personne n’est habillé en blanc. Tant pis. Il faut marcher. Je n’ai plus que mes pieds pour comprendre où je suis. Les chemins qui descendent, les cailloux qui glissent, puis la terre boueuse, les bouts de bois qui nous font traverser la rivière, la remontée, petite glissade sur un bout de glace, et puis un interminable chemin. Suis-je en plein milieu d’un champ ou d’une forêt ? Est-ce qu’en tendant le bras je vais toucher le mur d’une maison ? Je n’en n’ai aucune idée.  Soudain mes pas craquent. Castagnent plutôt. Je me demande sur quoi je marche. C’est au matin que je découvrirai que ce sont des centaines de kilos de coquilles de noix que les femmes jettent devant leur maison après les avoir décortiquées.

Depuis quelques minutes, je me laisse envelopper par un bras qui me soutient et me guide. Je retrouve un lien au monde par le toucher. Ce sens tellement sous-développé dans notre société dominée par la vue. Je n’aime pas faire la bise. Un coup de joue ne m’a jamais fait entrer en contact avec quelqu’un. Mais serrer une main… Mes yeux clos perçoivent un changement de lumière. L’air est plus vif. Elle me dit qu’on va descendre quelques marches. J’entends que je ne marche plus sur l’herbe. Puis : « C’est quand tu veux. »

IMG_1871 copieJ’ouvre les yeux. Je suis à pic au bord d’une falaise, devant des montagnes bleutées par les dernières heures du jour. Il ne reste plus rien des prés, des clôtures, des vaches, du cocon végétal. À quelques mètres, c’est la roche découpée, la majesté des sommets rassurants et la profondeur de l’eau, tout ça à mes pieds.

Un couple vient vers nous. Le point de vue est connu des touristes. Ils sont arrivés par la route qui serpente entre les montagnes. On peut s’arrêter sur les accotements pour admirer la majesté des falaises qui plongent dans le lac. Tout est annoncé. On se prépare au grandiose.

Moi j’ai eu le privilège d’arriver par l’autre route. D’une campagne cocoonante, généreuse et calme. De la tranquillité des prés, des arbres fantaisistes. C’est ce coin de campagne qui m’a révélé la majesté des montagnes.

Dans notre société où il faut tracer un chemin droit, sûr, planifié, où le plus court chemin sera toujours salué, où les opinions se forgent sur des images qui affichent les résultats mais non les processus, il est parfois salutaire de se demander d’où vient le regard que nous posons sur les choses. De soulever nos pieds pour humer la terre qui reste accrochée à nos souliers. C’est peut-être dans le regard de ceux qui foulent des réalités contrastées que se logent les paysages les plus grandioses.
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Les semeurs du changement

Des mots criés en catalan, d’une voix grave pour les bœufs et d‘une voix aiguë pour les chèvres qui font teinter leurs cloches . Dans la maison, le frémissement de deux ou trois plats sur le piano de la cuisine, avec en arrière-fond un concerto qui sort des enceintes, en attendant que l’autre piano, celui du salon, se fasse entendre après le repas.

Voilà les sons de Méras, une ferme dans les Pyrénées ariégeoises. Trente hectares tenus par Olivier, un paysan, qui s’annonce non pas comme exploitant agricole mais comme courtisan agricole. Olivier a choisi de travailler sans tracteur, uniquement par traction animale, « au bon tempo ».

Méras est aussi une maison ouverte, où beaucoup de jeunes viennent reposer leurs ailes blessées. Car auprès d’Olivier, on apprend bien autre chose que la traction animale. On y apprend à habiter un lieu, un métier, et sa propre vie.

 

Pour diffuser ce portrait dans le cadre des veillées de Sarah Roubato, contactez-moi en cliquant ici

Analyses

 

livre sarah

Cette lettre a donné naissance au livre Lettres à ma génération publié chez Michel Lafon. Pour commander le livre, cliquez sur le livre. Pour lire des extraits, cliquez ici.

Lettre publiée dans

mediapart

 

 

 

 

 

Je ne suis qu’une lettre d’opinion, pas un essai. Je suis juste une petite lampe de poche qui a essayé d’éclairer ce qui était trop souvent laissé dans l’ombre. Alors oui, mon étroit faisceau lumineux laissera bien d’autres choses dans l’ombre. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas importantes. Simplement que parfois pour ramener la corde à un juste milieu, il faut tirer très fort d’un côté.

Salut,

On se connaît pas mais je voulais quand même t’écrire. Je suis française, je n’ai pas trente ans. Paris, c’est ma ville.

J’ai grandi au milieu de gens de beaucoup de nationalités, cultures et religions différentes.  Je suis autant républicaine et transculturelle. J’ai « des origines » comme on dit maghrébines. Surtout, je suis pisteuse de paroles et d’histoires. J’essaye de raconter un petit bout du monde, de mettre en mots les puissances endormies que tant de gens portent en eux.

J’ai toujours adoré les terrasses. La dernière fois que j’étais à Paris j’y ai passé des heures, dans les cafés des 10e 11e et 18earrondissements.  À  la terrasse, je m’offre le luxe d’aller nulle part. Je prends de mes nouvelles au cœur d’une ville qui ne sait pas que j’existe. Ni dehors ni dedans, je cultive l’attente au milieu du passage. Ni vraiment dans la rue, ni tout à fait quelque part, j’ai rendez-vous avec la ville entière. J’y ai écrit un livre qui s’appelle Chroniques de terrasse.  Il est maintenant quelque part dans la pile de manuscrits de plusieurs maisons d’édition. Aujourd’hui j’aurais envie d’y ajouter quelques pages.

Pourtant aujourd’hui, ce n’est pas en terrasse que j’ai envie d’aller.

Depuis plusieurs jours, on m’explique que c’est la liberté, la mixité et la légèreté de cette jeunesse qui a été attaquée, et que pour résister, il faut tous aller se boire des bières en terrasse. Je ne suis pas sûre que si les attentats prévus à la Défense avaient eu lieu, on aurait lancé des groupes facebook « TOUS EN COSTAR AU PIED DES GRATTE-CIELS ! » ni qu’on aurait crié notre fierté d’être un peuple d’employés et de patrons fiers de participer au capitalisme mondial, pas toi ?

On nous raconte qu’on a été attaqués parce qu’on est le grand modèle de la liberté et de la tolérance. De quoi se gargariser et mettre un pansement avec des coeurs sur la blessure de notre crise identitaire. Sauf qu’il existe beaucoup d’autres pays et de villes où la jeunesse est mixte, libre et festive. Vas donc voir les terrasses des cafés de Berlin, d’Amsterdam,  de Barcelone, de Toronto,  de Shanghai, d’Istanbul, de New York !

À écouter et lire les nombreux spécialistes, il me semble qu’on a plutôt été attaqués parce que la France a bombardé certains pays en plongeant une main généreuse dans leurs ressources, parce que la France est accessible géographiquement, parce que la France est proche de la Belgique et qu’il est facile aux djihadistes belges et français de communiquer grâce à la langue, parce que la France est un terreau fertile pour recruter des djihadistes.

Oui je sais, la réalité est moins sexy que notre fantasme. Mais quand on y pense, c’est tant mieux, car si on a été attaqué pour ce qu’on est, alors on ne peut pas changer grand chose. Mais si on a été attaqué pour ce qu’on fait, alors on a des leviers d’action :

– S’engager dans la recherche pour trouver des énergies renouvelables, car quand le pétrole ne sera plus le baromètre de toute la géopolitique, le Moyen-Orient ne sera plus au centre de nos attentions. Et d’un coup le sort des Tibétains et des Congolais de RDC nous importera autant que celui des Palestiniens et des Syriens.

– S’engager pour trouver de nouveaux modèles politiques afin de ne plus déléguer les actions de nos pays à des hommes et des femmes formés en école d’administration qui décident que larguer des bombes (car parfois les bombes c’est bien il paraît), ou qu’on peut commercer avec un pays qui n’est finalement qu’un Daesh qui a réussi.

– Les journalistes ont montré que les attentats ont éveillé des vocations de policiers chez beaucoup de jeunes. Tant mieux. Mais où sont les vocations d’éducateurs, d’enseignants, d’intervenants sociaux, de ceux qui empêchent de planter la graine djihadiste dans le terreau fertile qu’est la France ? Si elles sont aussi nombreuses que les vocations policières, alorson peut se demander pourquoi les journalistes ont choisi de se focaliser dessus. Si les jeune se tournent plutôt vers les vocations policières qu’éducatrices, on peut se demander ce que cela traduit.

Si la seule réponse de la jeunesse française à ce qui deviendra une menace permanente est d’aller se boire des verres en terrasse et d’aller écouter des concerts, je ne suis pas sûre qu’on soit à la hauteur du symbole qu’on prétend être. L’attention que le monde nous porte en ce moment mériterait qu’on aille bien plus loin.

Je ne suis pas en train de te dire qu’il ne faut pas y aller, en terrasse ! Bien sûr qu’il faut y aller, comme il faut aller à la boulangerie, à la bibliothèque, au cinéma. Il faut tout simplement vivre. Parce qu’on n’a pas le choix. C’est une résistance symbolique. Mais dans toute situation de « guerre » ou en tous cas, exceptionnelle, il faut faire des choix pour être le plus efficace possible. Et dans l’imaginaire médiatique, je n’ai pas vu de mouvement « parlons-nous ! » ou « aidons-nous ! ». Si un jour nos enfants se penchent sur cet épisode, je ne me sentirais pas fière que le symbole de cette résistance ait été l’image de moi en train de boire un verre. J’aurais préféré une main tendue, surtout une oreille qui s’ouvre.

Alors c’est peut-être un peu tôt, mais il n’est jamais trop tôt pour s’interroger. Je me demande si on ne peut pas profiter de ce besoin d’être ensemble pour redéfinir l’image que les médias projettent de ce que nous sommes, nous les jeunes. Je ne me suis pas reconnue dans le symbole médiatique de mixité, de liberté et de fête qui a été affiché dans les médias de masse. Peut-être que toi aussi, d’ailleurs. Parce que je sais bien que tu as mille visages. Que certains agissent déjà, chaque jour au quotidien, en cherchant un autre modèle de société. Ceux-là souvent n’ont pas le temps de brandir des symboles. Je sais que d’autres voudraient bien agir mais ne savent pas comment faire. Et que d’autres ne se sont pas posés la question. Ce sont bien sûr à ces deux derniers que j’écris.

 

Ma mixité

Qu’on soit maghrébin, français, malien, chinois, kurde, musulman, juif, athée, bi homo ou hétéro, nous sommes tous les mêmes dès lors qu’on devient de bons petits soldats du néo-libéralisme et de la surconsommation. On aime le Nutella qui détruit des milliers d’hectares de forêt et décime les populations amazoniennes, on achète le dernier iphone et on grandit un peu plus les déchets avec les carcasses de nos anciens téléphones, on préfère les fringues pas chères teintes par des enfants du Bengladesh et de Chine, on dépense des centaines d’euros en maquillage testé sur les animaux et détruisant ce qu’il reste de ressources naturelles.

Ma mixité, ce sera d’aller à la rencontre de gens vraiment différents de moi. Des gens qui vivent à huit dans un deux pièces, peu importe leur origine et leur religion. Des enfants dans les hôpitaux, des détenus dans les prisons. Des vieilles femmes qui vivent seules. De ce gamin de douze ans à l’écart d’un groupe d’amis, toujours rejeté parce qu’il joue mal au foot, qui se renferme déjà sur lui-même. Des ados dans les banlieues qui ne sont jamais allés voir une pièce de théâtre. Ceux qui vivent dans des petits villages reculés où il n’y a plus aucun travail. Les petits caïds de carton qui s’insultent et en viennent aux mains parce que l’un n’a pas payé son cornet de frites au McDo. D’habitude quand ça arrive, qu’est-ce que tu fais ? Tu tournes la tête, tu ris, tu te rassures avec un petit « Et ben ça chauffe ! » et tu retournes à ta conversation. Si tous ceux qui ont répondu à l’appel Tous en terrasse ! décidaient de consacrer quelques heures par semaine à ce type d’échange… il me semble que ça irait déjà mieux. Ça apportera à l’humanité sans doute un peu plus que la bière que tu bois en terrasse.

Ma liberté

Je ne vois pas en quoi faire partie du troupeau qui se rend chaque semaine aux messes festives du weekend est une marque de liberté. Ma liberté sera de prendre un autre chemin que celui qui passe par l’hyperconsommation. D’avoir un autre horizon que celui de la maison, de la voiture, des grands écrans, des vacances au soleil et du shopping.

Ma liberté sera celle de prendre le temps quand j’en ai envie, de ne pas m’affaler devant la télé en rentrant du boulot, d’avoir un travail qui ne me permet pas de savoir à quoi ressemblera ma journée.

Ma liberté, c’est de savoir que lorsque je voyage dans un pays étranger je ne suis pas en train de le défigurer un peu plus. C’est vivre quelque part où le ciel a encore ses étoiles la nuit. C’est flâner dans ma ville au hasard des rues. C’est avoir pu approcher une autre espèce que la mienne dans son environnement naturel.

Ma liberté, ce sera de savoir jouir et d’être plein, tout le contraire des plaisirs de la consommation qui créent un manque et le besoin de toujours plus. Ma liberté, ce sera d’avoir essayé de m’occuper de la beauté du monde. « Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête que quelque chose a changé pendant que nous passions » (Claude Lemesle).

Ma fête

Ma fête ne se trouve pas dans l’industrie du spectacle. Ma fête c’est quand j’encourage les petites salles de concert, les bars où le musicien joue pour rien, les petits théâtres de campagne construits dans une grange, les associations culturelles. Passer une journée avec un vieux qui vit tout seul, c’est une fête. Offrir un samedi de babysitting gratuit à une mère qui galère toute seule avec ses enfants, c’est une fête. Organiser des rencontres entre familles des quartiers défavorisés et familles plus aisées, et écouter l’histoire de chacun, c’est une fête.

La fête c’est ce qui sort du quotidien. Et si mon quotidien est de la consommation bruyante et lumineuse, chaque fois que je cultiverai une parole sans écran et une activité dont le but n’est pas de consommer, je serai dans la fête. Préparer un bon gueuleton, jouer de la gratte, aller marcher en forêt, lire des nouvelles et des contes à des jeunes qui sentent qu’ils ne font pas partie de notre société, quelle belle teuf !

N’allez pas me dire que je fais le jeu des djihadistes qui disent que nous sommes des décadents capitalistes… s’il vous plaît ! Ils n’ont pas le monopole de la critique de l’hyper-consommation, et de toute façon, ils boivent aux mêmes sources que les pays les plus capitalistes : le pétrole et le trafic d’armes.

Voilà. Je ne sais pas si on se croisera sur les mêmes terrasses ni dans les mêmes fêtes. Mais je voulais juste te dire que tu as le droit de te construire autrement que l’image que les médias te renvoient. Bien sûr qu’il faut continuer à aller en terrasse, mais qu’on ne prenne pas ce geste pour autre chose qu’une résistance symbolique qui n’aura que l’effet de nous rassurer, et sûrement pas d’impressionner les djihadistes (apparemment ils n’ont pas été très impressionnés par la marche du 11 janvier), et encore moins d’arrêter ceux qui sont en train de naître.

Ce qu’on est en train de vivre mérite que chacun se pose un instant à la terrasse de lui-même, et lève la tête pour regarder la société où il vit. Et qu isait… peut-être qu’un peu plus loin, dans un lambeau de ciel blanc accroché aux immeubles, il apercevra la société qu’il espère.

Les semeurs du changement

Quand elle a quitté une vie de château – littéralement – en Normandie pour traverser la France avec ses chevaux de course, Hella ne savait pas où elle allait. Dans la montagne dans le sud de la France, les chevaux, comme elle, ont dû réapprendre à vivre autrement. Les chevaux en troupeau pastoral, et elle dans un hameau, sans argent.

Au-delà des chevaux, Hella parle surtout d’adaptation, de liberté, et de l’art de réparer, de redonner confiance. Car Hella récupère aussi des chevaux maltraités et leur réapprend à vivre.

Même si on ne s’intéresse pas aux chevaux, écouter Hella nous en apprend beaucoup sur nous. Comment préserver sa liberté sans l’imposer aux autres ? Comment l’homme et le cheval s’adaptent à un changement de vie radical ?

Pour diffuser ce portrait dans le cadre des veillées de Sarah Roubato, contactez-moi en cliquant ici

Ce qu'ils nous racontent

 

« Nous sommes faits de carbone, de tissus, de muscles… mais qu’est-ce qui tient tout ça ensemble ? Comment décrire cette chose mystérieuse qui unissait les milliers de gens venus écouter Caetano Veloso à la fin des années soixante au Brésil. C’était le début du mouvement Tropicalia. Quand on regarde les archives des concerts de ces années-là – du Brésil à l’Angleterre, de la France aux Etats-Unis, Isle of Wight, Woodstock, les Olympias de Brel ou de Piaf, le Bobino de Barbara, on retrouve un esprit commun. On rit de leurs coupes de cheveux et de leurs rêves démodés et pourtant, quelque chose nous fascine.

Des jeunes aux cheveux longs, un lacet qui leur traverse le front, entrent en transe, un joint dans une main une bouteille de bière dans l’autre. On rit en voyant ces gamins que furent nos parents. Ceux-là mêmes qui nous ont finalement légué une société d’hyperconsommation, d’individualisme exacerbé, d’inégalités grandissantes et de guerre permanente. Où sont passés les rêves qu’ils avaient quand ils chantaient Blowin’ in the Wind ou Let the sunshine in ? En attendant, ces images ont encore une dernière chose à nous léguer.

concerts 70 C

Ce qui frappe dans toutes ces images, c’est l’engagement physique et émotif des gens. Peu importe leur âge, leur langue, que l’on soit dans le fleuron de la chanson française ou bien dans un concert de rock britannique. Bobino. Un homme d’une quarantaine d’années debout pleure sans aucune pudeur en écoutant Barbara. Du balcon de l’Olympia, en 1964, on voit tout le parterre tendre les bras et avancer le buste à chaque fois que Brel dis « Viens Jef, viens, viens, viens ». Comment se fait-il que les gens étaient si disposés à se laisser emporter, à vaciller, à ne pas en sortir indemnes ? Était-ce seulement le génie de ces artistes ? Un peu peut-être, car ils avaient mangé bien plus de scène que ce qu’un artiste peut faire aujourd’hui.

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Mais c’était aussi une époque où le public était largement politisé. Participer à Woodstock ou à Isle of Wight était un acte politique. À la veille et au lendemain de 1968, on se réunissait parce qu’on croyait qu’un autre monde était en gestation, et que l’artiste sur scène accouchait d’une petite partie de ce rêve. Le concert en lui-même n’était que l’aboutissement d’une grande réunion, d’un événement social.

Aujourd’hui aller voir un concert ou un festival ne va pas plus loin qu’un acte de consommation. Bien sûr, individuellement, on apprécie, on se nourrit, on est remué, ému, subjugué. Mais personne ne croit former collectivement quelque chose qui résiste. Nous nous réunissons pour satisfaire nos désirs personnels. L’individualisme exacerbé par la consommation a fait son œuvre. On est là mais on aurait pu aussi être ailleurs : au cinéma, devant sa télé, à un autre concert. L’offre culturelle est si énorme qu’aller voir un concert n’est plus qu’un divertissement parmi d’autres. On ne se bouscule pas parce que quelque chose agit sur notre inconscient collectif, parce qu’il faut être là, comme ce dimanche du 11 janvier où les Français marchaient ensemble, poussés par une idée commune de ce qu’ils sont.

C’est peut-être ça qui nous fait admirer ces hippies démodés. Même s’ils étaient des idéalistes ridicules, des révolutionnaires de canapé, ils avaient le rêve intact, et ils donnaient à la musique et aux mots un rôle social que nous avons totalement perdu. Nous avons le rêve abîmé.

Ce qui nous arrive

« Tu n’as pas reçu mon texto ?

– Je n’ai pas de cellulaire, alors je ne peux pas recevoir de textos.

– T’as pas de cell ?

– Eh non. Et pas de télé non plus. Mais je vais très bien, tu sais. »

Stupeur. Aurions-nous affaire à un vieux réactionnaire aigri et nostalgique, ou à un de ces jeunes aux cheveux longs qui partent vivre en nature ? Il faut que ce soit un original en tous cas, un décalé. Voilà ce qui vient tout de suite à l’esprit, tant la pression sociale exige qu’un individu normalement constitué soit en possession d’un cellulaire. Avoir un cellulaire devient un rite de passage pour un enfant.

On lit bien des études sur les conséquences des nouvelles technologies sur notre santé et sur nos habitudes sociologiques, on voit bien des reportages sur ses dérives. Mais difficile de se sentir concerné : moi je sais ce que je fais, moi je suis modéré, et de toute façon, moi je n’ai pas le choix. Et puis on connaît le refrain : à chaque époque les hommes ont eu peur des nouvelles technologies et prédisaient la fin du monde.

Pourtant il y a une différence fondamentale entre nos téléphones, iphones, tablettes, et le gramophone, le télégramme ou l’appareil photographique : chacun de ces nouveaux appareils est simultanément un appareil de communication et un appareil de projection de sa propre image. En touchant à notre langage et à notre image, il fait partie de la construction d’un individu.

Dans le mouvement de ceux qui cherchent à sortir du mode de vie dicté par le consumérisme libéral, on trouve des originaux qui partent voyager avec un dollar par jour, d’autres qui n’utilisent que de la technologie des années quatre-vingt, d’autres encore qui vont vivre dans des villages écolo. On sourit, c’est cocasse. Mais ces expériences radicales se situent à des années lumière de nos vies, et en attendant, rien ne change pour la majorité.

Il existe pourtant un changement plus petit, plus intime, plus humble peut-être, à la portée de tous : adapter notre usage de ces technologies. Et pour cela, nul besoin de guide spirituel. Je décide d’évacuer tous les plaisirs qui m’asservissent, et de ne plus chercher que le plaisir dans ma liberté. À partir de là, mon utilisation des technologies ne suit plus qu’un seul principe. Ce principe est simple, mais il est à appliquer dans chaque utilisation : Je n’utilise une technologie que si elle ne parasite pas ma rencontre directe avec un lieu, un objet, une idée ou une personne.

Faisons donc une expérience de pensée, en prenant deux usages du téléphone : la communication et l’image.

Un téléphone au service de mon intelligence

Mon téléphone cellulaire me permet d’être joignable non pas en tout temps, mais aux temps où je le souhaite. Si je retrouve un ami dans un café, le téléphone est éteint, au fond de mon sac. Et même s’il se mettait à sonner, je n’interromprai pas ma conversation pour dire à quelqu’un « Ouais salut, je peux te rappeler plus tard ? » Une urgence ? Si c’est une urgence, je le saurai bien assez vite.

Dans le métro, grâce à mon téléphone je peux écouter de la musique, une émission de radio, lire des articles. Le transport est peut-être le seul moment de la journée où je me retrouve avec moi-même. Et on voudrait me l’enlever avec des cases, des boules de couleurs et des courses, tous ces jeux sur téléphone pour combler le vide, pour m’empêcher de m’évader, ou tout simplement, de suivre le flot de mes pensées ? Non merci, je ne consomme que des plaisirs élevés en liberté.

Mon téléphone n’est pas intelligent. (Ah bon ?) Non, il n’est pas doué d’intelligibilité (Comment ça ?). Mon téléphone ne comprend rien. (Pourtant…) Mon téléphone ne fait que réagir à ce que je lui dicte. (Bah ça alors !).

 

Une photo qui me rappelle un moment vécu

Les photographes professionnels sont avant tout de grands observateurs, très attentifs et entièrement présents là où ils sont. Leur appareil photo est le prolongement de leur rencontre avec un lieu.

Je suis en vacances. Je visite un des plus beaux monuments au monde, une cathédrale. Je prends le temps de rencontrer ce lieu, d’y être présent, de sentir la pierre, d’écouter l’écho des voix, d’admirer les reliefs. Je ne brandis pas mon objectif pour saisir la beauté plastique qui figure sur toutes les cartes postales de la boutique à souvenirs.

Me voici devant un paysage magnifique. Lac, montagnes, forêt. Je veux vivre ce paysage, me sentir dedans. Je médite, j’admire, je reste disponible. Je ne laisserai pas l’appareil interrompre cette rencontre, je ne prendrai une photo que si elle prolonge ma rencontre avec le paysage ou le monument. Alors quand je la regarderai, elle me rappellera ce moment que j’aurais vécu. Elle me rappellera le vent sur ma peau ce jour-là, le chant dans la cathédrale. La photo sera un pont vers le lieu que j’aurais rencontré, pas un mur pour le cacher.

« Cette espèce de petite liberté »

Ainsi le téléphone connecté à internet me permet de rencontrer des choses, des lieux, des objets, des idées, des personnes, qui dépassent le point de l’espace-temps où je me trouve. Mais jamais il ne me retire à la présence aux êtres et aux choses ici et maintenant. En tout temps je préfère la présence : je choisis d’entendre la voix d’un ami plutôt que de communiquer par messages silencieux en permanence.

La simple recherche du plaisir d’exister aux autres et au monde peut nous amener à couper le son lors des publicités et à éteindre le cellulaire sans s’inquiéter d’avoir manqué un appel dont la boîte vocale se chargera très bien. Par ces petits gestes, je me désintoxique, je nettoie mon espace personnel pour mieux l’ouvrir au monde qui m’entoure. Et en faisant cela, je ne me prive de rien, au contraire. Je m’offre davantage de plaisirs, car j’aurai toujours plus de plaisir à être totalement présent dans une conversation ou un voyage qu’à n’y être que par intermittence. Je m’applique à cultiver une microrésistance. Elle consiste à inverser mon rapport aux technologies : ce sont elles qui me servent, elles servent ma liberté et mon plaisir d’apprendre, de communiquer, de découvrir. J’y travaille dès maintenant, car demain viendront les lunettes google, les téléphones incorporés, les objets connectés.

Dans une entrevue de Claude Santelli en 1969, Georges Brassens, interrogé sur ce qu’il pense du monde qui se dessine, exprime sa peur de perdre « cette espèce de petite liberté de penser tout seul ». C’est elle qui est en jeu dans nos petits gestes. Elle est pas bien grande, cette liberté, ça n’est pas celle qui est écrite dans les grands discours politiques et dans certaines devises. Humble comme ce grand homme, elle est peut-être ce qui nous est à la fois le plus fragile et le plus nécessaire.

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Ce qui nous arrive

 

Vendredi dernier 26 septembre, le Canada et l’Union Européenne ont publié officiellement le texte du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) qui sera rendu public et présenté pour ratification au Parlement Européen dans les prochains mois. Ce traité est le fruit de négociations secrètes tenues depuis un an, qui préfigure le Traité Transatlantique (TAFTA) qui sera négocié en ce moment même (du 29 septembre au 3 octobre). Les grandes lignes de cet accord que les gouvernements négocient sans avoir préalablement obtenu l’accord de leurs parlements, sont déjà connues des Américains comme des Européens : la libre concurrence ne sera plus empêchée par les normes sanitaires, sociales, ou environnementales, et un État pourra être attaqué s’il ne se soumet pas aux exigences des multinationales.

Quand les victimes sont les coupables

Tout ceci, nous le savons grâce au travail exceptionnel des journalistes d’investigation, des chercheurs et des scientifiques. Régulièrement, ils sortent des reportages, des études et des articles qui nous montrent les dessous de notre système de consommation. Aujourd’hui notre nouveau drame, c’est que nous savons. Nous savons par exemple comment fonctionne Monsanto, et nous savons que ces traités ouvriront les portes européennes au géant américain. Pourtant, seules quelques centaines de personnes se sont mobilisées en France contre le traité transatlantique. Ils étaient des dizaines de milliers contre le mariage homosexuel. Cherchez l’erreur… Au Canada…néant.

Le système de consommation fait en sorte que je désire consommer ce qui pollue, ce qui rend malade, ce qui exploite. Parce que à portée de main, parce que moins cher. À chaque fois que je mange quelque chose qui contient du soja OGM, j’aide les enfants d’Argentine vivant près des champs de Monsanto à naître déformés avec des cheveux qui leur poussent partout sur le corps. À chaque fois que je mets une saucisse nourrie au maïs de Monsanto sur mon grill, j’encourage la fabrication de cochons qui naissent parfois à deux têtes, parfois mâle et femelle. Le miroir est douloureux. Chacun reste dans son jardin individuel sans se douter que son petit geste fait de l’ombre aux autres, et construit le paysage de demain.

Demain, justement, parlons-en. Puisque demain est déjà là. Demain les traités seront adoptés avec quelques modifications, et dans un premier temps, apporteront de la prospérité aux entreprises. Les élus sortiront les chiffres des nouveaux emplois créés. Les petits agriculteurs pourront bien gueuler. Dans les champs de maïs OGM, dans les abattoirs, dans les bassins d’élevage intensif, la nature continuera à réagir de la même manière : plus vous mettrez des antibiotiques pour combattre les parasites de la monoculture, plus ils développeront des anticorps et de nouvelles espèces qui résisteront. Il faudra inventer de nouveaux antibiotiques. Et toujours plus de produits non testés qui finiront dans nos assiettes. Ces produits font déjà des ravages chez les humains, mais les petits enfants d’Argentine, ce ne sont pas des humains qui nous concernent. Dans trente ans, quand le nombre de cancers augmentera (c’est déjà le cas) de façon exponentielle en Europe, alors il sera peut-être temps de s’inquiéter.

Le travail des chercheurs, des journalistes, des associations, qui passent des années entières à gratter pour nous montrer ce qu’il se passe, n’aura peut-être servi qu’à dire qu’on savait. Ils auront été, pour un temps, notre conscience.

Documentaire de Paul Moreira : « Bientôt dans vos assiettes » :

Le pouvoir d’achat c’est le pouvoir de ne pas acheter

Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! » (Coluche)

 

Il paraît que quand on veut on peut. Dans le monde de la consommation, c’est plutôt le contraire : quand on peut acheter, on veut acheter. Plus on peut, plus on veut. Le pouvoir d’achat dont on nous bassine les oreilles porte bien mal son nom. Acheter n’est plus un pouvoir, puisque je ne choisis plus ce que je j’achète. Je suis condamné à acheter, toujours moins cher, toujours plus.

En ces temps où le chômage augmente presque partout en Europe, les politiciens se disputent sur l’ordre du cercle vicieux : investir et baisser les impôts pour redonner du pouvoir d’achat, pouvoir d’achat retrouvé donc consommation, consommation donc prospérité, prospérité donc plein emploi et diminution de la dette, diminution de la dette donc investissements possibles.

Les politiques perdent ma confiance car je vois bien qu’ils sont impuissants à me rendre mon pouvoir d’achat. Ils ont délégué leur pouvoir aux multinationales. Le CETA et le TAFTA sont la consécration de cette perte de pouvoir.

Le vote est un pouvoir politique. Mais puisque tout cela est une question d’argent, mon pouvoir de peser sur des lois et des règlementations est complètement décalé. Ce n’est pas comme citoyen que je dois lutter, c’est comme consommateur. Il faut toujours savoir lutter avec les armes de l’adversaire, comme le répétait Mandela. Or comme consommateur, mon pouvoir est énorme. Car sans moi, toute la chaîne se rompt. Le boycott est la seule arme qui peut réellement peser sur les multinationales. Seulement voilà, mes habitudes sont plus difficiles à changer qu’une loi. Je peux toujours, à juste titre, dénoncer le manque de volonté des politiques, mais qu’en est-il de ma propre volonté ? Est-ce que j’irais acheter de la viande chez un boucher local, plutôt que celle moins chère du supermarché, quitte à ne manger de la viande que trois fois au lieu de six fois par semaine ?

Cet été, les espagnols ont boycotté massivement Coca Cola pour faire pression sur un plan social massif qui entraînait le licenciement de milliers de salariés des usines. Geste courageux qui a porté ses fruits, puisque Coca Cola a enregistré la plus forte baisse de son histoire. À ceci près que ce boycott était destiné à sauver des emplois chez Coca Cola, donc ne remettait absolument pas en question l’existence ni le monopole de cette marque.

Le boycott, c’est comme le vote : tout seul ça ne sert à rien. Le processus est long pour qu’un geste devienne un boycott : il faut que je sois informé, que j’exerce mon jugement critique quand je suis au supermarché, que je prenne des décisions en conséquent, et surtout, que j’en parle à mes proches et à mes collègues.

La puissance du refus est inestimable. Mais ce refus-là engage nos désirs les plus intimes et notre confort quotidien. Car le capitalisme n’est pas un monstre perché dans les locaux des multinationales. C’est un grand parc d’attraction où nous nous rendons avec plaisir chaque jour. Ce monstre, c’est notre enfant. Les enfants d’Argentine pourront attendre. Un burger ce soir ? Bon appétit.

A une époque de technologie avancée, le plus grand danger pour les idées, la culture et l’esprit risque davantage de venir d’un ennemi au visage souriant que d’un adversaire inspirant la terreur et la haine.

Aldux Huxley

 

 

Série américaine Farmed and dangerous :

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Ce qui nous arrive

Parc Jarry, près du lac, par un bel après-midi d’été. Derrière le panneau mentionnant qu’il est interdit de nourrir les animaux car cela leur retire leur instinct naturel, des enfants s’amusent à lancer du pain aux canards. Les parents veillent. Puisque ça les amuse… Et puis c’est gentil de vouloir donner à manger aux animaux. Sur l’herbe, un homme est assis avec son chien. Soudain le chien bondit, se jette dans le petit lac pour effrayer les canards. L’homme lui court après : « Reviens ici tout de suite ! I- CI ! ». Le chien sort de l’eau. L’homme l’amène à l’écart pour lui expliquer : « C’était ridicule ce que tu as fait. C’est stupide. Non ! Pas bien ! Si tu continues on rentre à la maison ! Assis ! Assis ! » Le chien a reconnu l’ordre. Il s’assoit et attend que son maître soit prêt à partir. Pas sûr qu’il ait compris sa faute. Assailli par des milliers de signaux olfactifs, il n’a fait qu’obéir à son instinct. Il n’a fait qu’être chien.

 

Le chien est domestiqué depuis le Paléolithique. Le principe de la domestication est toujours le même : l’homme rend l’animal dépendant de lui pour sa subsistance. L’animal le sait, et s’adapte à ce nouvel environnement. L’attachement à son maître devient une adaptation pour sa survie. Depuis les millénaires ont passé, et de nouvelles espèces sont nées de la domestication. Aujourd’hui la population urbaine est de plus en plus sensibilisée à la nécessité de protéger les animaux, notamment par des films comme Save Willy, Black Fish, l’Ours ou encore la Marche de l’Empereur. La majesté des animaux sauvages émerveille et attendrit : oui il faut les tirer de ces enfers que sont les zoos et les parcs aquatiques.

 

Rien à voir a priori avec le fait d’avoir un animal de compagnie. Et pourtant…

 

« Parfois il se retourne, inquiet, mais son inquiétude se calme,

comme il voit toujours derrière lui, son ombre de viande inférieure

son chien qui souffle mais toujours le suit.

(Jacques Prévert, « Un homme et un chien », Spectacle, 1949)

 

Pourtant la domestication de loisir satisfait les mêmes besoins que ceux que nous allons combler dans les zoos et parcs aquatiques. Quand le chimpanzé dans sa cage fait des gestes si proches des nôtres, quand le phoque se recouvre le visage dès que son dresseur dit « Tu n’as pas honte », quand notre chien se dresse sur ses pattes arrière notre ordre, nous rions, nous aimons. Parce que cela crée un lien anthropomorphique à l’animal. C’est un besoin profondément ancré en nous que de doter la nature d’esprit, l’animal de parole, depuis les mythes des civilisations les plus anciennes, jusqu’aux dessins animés pour enfants où les animaux parlent, se tiennent debout et portent des vêtements. Quand l’homme a peur d’un monde qu’il ne connaît pas, il y imprime sa marque.

 

Il existe des formes de domestication où l’homme et le chien sont partenaires dans un but précis : la chasse, la surveillance des troupeaux, la locomotion (chiens de traîneau). Ici le rapport est différent, car l’homme et l’animal vivent en nature. Bien sûr l’animal doit toujours obéir, mais l’homme ne cherche pas à anéantir son instinct, car il en a besoin. L’animal domestique au contraire, devient une peluche vivante. Il vit, comme l’écrit le théoricien de l’écologie et l’un des fondateurs de la psychologie sociale, Serge Moscovici, « une vie d’objet d’art » (Autrement n56, 1984), autour du désir de son maître. S’il l’amuse au bon moment, il obtiendra des marques d’affection. Mais si le téléphone sonne, si c’est l’heure des devoirs ou du match, il subira l’arrêt brutal et incompréhensible de ces amusements. Nul besoin d’être écologiste ou défenseur des animaux pour prendre conscience de ces banales anomalies. Le simple bon sens suffit. L’animal de compagnie est un divertissement parmi d’autres. Nous l’aimons. Nous avons besoin de lui.

 

Énigme :

Ils sont deux.

Pourtant ils sont trois.

(réponse : un homme et un chien. Cela fait deux animaux et un humain.)

 

Il semble que nous ne puissions aimer les animaux que si nous y retrouvons quelque chose d’humain. Dans les films animaliers à succès, les animaux sauvages sont mis en scène et leurs comportements sublimés bien loin de la réalité que connaissent les vétérinaires, les biologistes, les agents de parcs, ou les trappeurs. « Convoqués au seul titre de silhouettes, les animaux y jouent des rôles humains », déplorait déjà l’ethnologue Éric Conan il y a quinze ans (« La zoophilie, maladie infantile de l’écologisme », Esprit, octobre 1989).

 

« Mais si ça aide à protéger les animaux, c’est ce qui compte », pourrait-on dire. Mais l’utilité du geste ne dispense pas d’interroger ses motivations. Quand les outils pour défendre la nature consistent à rapprocher l’animal de l’homme, quel monde se profile à l’horizon ? La récente reconnaissance en Inde du dauphin comme « personne humaine », entraînant l’interdiction de sa captivité, en est un exemple frappant. Bien sûr l’intention est bonne, noble et courageuse. Mais la formule a été malencontreusement inversée : ça n’est plus l’homme qui est un autre animal, mais l’animal qui devient un autre homme.

Nous les aimons comme personnes, nous les aimons comme jouets. Mais pas comme animaux. Jetons donc un coup d’œil de l’autre côté de la laisse.

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Ce qui nous arrive

L’été s’en vient, Geneviève et Jean feuillettent un magazine de voyages pour seniors. Où partir cette année ? L’automne est là, bientôt la rentrée, Marc-André tire ses parents devant le sac d’école qu’il a repéré. Déjà l’hiver, Audrée hésite devant la case à cocher pour les cours de la session prochaine.

Tous les jours ce même petit temps d’hésitation, la tête penchée. Je choisis la marque de mon yoghourt, je choisis où sortir ce soir, je choisis le fond d’écran de mon iphone, je choisis le programme à regarder à la télé. Les industriels se démènent pour inventer des produits à fabriquer sur mesure, personnalisables, pour que je puisse, à tout moment, choisir. Plus j’ai le choix de mes produits et de mes sorties, plus je consomme. Parfois je reste longtemps à hésiter, et ça m’angoisse, c’est comme si la possibilité de choisir me figeait. Pourtant le choix c’est la liberté, la possibilité d’aller ailleurs, d’aller autrement.

Je vis dans une société où je peux choisir mon métier, mon lieu de vie, ma religion. Des acquis précieux et fragiles, que beaucoup de mes contemporains n’ont pas et pour lesquels des hommes et des femmes se sont battus pendant des siècles. Pourtant, les choix que je fais au quotidien dans le jeu préprogrammé de la consommation me paraissent différents, comme s’ils n’avaient rien à voir avec mon pouvoir de décision.

Pourtant chaque fois que je consomme, je fais un choix, plus profond que celui de la couleur du chandail ou de la marque de mon cellulaire. Quand j’achète un vêtement teint en Asie par des enfants, je choisis le modèle de délocalisation des entreprises pour une exploitation de la main d’œuvre. Quand je mange des fraises en hiver, je choisis une certaine agriculture au détriment de l’agriculture locale. Quand je lis un journal gratuit ou que je vais voir un spectacle gratuit non financés par une institution publique, je choisis que le journalisme ou la musique ne sont pas des métiers qui méritent salaires. Ces choix cachés, je choisis de ne pas y penser, sinon je devrai remettre en question tout mon mode de vie.

D’autres choix paraissent inenvisageables : choisir de ne pas emporter son cellulaire chaque fois que je sors, fêter Noël autrement que par l’achat de cadeaux, payer à l’artiste le prix d’un billet et laisser ce que je peux dans un chapeau pour payer la bière au bar. Impossible d’envisager ces choix… et pourtant, il me semble que dans ces gestes minuscules se loge ma liberté, enroulée comme un serpent endormi, et qu’il suffit de la dérouler chaque jour dans mon quotidien, pour qu’elle se déploie et trace de nouveaux rails à ma vie.

En ce moment en Europe, les citoyens se voient confisquer, par le Traité Transatlantique, le droit de choisir ce que leurs enfants mangeront, les conditions dans lesquelles ils travailleront, et la manière dont leurs énergies seront exploitées. Savoir ce qui est important de choisir et ce qui ne l’est pas, distinguer les choix qui nous rendent libres et ceux qui nous aliènent, pourrait avoir une importance salutaire pour savoir si cette période que nous traversons sera un écroulement de notre civilisation ou un renouveau.

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Ce qui nous arrive

16h un soir de semaine. Alexandre rentre seul chez lui. Il se sent fier. Maintenant il est grand, il est capable de rentrer seul. Au croisement de deux rues, les lumières viennent de virer au rouge pour les autos, qui sont toutes arrêtées. Le petit bonhomme blanc est allumé. Une jeune femme est en train de traverser devant lui. Il se met à traverser. « Non toi, tu attends que je passe ». Le brigadier scolaire avec son chandail jaune fluo devance le garçon, son petit panneau « Arrêt » tendu au-dessus de sa tête. Alexandre se demande à quoi ça sert, puisque toutes les autos étaient déjà arrêtées. Et puis pourquoi la dame devant, elle peut traverser toute seule ? Pourquoi le monsieur il fait pas attention à elle aussi ?

Le soir à table, Alexandre pose la questions à ses parents.

« Le brigadier il veille sur toi pour que les autos fassent attention.

– Mais les autos elles s’arrêtent même quand y’a pas d’enfants !

– Oui mais parfois il y a de mauvais conducteurs qui ne s’arrêtent pas. C’est pour ta sécurité, mon chéri.

– Et la sécurité de la dame ?

– La dame elle est adulte. Allez vas ranger ta chambre comme un grand. »

Alexandre ne comprend pas. Mais quand les adultes ont dit qu’une chose est comme ça, c’est pas la peine de demander pourquoi. Les enfants, ça remet toujours en question les évidences.

Ce qui est nécessaire ici ne l’est pas forcément ailleurs

À Montréal, les allées et venues du brigadier scolaire semblent parfois sortir d’une farce. Bien souvent il suit à petits pas les enfants qui se sont déjà engagés sur le passage clouté, alors que les autos sont déjà arrêtées. On peut comprendre l’utilité des brigadiers sur les routes de campagne, à des croisements sans lumières, ou à un tournant où les autos ne peuvent pas voir en avance les piétons. Dès lors qu’un comportement utile dans une situation donnée est tiré de son contexte et appliqué sans réflexion, cela donne une habitude, un symbole qui rassure, mais qui ne sert à rien. Ou presque.

La sécurité vient de l’extérieur

Sur le site du Centre d’assurance automobile du Québec, on trouve la définition suivante : « La mission d’une brigade scolaire consiste avant tout à sensibiliser les enfants du primaire à la prudence, dans la cour d’école, en autobus scolaire et dans la rue. » La mission est claire, il s’agit de transmettre la prudence. La prudence, et non la responsabilité. Nous envoyons constamment à nos enfants le message que le monde est plein de dangers, et qu’ils doivent s’en remettre aux adultes pour assurer leur sécurité : ne vas pas trop loin, ne grimpe pas à l’arbre tu vas tomber, fais attention quand tu cours. Pour cela, on leur confectionne des lits avec des barreaux, tomber, des fourchettes en plastique pour ne pas se piquer. Petits on les attache à une corde quand on les sort dans la rue. On poste un gardien à la sortie de l’école qui communique par talkie walkie pour le rejoindre ses parents ou sa gardienne. Les enfants sont des irresponsables qui ne sont pas capables d’évaluer le danger par eux-mêmes. On leur apprend qu’il y aura toujours quelqu’un pour y veiller.

Cette obsession n’est pas répandue dans tous les pays. En Europe, les enfants en garderie se donnent la main deux par deux pour aller dans la rue. À la sortie des écoles, quand un enfant reconnaît son parent il le dit à la personne à l’entrée qui le laisse sortir. En Suède, les écoles sont mêmes sans gardiens car les enfants sont entièrement responsabilisés, ils rentrent seuls car l’école finit très tôt en journée. Bizarrement, la Suède ne souffre d’aucun raz-de-marée d’insécurité dans les écoles ou d’accidents impliquant les enfants. S’il nous est impossible d’envisager que les enfants soient co-responsables de leur sécurité, avec l’auto qui s’arrête, c’est parce que nous avons fait des enfants des êtres à part.

Les enfants d’abord, les enfants à part

Nos enfants sont élevés dans un monde à part dès leur plus jeune âge. Comme si l’insouciance de l’enfance allait être brisée si l’enfant était intégré trop vite au monde des adultes. Les enfants du Maghreb, d’Afrique ou du Moyen Orient jouent, rient et imaginent tout autant que les petits canadiens, seulement ils ne sont pas considérés comme des êtres à part. Ils sont les membres actifs d’une famille, d’un village, d’une communauté. Ils mangent dès le sevrage la même nourriture que les adultes, ils ont des responsabilités autres que de ranger leur chambre et leurs jouets, ils doivent parfois rapporter un outil de travail dont le père a besoin, ou aider grand-mère à se relever. Les seuls qui dérogent à cette règle sont les enfants des classes très riches qui ont des domestiques pour s’occuper de tout.

L’idée même que les enfants sont les êtres les plus précieux d’une société n’est pas universelle. Dans beaucoup de cultures, les Anciens sont considérés comme un bien plus précieux que les enfants, parce qu’ils détiennent un savoir, une sagesse, et reçoivent tous le respect dû à quelqu’un qui est parvenu jusqu’à un certain âge. On pourrait se demander ce qu’ils penseraient de nos vieux enfermés dans des maisons, isolés de leur famille, et divertis par des animations. Mais ceci est un autre problème…ou peut-être le même. Nous cultivons l’art d’isoler et de rendre dépendants des êtres que nous jugeons faibles et à protéger. Drôle de façon de leur dire qu’on les aime.

Serait-il possible de doser nos valeurs et d’appliquer le bon sens, pour arriver à une protection sans mise à l’écart, à une sécurité par la responsabilisation ? Nos enfants sont de petits êtres, mais des êtres entiers quand même. Parce que nous les aimons, nous pourrions les rendre indépendants et forts, capables d’évaluer les dangers d’une situation, de tourner la tête à droite à gauche, de vérifier qu’il n’y ait pas d’autos. Alexandre n’en sera pas moins un enfant, mais un enfant fier.