Ce qui nous arrive

mafalda9

Chaque matin, le même trajet vers le métro : la tête enfoncée dans son foulard pour braver le courant d’air qui fouette à l’approche de la porte, et soudain avant d’entrer, un journal qui apparaît sous mon nez. Je lève les yeux. Un sourire, et un regard qui guette déjà la personne derrière moi. Je prends…c’est gratuit. Tout ça dure moins de deux secondes. Chaque jour, 700 000 personnes prenant le métro sur l’île de Montréal se voient proposées le journal Métro. Proposées ou imposées ? Et s’il y avait sous ce tout petit geste, la violence d’un monde où la gratuité devient une arme de marketing ? Sans attaquer ni les journalistes ni les employés du journal Métro, qui font leur travail là où ils en trouvent, c’est toutefois l’existence du phénomène qu’il faut interroger, son sens, et ses conséquences.

Une proposition autoritaire

Les camelots, distributeurs humains de journaux, sont pour la plupart très sympathiques. Ils sont près de deux cents sur l’île de Montréal. Tous les matins, postés à chaque sortie de chaque station de métro, flanqués d’une bâche en plastique vert, ils nous tendent le journal, bravant tous les temps. Ils sont bien courageux et gentils de nous épargner le souci d’avoir à chercher une borne de distribution pour le prendre nous-mêmes. Ils distribuent à tour de bras par une gymnastique soignée du poignet, pour ne manquer personne. Certains font le tour des files d’attente des bus. À la station Bonaventure, près du siège social, pas une seule sortie des buildings adjudants au métro n’est épargnée.

Montréal est la seule ville où le journal est autant distribué par des êtres humains. Et pour cause, la ville interdit d’avoir des machines distributrices, comme c’est le cas dans le reste du Canada. Dans la plupart des villes européennes où Métro est distribué, c’est au lecteur de se diriger vers la pile et de se plier pour prendre un journal… dernière petite marge de manœuvre. On comprend que la distribution par les camelots est la seule alternative pour un journal gratuit qui a vu son concurrent, 24h, autre quotidien gratuit, obtenir l’exclusivité de la distribution dans l’enceinte du métro en 2011. Pourtant cette distribution rajoute à l’agressivité croissante du paysage urbain, dont le métro est une partie centrale.

Les montréalais se voient imposer des publicités toujours plus grandes, toujours plus nombreuses. La station Berri Uqam, celle où passent chaque jour des milliers d’étudiants, est un temple effrayant de l’encouragement à la consommation effrenée. Les 350 écrans dans le métro qui étaient censés nous donner des informations sur l’horaire des trains, sont non seulement inexacts dans leur décompte, mais les neuf dixième de l’écran sont consacrés à la publicité. Bien sûr rien ne nous oblige à regarder l’écran, rien ne nous oblige à prendre ce journal. C’est le propre de la publicité de nous faire croire que nous sommes libres de nos choix tout en ne nous épargnant aucun mètre carré de la ville. Quand notre paysage urbain devient un gigantesque appel à la consommation et une éternelle célébration du toujours plus moins cher, il n’y a plus de choix. Chaque personne qui prend quotidiennement le métro et qui ne souhaite pas lire ce journal, doit chaque matin émettre un geste de refus à la personne charmante qui grelotte à l’entrée et lui tend le journal, comme un ordre déguisé en proposition. Le geste actif d’un lecteur qui va prendre le journal dans la pile ou qui s’arrête au kiosque ou au bureau de presse, laisse place à une acceptation par un geste passif, si furtif qu’on n’en pèse pas le poids. Le seul geste actif possible est celui du refus.

Autrefois les crieurs de journaux s’égosillaient pour les vendre. C’était le temps de la presse d’opinion où chaque journal avait sa propre ligne éditoriale, sa vision de la société, sa tendance politique, et où la transmission d’information était accompagnée d’analyse. Les camelots ne sont évidemment par les descendants des crieurs, ils ne distribuent qu’un seul journal, et ce journal est gratuit. Ils écoulent un stock. Ils travaillent pour des gens qui ne se soucient pas de la vente de leur produit, car ça n’est pas au lecteur que le produit est vendu, mais aux publicitaires.

Je t’achète tes lecteurs, tu me loues mes consommateurs

Le journal Métro a été créé en Suède en 1995. Il est aujourd’hui présent dans vingt-trois pays et en plus de quatre-vingt éditions. On ne sera pas étonné que le journal ait été racheté en Belgique par le groupe Rossel, en France par TF1, au Canada à 100% par Transcontinental, c’est-à-dire par les plus grands groupes de médias et marketing.

La plupart des journaux d’aujourd’hui sont financés par la publicité. Mais pour un quotidien gratuit, le poids de cet investissement est vertigineux. Car savez-vous que la gratuité paye ? Imaginez-vous combien de publicitaires seraient prêts à payer pour avoir le privilège de faire partie des toutes premières images de la journée qui pénètrent votre cerveau. Le journaliste qui décrypte les médias dans l’émission et le site Arrêt sur image, Daniel Schneidermann, rappelle : « Quand on fait semblant de donner quelque chose gratuitement aux gens, on vend toujours une part de leur cerveau disponible à des annonceurs ». (« Arrêt sur image : Schneidermann revient par le Net, Rue 89, 15 septembre 2007 http://rue89.nouvelobs.com/2007/09/15/arret-sur-images-schneidermann-revient-par-le-net)

Dans le journal Métro, pas une seule page sans publicité. Par un adroit jeu de besoins et de demande, un triangle infernal se construit entre le lecteur, le publicitaire et le journal : le publicitaire a besoin du journal pour toucher ses consommateurs, le journal a besoin du publicitaire pour toucher le plus grand nombre de lecteurs grâce à la gratuité, et le lecteur… veut de l’information gratuite à tout prix, au prix même de sa liberté de choisir.

 

Tondre les moutons et leur vendre la laine, une stratégie déjà bien implantée par GAFA (google, apple, facebook et amazon), émission de Daniel Mermet consacrée à ce phénomène « Si c’est gratuit c’est vous le produit » :

http://www.franceinter.fr/emission-la-bas-si-jy-suis-si-cest-gratuit-cest-vous-le-produit

Choisir : le prix de notre dernière liberté

Le journal Métro est le premier quotidien lu sur l’île de Montréal, avec 221 900 lecteurs par jour. « Aujourd’hui, alors que tous les quotidiens enregistrent une grosse décroissance de leur édition imprimée, Métro se démarque, une fois de plus, par la croissance de son lectorat hebdomadaire », déclare Nicolas Faucher, vice-président, éditeur du journal Métro à Montréal, sur le site du journal. Est-ce que cela signifie qu’il est le journal dont la ligne éditoriale plaît le plus ? Est-il le plus lu parce que les gens le choisissent par rapport à d’autres journaux ? Ou serait-il le numéro un parce qu’il est distribué gratuitement au nez des gens chaque matin ? Ne serait-il pas concurrencé si les autres journaux étaient eux aussi distribués gratuitement dans le métro ?

Dans nos sociétés marchandes d’hyper-consommation, la gratuité n’est que le prix du monopole. La gratuité de Facebook ou de Google sert à revendre aux publicitaires les informations que nous leur offrons. Et pendant ce temps, les services publics qui se battent pour offrir un accès gratuit à la culture (maisons de la culture, festivals, bibliothèques), à la santé ou à l’éducation, voient leurs moyens diminuer chaque année.

Quand j’achète un vêtement teint en Asie, je contribue à l’exploitation d’enfants, quand j’achète du poisson de Thaïlande, je contribue à l’esclavage de milliers de cambodgiens, dès que j’achète des avocats du Chili, je contribue à appauvrir les paysans locaux, quand je commande un livre sur Amazon, je contribue aux conditions de travail déplorables des employés et à écraser les petites librairies La liste ne s’arrête pas, chaque jour on en apprend de nouvelles. Comment faire ? Que puis-je faire ? Je ne peux pas tout contrôler, je n’ai pas les moyens d’acheter tout local et tout bio. Et puis je suis pressé. Je n’ai pas le temps d’aller dans un magasin de Presse. Avant le journal Métro, je ne lisais jamais le journal. C’est mieux que rien, non ? À la force du moins cher et de la gratuité, les grosses compagnies et le développement de la gratuité sur internet nous rendent complices de la disparition de dizaines de médias indépendants ces dernières années.

En avril dernier en France, Éric Fottorino a lancé un journal fou : le 1. Hebdomadaire papier, sans aucune publicité, où des écrivains, chercheurs et artistes écrivent chaque semaine sur un thème, de façon accessible. 2,80euros, soit le prix d’un petit latte chez Starbucks à Montréal. Résultat : 22 000 exemplaires vendus chaque semaine, avec 150 nouveaux abonnés par semaine, ce qui signifie 150 personnes qui font la démarche de se fidéliser à ce journal qui n’a même pas un an d’existence. Éric Fottorino avait fait le pari que ça n’était pas la presse papier qui était en crise, mais l’offre éditoriale. Pari tenu. http://le1hebdo.fr

Notre liberté de choisir n’a plus qu’une petite arène pour se défouler. Elle tourne toute seule, sans même avoir besoin du fouet. Elle a sa récompense au bout : facilité et gratuité. Pourtant si les animaux de cirque s’arrêtaient de tourner, le spectacle de l’hyperconsommation s’interromprait. Mais n’anticipons pas… il faut d’abord qu’à l’intérieur de chaque individu, s’allume une petite flamme de liberté et d’indépendance. Alors nous ferons un petit détour par un magasin de presse pour pouvoir comparer les journaux, et nous ferons le choix d’un journal qui nous correspond le mieux, au besoin on déboursera le prix d’un café. On choisira peut-être le jounal du Métro, par choix personnel et indépendant, pour la qualité de ses journalistes et sa ligne éditoriale, pas pour la facilité et la gratuité.

Et chaque matin nous dirons au gentil monsieur ou à la gentille dame : «  Non merci, si je le veux, ce journal, j’irai le prendre. Ma liberté n’a pas de prix… même pas celui de la gratuité ».

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