Certains s’impatientent. Il est déjà 20h15. Le cirque d’hiver n’est pas encore rempli. Il le sera dans dix minutes. Le spectacle était annoncé à 20h. À chaque rangée les petits écrans sont allumés. On envoie quelques SMS, on vérifie son rendez-vous épilation pour demain, on montre à la copine les photos de l’anniversaire du petit, on cherche sur internet un peu de la vie de Barbara, on prend une photo de la chaise vide devant le piano noir qui attendent sur la piste. Un appel retentit : Mesdames, Messieurs, pour le confort des artistes et des autres spectateurs, merci d’éteindre vos téléphones et de ne pas prendre de photos avec ou sans flash. Quelques centaines de poches se font fouiller, et les téléphones se mettent en mode avion, certains retournent aux poches ou aux sacs, d’autres bien au chaud au creux des mains.
Je suis une femme qui chante
Il arrive. Énorme et tranquille. Il nous parle mais certainement pas d’anecdotes sur Barbara. Ce ne sera pas non plus un judebox des chansons les plus connues. Bien sûr il n’est pas question pour lui d’incarner la Longue Dame Brune. Simplement de faire passer un peu d’elle par lui. Il peut dire « Je suis une femme qui chante », et nous l’acceptons. Il peut dire « Pardonne-moi c’est lui que j’aime », et n’a pas besoin de reprendre la version masculine de Dis quand reviendras-tu : « Je n’ai pas la vertu des chevaliers anciens ». Pour Depardieu ce sera « Je n’ai pas la vertu des femmes de marins ».
Et je reviens de loin le cœur égratigné
La musique entrouvre les fragilités. Jamais peut-être on aura vu Depardieu aussi puissant, appuyé sur son pied de micro ou sur le piano. Une chanson c’est petit, et c’est fragile. L’exubérance n’a pas le temps de faire des acrobaties. Elle ne peut que percer, comme la lumière des ciels normands. Combien de Depardieu se raconte dans Barbara ce soir ?
Et riche de dépossession n’avoir que sa vérité
Il est là et c’est tout. Il est ce par quoi la chanson passe, dans une totale disponibilité. Cet état, c’est le travail de toute une vie. On ne le regarde pas, on regarde ce qui passe par lui. On sait déjà que c’est un de ces spectacles dont on sortira grandi. Qu’en rentrant, on n’aura pas envie d’aller réécouter les chansons de Barbara. Mais qu’on se dira : « C’est ça qu’il faudrait… pouvoir être aussi entier dans ce que je fais. Aussi présent. »
Quand on connaît les chansons, on les entend pour la première fois. Impossible de prévoir comment la note va tomber dans cette voix posée mais prête à dérailler, mi chantée mi parlée, qui parfois fuse, et parfois se dépose sur le pavé d’une mesure. Entre les chansons, on dirait que la chanson continue. C’est que le silence de Depardieu s’écoute. Il est toujours là. C’est presque difficile d’applaudir.
Où le bruit de la mer était une chanson
À chaque chanson, quelque part dans le public, un petit carré de lumière blanche s’allumait, sur l’heure, sur un nouveau message, sur une photo à dérober. Difficile à croire… qu’est-ce qui peut arracher les gens au spectacle de cette présence ? Devant moi un téléphone s’est allumé. Derrière, on essaye de s’accrocher à ce qu’il se passe sur scène. Mais la lumière bleu, blanche, est asphyxiante. Elle nous arrache notre attention déjà fragilisée par cette nouvelle faculté d’être en permanence connecté. À chaque nouveau petit carré blanc, un rayon laser gribouille la silhouette prise en faute. Des membres du personnel de la salle sont chargés de repérer les turbulents et de les marquer au laser. C’est prévu. Les lumières blanches et rouges continuent leur dispute jusqu’à la fin du spectacle où les lasers déclareront forfait. Les téléphones s’allument pour L’aigle noir et Dis quand reviendras-tu. Il faut capter, enregistrer, pouvoir dire qu’on était là. Quitte à ne pas être capable d’y être totalement.
J’ai seulement traversé des instants
Nous vivons un temps où la présence est de plus en plus fragilisée. Rares sont les rendez-vous aux cafés où le téléphone n’est pas posé sur la table et ne reçoit pas régulièrement des coups d’œil. Rares les moments où nous sommes totalement, corps et esprit, présents à ce que nous faisons. Combien de conversations en suspens laissons-nous, dispersées sur toutes les applications possibles ? Facebook, SMS, Messenger, Whatsapp, Skype. Notre esprit rebondit comme une balle de squash entre quatre murs. Instables et immobiles. Comment pouvons-nous envisager un changement de société si nous ne renouons pas avec la conscience de faire partie du monde et la faculté d’y être présent, dans chacun de ses moments ?
Dans cette société, jamais les arts du spectacle vivant, et particulièrement les arts du dénuement, n’ont été aussi nécessaires. Celui du conteur, du mime, de la marionnette, de la chanson, de la danse. À l’heure où la présence de la voix et du corps désertent bien des relations, le spectacle d’un être de chair qui parle avec son corps ou sa voix est une résistance et un salut. Une invitation à investir un espace miraculeux où nous sommes entièrement présents à ce que quelqu’un accomplit devant nous. Sans communication, sans transfert de donnée ou de message. Et ce soir-là dans le cirque d’hiver, Depardieu par Barbara et Barbara présente par Depardieu nous rendaient une part de ce que l’humain a de plus précieux.