Publié dans Cassandre Hors Champ : 100 « De vents et de marées »
2012, année qui restera gravée dans l’histoire du Québec comme celle d’un éveil. Le Printemps Érable comme on l’a appelé, est un mouvement contestataire, parti d’une grève étudiante, qui a duré huit mois. Ce mouvement a déclenché des élections anticipées et la destitution du gouvernement libéral de Jean Charest. Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole d’une association étudiante, la CLASSE (Coalition large de l’association pour une solidarité syndicale étudiante), s’est fait remarquer comme l’une des figures de proue de ce mouvement. Depuis, le toujours-étudiant est en train de devenir une figure majeure du paysage politico-culturel et médiatique du Québec.
En novembre dernier, GND a reçu le prix du Gouverneur Général pour son livre Tenir tête, un essai sur le Printemps Érable et ses conséquences dans la société québécoise, devenant ainsi le plus jeune récipiendaire de ce prix qu’il a hésité à accepter (le gouverneur général étant le représentant de la reine donc de l’autorité fédérale du Canada). GND a remis les 25 000 $ qui accompagnent le prix aux mouvements citoyens qui luttent contre le projet d’oléoduc de Transcanada. Un projet qui consiste à faire acheminer les sables bitumineux d’Alberta par le fleuve Saint-Laurent, joyau naturel et culturel du Québec, l’un des plus grands fleuves du monde avec son bassin de drainage de 1 610 000 km2. GND a lancé un appel pour doubler la mise. En quelques jours, il a récolté 380 000$.
Comme le mouvement étudiant, le projet d’oléoduc soulève des enjeux politiques majeurs, et réveille la question de la souveraineté québécoise. GND l’a bien compris et c’est pour cela qu’il a décidé de s’engager dans ce nouveau combat. Ce jeune homme de vingt-quatre ans a des idées mais sait aussi que l’argent est le moteur des actions. C’est pourquoi son action risque fort de mettre un sacré frein, voire un frein définitif à ce projet. Lors de son annonce, GND a affirmé que c’est en posant d’abord des décisions souveraines que le Québec pourra marcher vers l’indépendance. Entretien avec celui qui redonne à beaucoup de Québécois de plusieurs générations la perspective d’une prise en main de leur avenir. Entretien en tutoiement, comme il se doit au Québec.
Qu’est-ce qu’il reste aujourd’hui du Printemps Érable, au-delà des retombées immédiates de l’arrêt de la hausse des frais de scolarité et de la destitution du gouvernement ?
La première chose c’est l’effet d’éducation politique. Cette mobilisation a introduit à des centaines de milliers de personnes aux enjeux sociopolitiques. Et pas seulement des jeunes. D’autres générations qui s’étaient dépolitisées avec le temps ont renoué avec la chose publique, d’autres qui ne s’étaient jamais politisées se sont engagées pour la première fois.
L’autre chose c’est que certains enjeux ont été remis sur la place publique. Par exemple la question de la transformation des universités. Avant 2012 le seul discours sur la place publique était celui de la marchandisation des universités. En prenant prétexte du sous-financement, on introduisait l’investissement privé des universités. C’était le seul discours qu’on entendait depuis une dizaine d’années. C’était un vrai martèlement idéologique : « il faut entrer dans la compétition interuniversitaire, il faut rattraper les États-Unis et le Canada anglais ». La mobilisation a introduit une autre vision de l’éducation qui n’était pas audible, et a accéléré le clivage gauche-droite au Québec qui avait été effacé. L’enjeu pour le mouvement de 2012 c’était de construire un modèle québécois d’éducation supérieure basé sur la gratuité scolaire qui soit différent du modèle français ou du modèle scandinave.
On sait au Québec à quel point les Français connaissent mal les Québécois. En France, le pays des révolutions et des grèves, on a été très surpris de ce qui s’est passé en 2012, comme si les Québécois n’étaient pas perçus comme un peuple habitué aux révoltes. Est-ce que tu vois dans la société québécoise une hantise du conflit qui expliquerait notamment la difficulté d’avoir des débats et des perspectives critiques ?
Ton impression est juste et s’explique par le statut des Québécois, un petit peuple noyé dans une mer anglophone. Il y a toujours eu le sentiment dans la culture politique québécoise qu’on est une famille, et qu’on n’a pas les moyens de se chicaner (se disputer) parce que si on le fait, on va s’affaiblir. J’ai ressenti ça en 2012 : ce qui dérangeait une bonne partie de la population qui était hostile au mouvement, ça n’était pas tant nos revendications, mais le simple fait qu’on était là, qu’on parlait, qu’on dérangeait, qu’on bousculait, qu’on ne retournait pas à nos petites affaires. Il y a cet espèce d’amour de la tranquillité chez les Québécois. Mais il y a aussi une tradition de lutte sociale au Québec excessivement riche. Le Québec reste l’endroit en Amérique du Nord, et de loin, où il y a le plus de mobilisation sociale. Depuis les années soixante il y a au moins deux mouvements étudiants par décennie. C’est le paradoxe d’un éthos politique assez tranquille, et une tradition très riche de syndicalisme combattif.
Un homme d’une cinquantaine d’années s’approche alors de notre table et tend la main à Gabriel. Rencontre éclair d’une seule phrase qui en dit long sur la désillusion, que nous connaissons aussi en France, des peuples envers leurs dirigeants, et qui mérite d’être citée : « Vous avez un admirateur, et je souhaite que jamais vous ne vous lanciez en politique ».
Qu’est-ce qui a émergé comme formes d’art lors du mouvement étudiant ?
Ce qu’il faut préciser d’abord, c’est que toute cette expressivité est arrivée relativement tard dans le mouvement, vers avril. La condition de possibilité de cette émergence artistique, c’était le travail pratique des militants sur le terrain. Donc cette sensibilité artistique est apparue parce qu’un espace de liberté a été ouvert, parce que les contraintes quotidiennes étaient abolies, et parce que la rue était devenue un nouvel espace d’expression. Ces espaces ne sont pas suffisants mais ils sont nécessaires pour que cette sensibilité artistique puisse s’exprimer.
Ces arts urbains ont alimenté un sentiment d’appartenance, une véritable identification et pour certains, un vrai sens à leur vie. Et c’était là une des grandes forces du mouvement, qui explique aussi sa résilience à la brutalité médiatique et policière, à la répression juridique et au fait qu’une bonne partie de la population était hostile au mouvement. C’est aussi ce qui a rendu si difficile l’arrêt de ce mouvement, par définition éphémère, mais encore aujourd’hui j’en entends qui cherchent à retrouver ce sentiment.
Justement une fois que le mouvement est fini : quelle est la place des arts dans une société du divertissement et du loisir ? Crois-tu qu’il soit possible que les arts soient porteurs de ce sentiment d’appartenance qui pourrait préparer à un projet de société ?
Au Québec, la culture est quand même bien plus présente et forte que dans le Canada anglophone. Les gens sont fiers de notre cinéma, de notre musique, et de tout ce qui est fait ici. 65% des produits culturels consommés au Québec sont faits au Québec. Au Canada, 85% des produits consommés viennent des États-Unis. C’est l’avantage de notre statut de minorité. Après c’est sûr que la culture ne se porte pas si bien, et que l’État doit valoriser et protéger la culture, surtout en région.
Même si les gens consomment leur propre culture, penses-tu qu’on soit à l’abri de la monoculture du divertissement, où les gens consomment leur produit culturel et passent à autre chose ? Donc de quelque chose d’où le sentiment d’appartenance et l’engagement citoyen est absent ?
C’est un phénomène réel. Et la solution c’est de donner le goût de l’art et de la culture rapidement. Et ça passe par l’éducation. Malheureusement notre système d’éducation prend la direction inverse. Il faut que dès le primaire l’école soit un lieu de culture au sens plein du terme : culture artistique, culture scientifique, culture intellectuelle. Il faut que l’école redevienne un lieu de culture plutôt qu’un lieu de formation. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles on s’est mobilisé en 2012. Si une institution publique comme l’éducation ne valorise pas la culture, c’est sûr que c’est perdu d’avance. Le goût de l’art n’est pas inné, ça s’apprend, comme on apprend à parler, à compter, à déguster un bon vin.
Radio Canada a subi cette année une nouvelle vague de coupures drastiques et de licenciements. On parle de la mort de Radio Canada. Qu’est-ce que tu en penses, toi qui y travailles depuis cette année comme intervenant dans une émission ?
Radio Canada est de moins en moins conforme à sa mission. Mais elle reste quand même bien au-dessus de ce qui se fait avant. Il y a quand même un espace de discussion et de culture. Sans Radio Canada il y a tant d’artistes dont on aurait jamais entendu parler.
Alors vu l’état de la presse, de l’éducation, de la culture, la solution part d’où selon toi ? Du gouvernement ou bien des comportements individuels ? Si on prend par exemple la presse, les gens ne veulent plus acheter des journaux et on sait bien que cela joue beaucoup dans la disparition de journaux indépendants.
C’est vrai que les comportements individuels sont à changer. Mais on ne peut pas tout faire reposer sur des efforts individuels que tout le monde n’a pas les moyens de poser. Au final, ce qui est déterminant, c’est la volonté politique.
Est-ce que ton engagement irait du côté de la politique ?
En ce moment je suis un étudiant qui intervient dans certains médias qui sont pour moi des tribunes pour faire avancer des idées. Mon engagement politique va continuer c’est sûr, mais je ne sais pas quelle forme ça va prendre.
Est-ce que notre génération n’est pas condamnée à des actions qui seront toujours des oppositions au système libéral et capitaliste qu’on nous impose ? Serons-nous la génération qui aura dû faire le ménage pour poser les bases d’une autre société ?
Je pense que dans tout refus il y a une valeur positive. En refusant le projet d’oléoduc, on freine l’expansion des sables bitumeux, donc on contribue à freiner le changement climatique à l’échelle globale. Car refuser la destruction de l’environnement c’est le protéger. Empêcher la privatisation du service public c’est le renforcer. Il va y avoir beaucoup de luttes défensives à mener. Ça n’est sûrement pas suffisant, car il va falloir être capable d’articuler un projet positif et de proposer un projet politique. On est la première génération où ce projet est à repenser. Nos parents avaient le choix entre deux systèmes déjà définis, le capitalisme et la sociale démocratie. Nous n’avons pas le luxe de ces utopies politiques parce que nous vivons dans un monde où un seul système domine. On vit avec le double échec du communisme et de la sociale démocratie. Il nous reste tout à inventer.
Pendant que les Français dissertent sur la légitimité de leur président et sur les conséquences de l’affaire du barrage de Sivens, les Québécois sont allés au bout de leurs combats. Qu’on se le dise : une grève étudiante qui déclenche un mouvement social, un mouvement social qui entraîne un changement de gouvernement, une résistance à un projet massif de destruction de l’environnement qui trouve les moyens de sa lutte grâce au livre d’un jeune homme de vingt-quatre ans. La France, pays des Lumières, des révolutions et des grèves constantes, puissance mondiale en perte de vitesse et en crise identitaire, a peut-être beaucoup à apprendre de ce petit peuple sans pays. Il serait temps de rattraper notre ignorance sur nos cousins nord-américains qui sont décidément autre chose que des comédies musicales et des chanteurs à l’accent folklorique.