Il avait suffit d’un pas. Ma présence m’apparaissait alors incongrue, sacrilège, tandis que je le regardais filer, porté à toute vitesse par la peur de moi.
Chaque jour, notre époque de la vitesse, des multitâches et de la communication à distance nous pose la question de la présence à ce qu’on fait. Quand je mange, quand je prends un verre avec quelqu’un, quand je voyage en train, quand je marche en montagne, est-ce que je suis présent.e à mon geste ? À travers lui, quel rapport au monde je suis en train d’instaurer ? Est-ce que je fais ce que je suis en train de faire en attendant autre chose, à la place d’autre chose, en faisant autre chose ?
La présence est un muscle. À force de la pratiquer, elle devient de plus en plus facile et de plus en plus évidente. Depuis le temps que je pratique la marche en forêt, mon cerveau se tait de plus en plus vite, pour laisser place aux sensations. Je deviens alors un paquet de sens, une véritable antenne sur pieds, en éveil Le moindre crissement de feuilles ou battement d’ailes m’est offert. Mais parfois, quand ce qui nous encombre est vraiment trop collant, on l’embarque avec nous. Et alors, qu’on soit en forêt, à son jardin ou devant Netflix, on démissionne.
Le boucan dans ma tête
C’et le temps que j’aime tant des entre-saisons. Les fleurs des noisetiers commencent à cacher les sommets encore enneigés. Au sol, au milieu du tapis de feuilles d’automne qui a passé tout l’hiver sous la neige, les premières fleurs de forêt s’installent. Je pense à je-ne-sais-plus-quoi. Sûrement quelque chose qui a à voir avec un énième refus d’un manuscrit qui est là depuis plus de cinq ans. À ce podcast que personne n’écoute. À cette opportunité peut-être manquée. Je dois être dans une période où je me suis remise à espérer. J’aurais pas dû. L’espoir est une hypertension. Je trace en espérant faire tomber sur le chemin un peu du boucan de ma tête.
La rencontre manquée
Le voilà. Je n’ai rien vu. Qu’une silhouette magnifique qui fuit devant moi. Les bois d’un jeune adulte, qui déjà prennent une forme majestueuse. Je reste figée, engluée dans ce pas qui l’a fait fuir. Dégoûtée, en colère. J’ai effrayé un magnifique cerf.
Déjà je me figure ce qui aurait pour être. Une de ces rencontres miraculeuses où tu te sens privilégié, humilié – dans l’authentique sens de celui qui gagne en humilité – car remis à ta juste place dans le vivant. À ce moment, tout ce que tu espères, c’est que l’animal t’ignore, et qu’il continue sa vie tranquille. C’est le plus beau cadeau qu’un animal sauvage puisse te faire : t’ignorer, et te montrer par là que tu n’es pas un danger. Alors tu oublies le froid et la crampe. Tu restes là où il t’a surpris, et tu cueilles cet instant privilégié dans la pluie et le vent. Quand tu en ressors, tu as pris une autre dimension.
Aujourd’hui ça ne m’arrivera pas. Pétrifiée devant les branches qui bougent encore de sa fuite, je ramasse les regrets d’une rencontre manquée, et j’écoute la leçon.
La leçon
Les rencontres animales m’ont toujours été offertes quand je ne les attendais plus. Mais encore faut-il que je sois prête à les recevoir si elles se présentent. À trop rester empêtrée dans mes pensées, je ne suis pas attentive, et j’arrive comme un boulet en faisant fuir l’animal. Il faut pouvoir être attentif, sans attendre. Se maintenir dans la tension de la réceptivité, en ayant totalement relâché l’attente (l’expectation en anglais serait un mot plus précis). Être en espérance, parce qu’on a enfin relâché l’espoir. L’espoir est une hypertension. L’espérance est un relâchement de l’espoir.
Il s’agit d’être présent à ce que je fais, d’être conscient de mon geste : du poids de mon pied, du volume de ma voix, du ton sur lequel je prononce ces mots, du regard que j’impose ou que je refuse à l’autre. Savoir peser le poids de mon silence comme celui de mon bavardage. Et dans cette conscience, et par cette conscience, pouvoir m’abandonner à tout ce qui peut advenir. Savoir accueillir et pouvoir répondre à cette rencontre imprévue, à ce détour du chemin, à cet horaire bousculé, à ces a priori que j’avais et finalement…
Disponible et attentif
Un cerf en fuite vient de m’apprendre l’art d’être attentif et disponible. En tension et en relâchement. Me laisser porter, mais ne jamais m’en remettre. Marcher sur mon chemin de vie sans brandir les pancartes de mes désirs, mes aspirations, de mes peurs ou de mes croyances. Mais bien y marcher avec mon pas, mon déhanché, ma vitesse. En pleine conscience et en pleine vérité de ce que je suis. Ne pas m’absenter, jamais. Pour ne pas faire fuir les chances qui s’offrent. Ne plus espérer que ça arrive, mais se contenter d’être une partie du vent qui forme une grande vague, vers un autre monde possible.
Ce jour-là, j’ai marché avec des œillères. J’ai marché pour fuir. Je marchais contre le monde qui me ferme toujours ses portes. Si j’avais été attentive au monde que je pénétrais, mon pas aurait été plus léger, et j’aurais repéré le cerf, assez tôt pour m’arrêter avant de l’effrayer. Sa présence aurait été un cadeau. À moins… qu’elle le soit quand même. Et que je n’ai plus qu’à le remercier d’avoir fui ce jour-là.