Ce qu'ils nous racontent

Certains s’impatientent. Il est déjà 20h15. Le cirque d’hiver n’est pas encore rempli. Il le sera dans dix minutes. Le spectacle était annoncé à 20h. À chaque rangée les petits écrans sont allumés. On envoie quelques SMS, on vérifie son rendez-vous épilation pour demain, on montre à la copine les photos de l’anniversaire du petit, on cherche sur internet un peu de la vie de Barbara, on prend une photo de la chaise vide devant le piano noir qui attendent sur la piste. Un appel retentit : Mesdames, Messieurs, pour le confort des artistes et des autres spectateurs, merci d’éteindre vos téléphones et de ne pas prendre de photos avec ou sans flash. Quelques centaines de poches se font fouiller, et les téléphones se mettent en mode avion, certains retournent aux poches ou aux sacs, d’autres bien au chaud au creux des mains.

Je suis une femme qui chante

Il arrive. Énorme et tranquille. Il nous parle mais certainement pas d’anecdotes sur Barbara. Ce ne sera pas non plus un judebox des chansons les plus connues. Bien sûr il n’est pas question pour lui d’incarner la Longue Dame Brune. Simplement de faire passer un peu d’elle par lui. Il peut dire « Je suis une femme qui chante », et nous l’acceptons. Il peut dire « Pardonne-moi c’est lui que j’aime », et n’a pas besoin de reprendre la version masculine de Dis quand reviendras-tu : « Je n’ai pas la vertu des chevaliers anciens ». Pour Depardieu ce sera « Je n’ai pas la vertu des femmes de marins ».

Et je reviens de loin le cœur égratigné

La musique entrouvre les fragilités. Jamais peut-être on aura vu Depardieu aussi puissant, appuyé sur son pied de micro ou sur le piano. Une chanson c’est petit, et c’est fragile. L’exubérance n’a pas le temps de faire des acrobaties. Elle ne peut que percer, comme la lumière des ciels normands. Combien de Depardieu se raconte dans Barbara ce soir ?

Et riche de dépossession n’avoir que sa vérité

Il est là et c’est tout. Il est ce par quoi la chanson passe, dans une totale disponibilité. Cet état, c’est le travail de toute une vie. On ne le regarde pas, on regarde ce qui passe par lui. On sait déjà que c’est un de ces spectacles dont on sortira grandi. Qu’en rentrant, on n’aura pas envie d’aller réécouter les chansons de Barbara. Mais qu’on se dira  : « C’est ça qu’il faudrait… pouvoir être aussi entier dans ce que je fais. Aussi présent. »

Quand on connaît les chansons, on les entend pour la première fois. Impossible de prévoir comment la note va tomber dans cette voix posée mais prête à dérailler, mi chantée mi parlée, qui parfois fuse, et parfois se dépose sur le pavé d’une mesure. Entre les chansons, on dirait que la chanson continue. C’est que le silence de Depardieu s’écoute. Il est toujours là. C’est presque difficile d’applaudir.

Où le bruit de la mer était une chanson

À chaque chanson, quelque part dans le public, un petit carré de lumière blanche s’allumait, sur l’heure, sur un nouveau message, sur une photo à dérober. Difficile à croire… qu’est-ce qui peut arracher les gens au spectacle de cette présence ? Devant moi un téléphone s’est allumé. Derrière, on essaye de s’accrocher à ce qu’il se passe sur scène. Mais la lumière bleu, blanche, est asphyxiante. Elle nous arrache notre attention déjà fragilisée par cette nouvelle faculté d’être en permanence connecté. À chaque nouveau petit carré blanc, un rayon laser gribouille la silhouette prise en faute. Des membres du personnel de la salle sont chargés de repérer les turbulents et de les marquer au laser. C’est prévu. Les lumières blanches et rouges continuent leur dispute jusqu’à la fin du spectacle où les lasers déclareront forfait. Les téléphones s’allument pour L’aigle noir et Dis quand reviendras-tu. Il faut capter, enregistrer, pouvoir dire qu’on était là. Quitte à ne pas être capable d’y être totalement.

Récente communication de la SNCF sur les quais du RER parisien

J’ai seulement traversé des instants

Nous vivons un temps où la présence est de plus en plus fragilisée. Rares sont les rendez-vous aux cafés où le téléphone n’est pas posé sur la table et ne reçoit pas régulièrement des coups d’œil. Rares les moments où nous sommes totalement, corps et esprit, présents à ce que nous faisons. Combien de conversations en suspens laissons-nous, dispersées sur toutes les applications possibles ? Facebook, SMS, Messenger, Whatsapp, Skype. Notre esprit rebondit comme une balle de squash entre quatre murs. Instables et immobiles. Comment pouvons-nous envisager un changement de société si nous ne renouons pas avec la conscience de faire partie du monde et la faculté d’y être présent, dans chacun de ses moments ?

Dans cette société, jamais les arts du spectacle vivant, et particulièrement les arts du dénuement, n’ont été aussi nécessaires. Celui du conteur, du mime, de la marionnette, de la chanson, de la danse. À l’heure où la présence de la voix et du corps désertent bien des relations, le spectacle d’un être de chair qui parle avec son corps ou sa voix est une résistance et un salut. Une invitation à investir un espace miraculeux où nous sommes entièrement présents à ce que quelqu’un accomplit devant nous. Sans communication, sans transfert de donnée ou de message. Et ce soir-là dans le cirque d’hiver, Depardieu par Barbara et Barbara présente par Depardieu nous rendaient une part de ce que l’humain a de plus précieux.

Récente communication de la SNCF sur les quais du RER parisien
Ce qu'ils nous racontent

Quand la dernière note d’une chanson résonne, les mains prêtes à applaudir restent suspendues. Elles attendent. Comme si elles allaient briser quelque chose. Les yeux restent fixés sur cette main déposée sur le manche de la basse ou sur le clavier du piano qui attend que la note finisse de résonner. Si quelques uns arrivent en retard, ils rentrent sur la pointe des pieds. Que se passe-t-il ici ?

« Même pas peur »

Seule sur scène, une fille aux cheveux ébouriffés enfourche sa fragilité et va nous cueillir des mots, le long d’une corde qu’on croyait bien cachée dans le noir de la salle. Elle les fait glisser sur sa ligne de basse qu’elle joue presque comme d’une guitare. Elle en joue comme de nous, délicatement, et à pleine corde. Dans la légèreté comme dans la douleur, Marion Cousineau se montre toujours nue. Son sourire qui se dessine au coin de sa joue droite, c’est tout ce qu’elle a comme paravent.

marion cousineau4Ses mains tremblaient la première fois qu’elle a chanté dans un micro, au P’tit Bar de Montréal au Québec, un lieu comme il n’en n’existe plus beaucoup, où la chanson se vit pleinement et chaque soir. Elle y avait chanté pour l’anniversaire d’un ami qui a eu la magnifique intuition de lui demander ce cadeau. Il lui avait suffi de la voir gratter au coin du bar à l’heure où les portes se ferment et où on fume dedans. Aujourd’hui, ses mains ne tremblent plus. Cette fragilité, c’est sa force. Marion l’assoit, l’assume, la fait glisser sur sa basse. Les yeux ne se ferment plus par timidité comme aux premiers jours, mais pour mieux cueillir les mots qu’elle dépose au seuil de notre propre fragilité. L’œil gauche se ferme en premier. La main passe toujours dans les cheveux entre deux chansons, mais le geste est fini, assumé.

« Ces fêlures que tu regardes en face » 

Par le spectacle de sa fragilité, Marion Cousineau nous invite à nous réconcilier avec nos maladresses, nos imbécilités, nos bobos de grands enfants blessés. Tout ce que notre société de la maîtrise et de la puissance nous interdit de montrer. « Je voudrais vivre Amour sans qu’il y ait toi et moi ». Elle parle d’amour pour un oiseau ou pour un arbre, de l’amour pour une adolescente dans une chanson d’une jeune femme à une jeune fille. Elle parle de ces choses qu’on ne dit pas et qu’on cache sous des postures qui font du bruit. Dire à celle qu’on a perdue qu’elle nous manque, à celui qu’on a effleuré d’un regard qu’on voudrait bien, dire ceux qui partagent notre sang comme ils nous étrangent parfois, dire à une rencontre d’un soir l’empreinte qu’elle a laissée sur nous. Des gens comme Marion, il en faudrait pour chacun d’entre nous, un petit être qui viendrait souffler à notre cou pour nous rappeler comme on est beau et puissant quand on montre nos fragilités.

« Juste un souffle à ton cou, morceau de moi et souvenir de nous »

marion cousineau3Marion, c’est une fleur sur laquelle beaucoup de jardiniers ont dû se pencher en lui chuchotant : « Vas-y doucement ! », qui ont dû l’arroser de fous rires dans les verres du milieu de la nuit, qui ont dû lui poser une main sur l’épaule. Ils ont dû lui dire « Pourquoi pas ? » Pourquoi pas, tu viendrais chanter une chanson pour mon anniversaire ? Et pourquoi pas, on ferait un duo des chansons de Leprest ? Et puis on dirait que tu enverrais tes textes au concours Petite Vallée, et on dirait que tu ferais une résidence en France. Pourquoi pas ? Vas-y doucement !

Et quand elle entonne « La vie c’est un grand rêve qui se rêve debout », tirée de la chanson de Victor Frapp, on entendrait presque résonner un choeur qui tous les soirs dans le plus petit lieu de Montréal, se réchauffent de mots et de musique. Marion est seule sur scène, mais elle n’est pas seule dans la vie. Car cette fille, on ne l’admire pas. On l’aime.

Capture d’écran 2017-11-08 à 02.30.00« Ce qu’on est, on l’écrit au crayon mais sans gomme »

pour suivre Marion Cousineau

Découvrez d’autres artistes qui nous invitent à regarder autrement un petit coin de la société, et de nous-mêmes en cliquant ici.

Dans la loge de l'artiste

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Chansons contées, musique de film, chansons illustrées… voilà ce que propose Mathieu Bellemare. Un artiste original, authentique, solitaire. Le mieux pour saisir cet artiste, c’est d’aller se promener avec lui dans un parc, dans les rues, dans un cimetière, la nuit. C’est ce qu’on a fait, hors micro. Voici donc une entrevue comme un dessin inachevé.

1. Le réel est ailleurs

Et si notre imaginaire, nos désirs, nos peurs, étaient bien plus réels que les faits, les actions, et tout ce par quoi on se définit (le travail, les loisirs, le lieu de naissance) ? C’est le pari que fait Mathieu Bellemare dont les personnages abattent les masques du réel pour donner à voir notre vérité intérieure.

 »Dans loge de l’artiste » avec Mathieu Bellemare, épisode 1 : Le réel est ailleurs by Sarahroubato on Mixcloud

2. La nuit et ses vérités

La loge de Mathieu, c’est la nuit. Pas celle des bars et des tavernes , mais plutôt la nuit des paysages qui semblent dormir. Un marais, un cimetière, un parc de jeu. Un paysage où il semble que rien ne se passe, mais où des personnages prennent vie. C’est ce qui se reproduit dans le noir de la salle de spectacle, où on a l’impression d’être seul avec Mathieu pour un moment de vérité.

 »Dans la loge de l’artiste » avec Mathieu Bellemare, épisode 2 : La nuit et ses vérités by Sarahroubato on Mixcloud

3. Les avenues de la marginalité

Quand un artiste échappe aux catégories, il doit défendre son projet encore plus pour être programmé. Devant l’art multidisciplinaire de Mathieu, certains programmateurs de salle ne savent pas s’il faut le mettre dans la case ‘’’chanson’’, ‘’théâtre’’ ou encore ‘’conte’’. Mathieu parle librement du décalage entre ceux qui décident, fonctionnaires et businessmen conformistes, et le public, souvent plus ouvert, qu’il s’efforce de rencontrer directement. Au Québec les talents originaux ne manquent pas. C’est le courage de la plupart des programmateurs et des médias qui manque. C’est le but de cette émission : pouvoir parler de cette réalité.

 »Dans la loge de l’artiste » avec Mathieu Bellemare épisode 3 : Les avenues de la marginalité by Sarahroubato on Mixcloud

4.La vérité est surréaliste

Un escargot, un orphelin, Martin l’ami perdu près du marais, Fanny la jeune amoureuse au destin tragique, Dr Molotov. Les personnages de Mathieu sont des parts de lui, parfois totalement opposés, mais tous hors norme, décalés. C’est en faisant un détour par ces personnages surréalistes que Mathieu trouve son authenticité et se révèle.

 »Dans la loge de l’artsiste » avec Mathieu Bellemare épisode 4 : La vérité est surréaliste by Sarahroubato on Mixcloud

5. Le disque livre

Du spectacle de Mathieu est né le disque-livre Chants des marais et des morts. Un projet finaliste dans la catégorie « Innovation » des Grands prix de la Culture Desjardins et finaliste au prix de l’œuvre de l’année en région du Conseil des Arts et Lettres du Québec. Les dessins de Mathieu accompagnent le disque de ses chansons. C’est une toute autre expérience que le spectacle . Le personnage de Mathieu, si présent sur scène, disparaît. L’artiste cherche encore son medium, quitte à créer entre le public et les auditeurs une perception différente de son art. Producteur de son disque, Mathieu n’a pas pu signer de contrats de coproduction avec des éditeurs. Il a donc fait son disque livre autoproduit avec le soutien du CALQ, du Cirque du Soleil et du public. Grâce à ces aides, il a financé un tiers du coût total du projet. Au final, quand il va vendre à 30$ son disque livre dans les Archambault, il touche 1$.

‘’Dans la loge de l’artiste’’ avec Mathieu Bellemare, épisode 5 : Le disque livre by Sarahroubato on Mixcloud

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Ce qu'ils nous racontent

 

Si on disait que Mathieu Bellemare se situe entre la chanson, le théâtre, le conte et la musique de film, on ne dirait pas assez. Si on disait que Mathieu Bellemare est auteur-compositeur-interprète, conteur et illustrateur, on manquerait quelque chose. Si on disait que l’univers de Mathieu Bellemare est morbide, on passerait à côté. Mais à côté de quoi ? À côté d’une sorte de proposition que Mathieu nous fait pour sortir de nous-mêmes, et paradoxalement, nous retrouver.

Cet artiste insaisissable nous a offert ce mardi à la maison de la culture Côte-des-Neiges son spectacle Chants des marais et des morts, entouré de ses musiciens Vincent Fournier-Boisvert au violoncelle, Catherine Audet à la percussion, Geneviève Bellemare au piano, Jean-Sébastien Leblanc aux clarinettes et Maxime Racicot à la guitare.

Faire réellement connaissance

Mathieu entre en scène tout à fait normalement, sans mise en scène et sans effet d’attente. C’est qu’il nous « convie autour du feu ». Le ton est donné : Mathieu va s’adresser à nous et nous installer dans ses chansons, par le conte, par le rêve ou par l’anecdote. Des chansons qui nous font passer d’une maison hantée à une foire, d’un escargot à un marin, d’un cimetière à l’histoire de Fanny. Mathieu fait le pari que ici, sur scène, et en osant aller au fond de son imaginaire, « on a la possibilité de faire réellement connaissance ». Il nous invite à la « foire aux cent bordels », et à nous reconnecter avec notre « moi marin », quitte à pousser des cris d’enragé titubant.

Pas peur du ridicule

Et pour créer cette proximité, cet échange véritable, Mathieu ne se cache pas derrière une attitude conquérante. Il se montre ridicule et maladroit. Et telle est la marque des grands artistes sur scène. Comme un pied-de-nez aux chanteurs qui se carapacent derrière l’attitude dictée par l’industrie de la musique, dont Mathieu s’est moquée dans sa chanson d’amour : « alors la prochaine chanson que je vais vous chanter ».

Sa seule carapace, c’est son chapeau qu’il partage avec l’Escargot. Il a d’ailleurs abandonné le jeu de chapeaux de la première version du spectacle à Vue sur la relève en 2011. Car c’est sur la scène que les artistes murissent. Peu à peu on enlève le superflu, on coupe, on taille, on resserre, on allège, on va à l’essentiel, on lâche les accessoires et pirouettes derrière lesquelles au début, on se cachait. Mathieu n’a plus besoin de ses chapeaux pour faire vivre ses personnages.

Son personnage à lui, Mathieu, qui se saoule la yeule à l’auberge des trois mâts dont la porte se trouve… entre ses draps, met en scène sa peur et son interrogation devant l’étrange chorégraphie à laquelle se livre son esprit. Ce personnage ridicule nous ancre à nouveau dans le réel, et nous tend le miroir de nos propres préjugés. Parfois, on aurait bien voulu que le va-et-vient entre la chanson fantastique et l’anecdote comique fasse une pause, histoire de voir jusqu’où on se laisserait embarquer. Faire taire un peu le « Je sais ce que vous allez me dire… Mathieu, t’es bien bizarre ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Qu’est-ce que c’est que cet escargot qui cause dans son assiette ? C’est une des plus belles chansons peut-être, sur la fragilité, le doute et la solitude de quelqu’un de pas tout à fait normal. Quand les films de Disney se mettent en branle pour nous construire un univers fantastique qui finalement ne nous fait pas décoller de notre confort, Mathieu, lui, nous ramène à nous par un détour fantastique.

Faire un détour par l’imaginaire

La musique rappelle celle de Tom Waits, expressive et réglée au quart de tour, elle crée une atmosphère empreinte de la nostalgie de l’enfance et de démence. Et c’est la chanson « Vous arrive-t-il d’entendre des voix ? » qui nous amène au cœur de la démarche de Mathieu, et au moment sans doute le plus fort du spectacle, où le corps de Mathieu se lâchait un peu plus, où l’on croyait voir ces esprits qui lui parlaient. Et comme tout artiste insatisfait du réel, Mathieu renverse les choses : et si nos rêves, nos cauchemars, nos fantasmes et nos doutes étaient bien plus réels que ce qu’on appelle nos vies ? Si le réel était ailleurs ?

Je vais coucher sur le papier
ce qu’elles viennent me conter,
j’en ferai des histoires,
peut-être même des chansons,
et j’arriverai à faire croire
que j’ai toute ma raison…

Mathieu Bellemare réussit ce tour de force d’avoir à la fois un vrai spectacle de scène, et une musique qui peut s’écouter les yeux fermés. On est loin du musicien qui joue son album sur scène. Faites donc l’expérience de fermer les yeux sur « L’orphelin » ou sur « Fanny », oui, l’imaginaire décolle. Pour peu qu’on ait le livre-disque… on sera accompagné par un gars qui, sous les airs gauches de son personnage, fait preuve d’une grande maîtrise de son art, et, ce qui est peut-être le plus précieux, d’une totale indépendance artistique.

Ce qu'ils nous racontent

Qui ne cherche pas un miroir où se reconnaître ?  Quand au détour d’une phrase lue dans un livre, d’un personnage de film ou de théâtre, d’une réplique, ou d’une chanson, on se dit : « C’est moi, c’est moi en ce moment. », a lieu en nous un petit tremblement de terre. Et d’un coup, on n’est plus seul. Émile Proulx-Cloutier était en prestation au théâtre Outremont jeudi vendredi et samedi derniers, pour nous dire que le spectacle, c’est aussi et surtout, un miroir de nous-mêmes. En somme le contraire du divertissement, car se divertir veut dire « se détourner de ». Émile s’est cherché au détour de plusieurs miroirs, et que ses chansons sont les reflets qu’il y a vus.

Ces miroirs ne sont pas ceux des supers héros. Les personnages sont bancals, ils boitent tous, il leur manque quelque chose. Émile va chercher la corde qui grince chez l’humain. Pour compenser, il fait rire entre les chansons, avec des interventions de stand-up qui, pour ceux qui ont déjà vu le spectacle, ne sont plus une surprise. C’est aujourd’hui presque une convention : il faut faire rire le public entre les chansons, faire des blagues, jouer le mal assuré. Pour être plus proche du public, pour le rassurer, paraît-il. On aurait envie de voir assumé jusqu’au bout cet univers, pour y plonger complètement. Les chansons d’Émile sont si riches, si contrastées, tendres et sans pitié à la fois, que nous n’avons pas besoin d’être divertis.

 

Un miroir dans les mots des vieux

Nos miroirs sont là où on ne les attend pas : dans la phrase sans queue (de cochon) ni tête du grand-père, qui devient une prière. Première phrase du spectacle : « Mon grand-père disait… ». Émile se pose en passeur d’histoires, il donne du sens à ce qui n’en n’a pas. Madame Alice attend ses hommes, tandis que la femme flêtrie du « Tambour de la dernière chance » ne les attend plus. Elle ressemble au personnage de Cora Lamenaire dans le roman L’angoisse du roi Salomon d’Émile Ajar, auteur que Romain Gary s’est inventé pour se voir autrement. Elle veut qu’on la regarde, car « Ya plus que les miroirs qui sont francs ici. ».

 

Le miroir des enfants

Chez Émile, le miroir que nous tendent les enfants n’est pas celui d’une aurore pleine de promesses, mais celui d’une nuit qui n’« est pas encore finie, elle s’est juste caché dans le matin ». Des p’tits bouts d’humains qui n’arrivent pas à exister. Éric, douze ans et demi, bâtit des villes, gagne des courses et tue des monstres sur écran, mais rêve d’aimer les monstres.

Et d’autres enfants, ceux dont on n’entend pas parler, qui ne peuvent plus parler avec leurs grands-parents. Les enfants des Algonquins qui en deux générations ont perdu leur langue. Émile nous tend là un miroir douloureux : eux, c’est peut-être nous bientôt. Une chanson pour briser les écrans virtuels et physiques qui nous séparent.

 

Des visages et des mains plutôt que les écrans

Notre rapport aux écrans, ces nouveaux miroirs où nous allons nous chercher, Émile y fait souvent allusion. En guise de remerciement, il nous dit « merci d’avoir quitté le monde des écrans pour venir voir des gens vivants ». Joe, le personnage d’une chanson, tient son iphone comme une bouée. Émile préfère lire dans les mains d’Auguste ou dans un visage dans le miroir de la salle de bain. Pour annoncer une prochaine chanson, il dit « j’ai encore quelqu’un à vous présenter ».

Celui qui dit que la poésie est partout nous laisse un message sur notre répondeur. Saurons-nous l’écouter ? Pas sûr. À ma droite et à ma gauche, deux journalistes assistent au spectacle, l’un sur son ordinateur, l’autre sur sa tablette. À l’heure des écrans et de la vitesse, pourrons-nous encore créer et assister à des spectacles qui nous emportent totalement, pourrons-nous encore nous arrêter sur des mains, sur un visage d’enfant, sur un gars au piano, pour nous regarder ?

Ce qu'ils nous racontent

À certaines heures de notre vie, chacun de nous connaît des moments où l’on se rencontre tout nu, dans notre fragilité, dans nos rêves, dans notre folie et nos peurs. Le miroir qui nous rélève peut être aussi bien le fond d’un verre qu’on a bu seul, les yeux d’un ami, une mélodie, quelques mots d’un poète, un film, un paysage. La rélévation nous arrive sur la pointe des pieds, on ne l’attendait pas. Et après, qu’est-ce qu’on en fait ? On l’oublie, on la garde pour plus tard, ou bien on cherche à en garder la trace. Alors on peind, on sculpte, on compose ou on écrit des chansons. Pour soi d’abord, et puis plus tard pour les partager avec un public, pour que d’autres soient amenés, peut-être le temps d’un concert, à ce moment de vérité.

Les chansons de David Portelance nous invitent à suivre ce chemin de la connaissance de soi. Il présentait dimanche dernier au Verre Bouteille son spectacle qu’il renouvellera le 22 février prochain au Labo de la Taverne Jarry.

 

 « Un p’tit gars plein de doutes »

David arrive sur scène d’un pas assuré, souriant, le regard franc, imposant. Pourtant il nous le dit tout de suite : « J’suis rien qu’un p’tit gars plein de doutes ». Il rejoint la chaloupe de son band composé d’amis de longue date avec lesquels il navigue en toute confiance. Mais il est « un trou dans une chaloupe ». Quelque part derrière la voix maîtrisée, le plaisir de jouer et de laisser l’harmonica partir ses solos, il y a un gars qui cherche à se convaincre qu’il faut y aller, qui ramasse ses doutes et en fait une petite armée pour marcher. Il écrit pour calmer sa « bombe au creux du ventricule ». Le Verre Bouteille est plein à craquer, le public attend celui qui a fait les premières parties de Fred Pellerin et qui maintenant remplit des salles tout seul.

 

 « Si j’ai des fourmis dans le coeur »

Le p’tit gars qui sent quelque chose bouillir en lui cherche à le sortir et à l’amener ailleurs. David veut aller toujours plus loin. Il va voir derrière le jardin où il jouait petit, là où vivait un vieil indien qu’il nous raconte en chanson. David a le verbe rythmé, le picking précis, et le pied qui frappe vigoureusement la mesure, parfois même les deux pieds. On a l’impression qu’il marche assis. À croire qu’il nous invite vers « bien d’autres territoires que ma mule et moi devons voir ». David cherche le rythme de son avancée : dans la chanson qui évoque l’enterrement de son père, il demande au corbillard « qu’on prenne le temps ». Dans la chanson Le coureur, c’est au contraire une course effrenée pour aller « jusqu’au bout ». Mais toujours sous toutes ses chansons, une fragilité et des doutes : « Je suis boiteux et la marche est si haute », dit-il dans Le coureur.

 

« Je me sens si fragile dans ma carlingue »

   Derrière le pied qui frappe, les blagues et les anecdotes entre les chansons, où était ce soir là le David que les chansons racontent ? On aurait voulu le voir apparaître, de temps en temps, au détour d’un couplet, ou dans cette fraction de seconde après la dernière note où la salle est en suspens et tarde à applaudir, parce que l’émotion a été si forte. Les chansons de David peuvent nous y amener. La fragilité se fraye un chemin entre les mots, dans les petits silences, dans l’intériorité de l’interprète. Ce soir là, elle était noyée par la musique bien trop forte qui faisait crier les speakers. Après la chanson sur la mort du père, le public a applaudi avec des « Woo ! » et des rires. Quelque chose a manqué.

La scène est un étrange lieu où celui qui s’y risque est à la fois en position d’autorité et de fragilité. Ce qu’on appelle les bêtes de scène sont avant tout ceux qui n’ont peur ni du ridicule ni de montrer leurs failles. Ils se donnent entièrement, à nu. David est imposant. Il parle de ses fragilités mais il ne les incarne pas encore. Sauf dans une chanson du rappel, quand, seul à la guitare, sa voix prenait une autre ampleur, et que l’émotion avait le temps de naître. Le temps de cette chanson, David était véritablement puissant.

Dans une de ses chansons hommages, David nous parle d’un moment silencieux partagé avec un ami. Un moment pur qui n’avait pas besoin de mots pour exister et auquel pourtant il a su donner des mots. « C’est dans le silence qu’une réponse est belle, c’est dans le brouillard qu’une rencontre est belle ». Faisons confiance à ceux que nous aimons comme au public, pour leur montrer nos doutes et nos peurs, nos rires et nos folies. Ils prendront alors le miroir et nous offriront notre vérité.