Souvent quand on raconte une expérience extraordinaire qu’on a vécue, on oublie à quel point le chemin qui nous y a conduit était un petit sentier qui ne payait pas de mine. Comment me suis-je retrouvée à poser pendant trois jours dans l’atelier d’une sculpteure, petite maison au bout d’un chemin de terre dans un petit patelin de Normandie ?
Je n’ai pas vu ses œuvres. J’ai simplement entendu sa voix à la radio. Je revenais de Montréal, et prenais un petit déjeuner comme je pouvais avec mes six heures de décalage horaire. À la radio, j’entends une femme parler de sculpture et de peuples autochtones du Canada. Je prends en note son nom. Je cherche sur internet. Elle est sculpteure de terrain. Elle passe trois mois sur un paquebot pour sculpter des marins, sculpte des détenus dans les prisons, des adolescents en soin psychiatriques, des religieuses dans leur couvent, des personnes âgées en maison de retraite. Elle sculpte ceux qu’on ne voit pas. Et déjà le miroir est là.
Je la contacte et lui propose de faire son portrait sonore. Elle me répond, et par chance, elle est de passage à Paris. Elle a pris le temps d’aller voir mon travail, elle est intéressée. On se retrouve dans un café près de la Gare de l’Est. Elle regarde souvent son téléphone. Elle attend une amie qui doit la rejoindre pour aller au théâtre. L’amie est bloquée en Bretagne par un accident de train. « Bon. Sarah, vous aimez Fabrice Luchini ? » Et me voilà assise sur les fauteuils rouges d’un théâtre près de Cécile.
Quelques semaines plus tard, je me retrouve dans son atelier. Car Cécile m’avait dit : « Que tu fasses un portrait sonore de moi… mouais. Par contre, si tu viens et que je fais ton portrait pendant que tu m’enregistres, là ça m’intéresse. »
Venir dans l’atelier de Cécile, c’est s’offrir un temps incroyable de disponibilité à soi-même, dans l’immobilité et le silence, ce qui est rare dans une existence. Et pendant trois jours, deux femmes se sont tirées le portrait en même temps, face à face, se scrutant par les yeux et les oreilles, empoignant la silhouette et les mots, pour créer une femme de glaise et une parole de femme. L’une avec son tréteau et sa terre, encombrante, donne à voir le portrait qu’elle fait. L’autre, avec son petit micro discret, emporte une parole, et c’est dans le secret de son atelier qu’elle fera le portrait.
Je ne suis pas du tout visuelle. Très peu sensible aux arts en deux dimension, à la lumière ou aux couleurs. Pas du tout adepte des panoramas. Mais j’ai toujours aimé les grottes, les pierres, la forêt et la montagne. Tout ce qui marque la roche, la terre sculptée par les vents et les eaux. Alors forcément, j’adore la sculpture. J’aime tourner autour, voir les jeux de lumière faire parler le bloc. Ce que mon corps peut bien raconter de moi, je n’en sais rien. J’ai un peu peur. Mon corps, je ne l’ai pas choisi. Ma voix non plus, vous me direz, et à vrai dire, je trouve que ma voix ne me va pas du tout. J’aurais dû avoir la voix profonde puissante et cassée de Chavela Vargas, celle toujours prête à se briser de Janis Joplin, l’éraillée de Joe Cocker ou la voilée de Bruce Springsteen, la puissante de Queen ou de James Brown. Tout sauf cette petite voix douce et lisse de gamine qui est bien loin de ma personnalité.
Mais Cécile ne s’occupe pas de l’enveloppe. Elle sculpte ce qu’on ne voit pas. La petite fille qui vit encore dans la femme, la vieille personne qu’on sera peut-être. Et puis celle qu’on aurait pu être, celle qu’on aimerait être. Ces autres formes de nous qu’on laisse au seuil du réel. Elle sculpte les potentiels et les non-dits. Qu’est-ce que tu vas montrer de moi que je ne veux pas qu’on voit ?
Cécile se met sur la pointe des pieds, pivote, fléchit les jambes. Elle danse autour de sa pièce. Voilà qu’elle sculpte mon visage. Je ne vois que le sien, appliqué ou décontracté, tantôt grimaçant, tantôt souriant. Je fixe son visage qui fixe le mien… enfin pas le mien, le sien… celui qui sort de ses doigts. Juste à côté de l’atelier vit une famille d’étourneaux. Toute la journée on les entend aller d’un arbre à l’autre. Le contraste entre mon immobilité et leur fulgurance, entre le poids de la terre pétrie par Cécile et la légèreté de leur vol me plaît.
Rien n’est plus inconfortable que l’immobilité. Mais on finit par s’installer dans l’inconfort. Le deuxième jour, je me surprends à retrouver facilement la pose, comme si mon corps avait imprimé mon inconfort. Mes muscles s’installent dans leur courbature, et ils y sont bien. C’est lors de cette séance que la tête de la sculpture s’est penchée. Cette tête penchée, elle apparaît sur toutes les photos de mon enfance. Quelque chose s’est relâché.
La sculpture commence à parler elle aussi. Il faut qu’elle parle mais pas qu’elle bavarde. Le sculpteur doit savoir où s’arrêter, pour laisser place au non-dit.
Troisième jour. La sculpture parle. Elle est puissante, totalement androgyne. Des pieds et des jambes qu’on prendrait tout de suite pour des jambes d’homme. Et en haut, un buste tout en fragilité et en volupté. Cécile me dit :
« C’est ce qui ressort quand je passe des moments avec toi. Il y a un volontarisme, une décision qui est prise d’avancer, quoi qu’il arrive. Un positionnement dans le monde qui est très masculin. Et en même temps, tu vois, ici, c’est d’une délicatesse, une féminité voluptueuse. J’aime beaucoup ce contraste-là. »
Je le savais. Venir ici, c’était se mettre à nu sans avoir besoin d’ôter ses vêtements. Pendant nos trois jours, nous n’avons jamais parlé d’androgynie. Je ne lui ai pas dit que j’aime serrer les mains et que je n’aime pas faire la bise, que je remplis mes poches pour éviter de prendre un sac à main, que je commande du rhum ou de l’armagnac plutôt que des cocktails, que j’adore parler des filles avec les hommes, que je m’identifie toujours à des personnages masculins, que j’aime les séries d’espionnage et de guerre mais pas du tout les séries sur des couples qui se font et se défont. Mais il n’était pas besoin de parler. Cécile a vu, et elle a donné à voir celle qu’on ne me laisse pas montrer.
Je finis ce texte alors que j’attends quelqu’un devant qui je ne peux montrer qu’une partie de ce que je suis. Pour ne pas faire peur. Parce que mon entièreté effraie, impressionne, fait reculer, inévitablement. On me l’a trop dit, et je l’ai trop vécu. N’en déplaisent aux belles phrases de développement personnel et de coaching de vie. Je ne fais pas semblant, je ne mets pas de masque, seulement je ne montre qu’un profil. Il n’y a pas trois personnes sur cette terre qui ont pris le temps de me regarder, en me tournant autour, pour vraiment me voir.