Je prends ma respiration, et tire la lourde double porte de la salle de classe. Des notes répétées me parviennent, exécutées parfaitement. L’odeur du stress et de la tension qui ont tourné toute la journée dans huit mètres carrés m’étouffe déjà. Pas une fois je ne suis allée à un cours de piano avec enthousiasme. Je m’assois derrière et assiste comme chaque mercredi au cours de l’élève précédent. Je sors mes cahiers sans faire de bruit. Ce sont de fins cahiers bleu gris. Ils peuvent faire dix-huit pages, et ils m’ont pris plusieurs mois, parfois une année entière de mon enfance. Je les ouvrais toujours inquiète de voir si les pages seraient badigeonnées de notes serrées noires, rassurée si je trouvais assez d’espace entre les notes. Je n’ai jamais ouvert un de ces cahiers sans avoir la gorge serrée.
Pourtant je ne les ai jamais jetés. Je les ai même emportés avec moi au Canada. Et quand il a fallut retirer cinq kilos d’une valise vraiment trop pleine à l’aéroport, vêtements et livres sont partis, mais pas les partitions. Pourtant, je ne jouais plus depuis déjà deux ans. Aucun piano ne m’attendait là-bas, du moins c’est-ce que je croyais (« Lettre au piano » dans Lettres à ma génération, ed Michel Lafon). Mais quelque part en moi, la musique devait attendre son heure.
Il y a des recoins de l’enfance qu’on ne visite que très tard. Avec la fin de l’été, ma sève remonte enfin, et avec elle l’envie d’écouter de la musique classique. Le temps des symphonies n’est pas encore tout à fait là. Pour moi il y aura toujours des musiques qui ne peuvent s’écouter qu’à certaines saisons : les symphonies dans le chatoiement de l’automne, les concerti et les nocturnes en hiver, le folk au printemps. Avec les sonates, je célèbre la fin de l’été, du bruit, du ciel plat de bleu, des touristes, de ce qu’on appelle la fête. Enfin reviennent les ciels sculptés par les nuages et les rayons de lumière, l’odeur que laisse la pluie, les trois journées en une, les changements de couleur, et la nuit qui enfin reprend sa place.
Dans mes pérégrinations youtubesques je retrouve des documentaires et des films déjà vus une dizaine de fois. J’y retourne. Je mets pause, reviens en arrière. « Mais c’est trop beau cette musique ! Je veux jouer ça ! » Impossible de retrouver le numéro de cette sonate. Il en faut plus que ça pour me faire renoncer. Nouvelle fenêtre, et je m’enfile l’intégrale des sonates de Beethoven en mode scan accéléré sur youtube. L.a. v.o.i.l.à ! Sonate numéro 6. Elle s’appelle Pathétique. Nouvelle fenêtre, recherche de partition. Je saute les premières pages, en quête du deuxième mouvement, le plus lent. Pendant ces recherches, la musique joue toujours. Le troisième mouvement s’enchaîne. Je bondis. Non ?! Sol do ré mi-i fa ré-é mi do. Do si do ré mi ré mi fa sol ! sol ! sol ! Chaque note me revient. Je l’ai jouée vers quatorze ans ! Je me lève, et récite le mouvement entier, note par note.
Ma mémoire de la musique est en fait une mémoire des mots. Elle amuse parfois, elle agace souvent, elle peut faire peur. Chaque nom de note est inscrit dans ma tête. Je ne choisis pas ce dont je me souviens. Je n’ai aucune conscience des harmonies qui sont jouées, ce qui serait bien plus utile. Je connais juste les notes. L’un de mes professeurs de piano, celui-là même qui m’avait fait jouer le troisième mouvement de la Pathétique, trop difficile pour mon niveau mais que j’aimais beaucoup, avait expliqué le phénomène à l’inspecteur présent lors d’un cours. Je ne serais pas capable de reconnaître ce professeur si je le croisais, mais voici les mots exacts qu’il dit à l’inspecteur après que j’ai joué mes exercices de Hanon :
« Vous voyez avec cette élève, on a l’inverse de l’élève précédent. Elle a besoin de lire chaque note, et elle sait quelle note elle joue. » L’élève avant moi avait lui une mémoire des doigts et de la mécanique du mouvement. Ce qui, pour les exercices de Hanon qui répètent le même motif sur toute la gamme, était bien plus agréable. Moi, si je ratais la lecture d’une note, mes doigts s’arrêtaient !
Ce handicap m’a permis de garder emmagasinés dans ma tête et parfois pendant vingt ans sans que je les réentende, des symphonies entières, des chansons de quand j’avais trois ans et que je n’ai chantées qu’une fois, des films de quatre heures, des dessins animés, des textes de mes spectacles, et au dame des gens qui me parlent, des conversations entières. Ne me demandez pas quelles images me viennent en écoutant de la musique : quand j’écoute, aucune image ne me vient. Sol do ré mi-i fa ré-é mi do…
Je saute de ma chaise et fonce vers mon coffre à partitions. Le cahier bleu est là. Beethoven, Grande Sonate Pathétique Klaviersonate op 13. C’était mon avant-dernier examen de piano, un an avant que je quitte le conservatoire. La partition est raturée par des couches de stylos de toutes couleurs et de crayons acharnés. On trouve parfois trois cercles empilés les uns sur les autres pour indiquer un doigté ou une nuance que je ne respectais toujours pas séance après séance. Et là, juste au-dessus, les dernières mesures de ce deuxième mouvement que j’ai passé la soirée à chercher ! Vierge, sans aucune annotation. Comme s’il m’attendait pour, vingt ans après, poser sur ce cahier de torture un nouveau regard.
Chapitre 2 : Apprendre à désapprendre