Enfin, elle est là. Elle arrive de plus en plus tard, ne reste pas aussi longtemps qu’avant, et nous quitte de plus en plus tôt. Ici, les montagnes dénudées de leurs couleurs semblent nues sans elle. Quand elle dépose enfin son tapis blanc, c’est l’abondance retrouvée. Les grottes accueillent l’eau qui va pénétrer dans chaque cavité et creuser un peu plus les roches, les ruisseaux chantent plus fort, les verts des conifères se réveillent. La présence des cerfs des renards, des blaireaux se fait plus palpable par leurs traces dans la neige. Le dénuement de l’hiver est superficiel. C’est la saison pour se remplir de l’intérieur, par nos plis et nos cavités, dans la longue nuit qui nous ouvre enfin à notre silence. Parfois, il suffit d’une marche pour que l’hiver nous offre tout ce qu’il a à nous apprendre.
J’ai toujours vécu au coeur des paysages. En ville, je veux être au coeur de la métropole, dans son boucan et son mouvement. En forêt, je veux être dans la dernière maison. En montagne, je ne veux pas les voir de loin ou être juste au bord. Je veux y être tout contre leurs parois et au coeur de leurs vallées. Mais le coeur est aussi une frontière. C’est là d’où part le sang et où il revient. Une vallée est toujours une frontière. Au-delà, ce sont d’autres pays.
Voir autrement ce qui m’est familier
Quand vient la première neige, je ne vais jamais sur les cols pour prendre un chemin de raquettes. Je vais d’abord dans ce qui m’entoure. Pour voir à quoi ressemble ce que je connais. Tiens, le bleu des volets de cette grange n’est pas le même qu’en été. Ce tas de bois laissé pour les hérissons prend une toute autre couleur dans le blanc. Le hennissement de l’âne résonne autrement.
Dans notre frénésie de déplacements et de « voir autre chose », on finit souvent par plaquer la même expérience sur des objets nouveaux. On oublie peut-être que c’est dans le regard nouveau posé sur le familier que l’expérience devient nouvelle, et qu’on est véritablement transporté. C’est ce que les confinements lors de la pandémie ont offert à certains d’entre nous. Quel nouveau regard sur ce qui m’est familier m’offre l’ami qui vient pour la première fois en visite chez moi ? Comment un artiste qui interprète une histoire que je connais, me permet de la comprendre autrement ? Comment je découvre soudain quelqu’un que je n’avais fait que croiser, parce que nous voilà dans une situation différente qui ouvre à l’intimité ? Comment quelqu’un d’attentif me fait soudain voir autrement une situation que j’ai retourné cent fois dans ma tête ? On confond souvent le familier et la connaissance. On croit très bien connaître ce qu’on côtoie beaucoup. Et nous ne sommes pas toujours disposés à regarder autrement ce qu’on croit connaître.
Les plus belles rencontres ne se font pas au sommet
Aujourd’hui, j’ai envie de rencontrer mon souffle. Je prends les chemins au-dessus des hameaux et monte vers les crêtes. Je prends mon temps. Je sais que les plus belles vues ne sont pas les plus élevées. Ce sont celles des paysages intermédiaires, quand on est dans un pli de la montagne et qu’on voit un versant chargé et un autre dénudé, un bout de forêt et un massif rocailleux. Les sommets prennent de nouvelles formes quand ils sont en partie cachés. C’est ainsi que j’aime rencontrer les humains, dans les plis de leurs vies. En préparant le repas, à la sortie de l’atelier, arrêtés au bord de la route, à la pause clope. Dans tous les moments parenthèse où ils ne sont pas en représentation, ni même en situation. Le moment de débarrasser la table après un repas de famille, les conversations de balcon enfumé à une soirée, le coup à boire après le chantier. Monter trop haut cache la vue. Écrasés par le grandiose des sommets, les ruisseaux les cavités les fossés, ne se donnent plus à voir.
Mes agitations ne sont rien, c’est mon silence qui fait du bruit
Il ne fait déjà plus assez froid pour que les branches emprisonnées par la glace se fassent diamants. Alors elles pleuvent. Chaque goutte qui tombe fait un bruit différent sur un caillou, sur un sol couvert de neige ou sur une branche morte. Ce que j’ai cru silencieux a sa musique propre.
Emportée par le vent glacé, la feuille d’automne qui tenait encore à sa branche, se détache et roule sur la neige. C’est violent, mais sa chute n’a fait aucun bruit. Ce qui à mes yeux fait du bruit, est en fait silencieux. Ainsi on s’agite parfois autour de ce qui n’est rien, quitte à oublier d’écouter là où on croit qu’il ne se passe rien.
J’ai pris avec moi mes raquettes. On ne sait jamais à quoi ça ressemble, là-haut. Mais je n’ai pas pris le sac, je dois les porter. Elles m’encombrent. Bah… ça ne doit pas être si profond là-haut, au pire je m’enfoncerai un peu ! Je planque les raquettes sur le chemin et continue. Je ne me presse pas, mais je sais que je ne dois pas traîner.
La part de nous qui échappe à la lumière
Ce qu’on éclaire de nous est moins vaste que ce qu’on cache. La longue nuit de l’hiver nous invite à être attentif à cette part de nous qui ne se montre pas, car elle est dans nos silences et nos hésitations, nos sourires et nos gestes, loin de nos discours et nos postures. Elle raconte ce qui nous fait trembler, ce qui nous révolte, ce qui nous porte et ce qui nous nourrit. Bien peu de gens savent la toucher. Il arrive souvent que ce soit des personnes qui n’ont pas grand chose à voir avec notre cercle habituel. On se relie à eux par des points de connexion différents que ceux dont on a l’habitude.
En marchant, la mystérieuse dictée se remet en marche. Les phrases en moi se sculptent, se défont et se reforment. Je sais que dans deux ou trois heures, elles se fatigueront. Il ne restera alors que des impressions, avant que je devienne un paquet de sensations sans pensée.
Être présent pour mieux respecter l’autre
Parfois je vais marcher pour rencontrer un texte dont j’ai eu l’intuition ou que je porte depuis longtemps, et que seule la marche peut déplier. Parfois pour répéter des textes déjà connus et les faire mûrir au rythme de mes pas. Parfois au contraire, pour me reposer des mots. Au début c’est une bataille entre être présente à ce qu’il se passe à l’intérieur et être présente à ce qui m’entoure. Peu à peu, cela devient une harmonie. Mon état intérieur influe sur ma manière de percevoir ce qu’il y autour, et ma disponibilité à ce qui est autour me nourrit intérieurement.
En cette saison de rareté, les animaux sont à leur plus grande vulnérabilité. Voilà que l’hiver m’apprend à être encore plus respectueuse de l’autre chez qui je pénètre. Soudain un bruissement. Juste devant moi, un cerf qui déguerpit. Mince… rencontre avortée. Je n’étais pas assez attentive. Si je l’avais été, je l’aurais repéré. Je me serais alors figée, et je l’aurait laissé me faire le plus beau cadeau qu’un animal sauvage puis offrir : nous ignorer.
Quelque part, tu fais partie du système que tu condamnes
Je rejoins la piste forestière. Pas un oiseau, pas un écureuil. Ici rien ne ressemble à la forêt. Des sapins plantés en rangées, un sol pauvre, pas de pousses, pas de mousse, pas de lichen. La neige est plus épaisse que je l’aurais cru. Le tracteur a laissé des traces. Je finis par les suivre, car c’est bien moins fatigant pour marcher. De quoi me rappeler que moi aussi, je profite quelque part de ce système d’exploitation du vivant que je condamne.
Les traces que tu laisses dans la vie des autres
La piste se finit. Je continue vers les crêtes. Les traces que je laisse dans la neige sont de plus en plus profondes. L’hiver nous fait voir les conséquences de notre passage dans la vie des autres, et qu’on a tendance à oublier. À force de vivre dans un monde où on peut bloquer les personnes avec qui on ne veut plus avoir rien à faire, on ne sait peut-être plus vraiment se quitter. De la personne mécontente sur un site de vente en ligne à une amitié de dix ans, soudain : plus rien. Fermer la porte d’une relation est un geste à accomplir. Au lieu de ça, on zappe, on coupe, on retire, on ne répond pas. Comment voulez-vous qu’on soit conscients de ce que nous faisons aux terres et aux océans par les produits que nous achetons hors saison ou issus de méthodes de production destructrices, si nous ne savons même plus voir les traces que nous laissons dans la vie des autres ?
S’élever en touchant terre
Je monte. Dans cet effort, je vais à la rencontre de mon souffle. Certains disent que le nom imprononçable de Dieu est dans notre souffle, car c’est la vie. En montant et en m’essoufflant, je rencontre la manifestation même de la vie. C’est là que vont ceux qui méditent pour chercher l’approfondissement. Là que les sportifs puisent leur puissance et leur équilibre. Et là que le chanteur trace la musique.
À partir d’un certain angle de pente, je me courbe. Mes mains vont toucher terre, s’agrippent à la roche ou aux branches. Je retrouve quelque chose d’animal. Dans la cour de récré, quand d’autres jouaient au Papa et à la Maman, je jouais à être un loup. Voilà que mes pattes avant enfin touchent le sol. Plus je m’élève, plus je touche terre. Me voici dans l’équilibre de l’arbre, enraciné et qui tend vers la lumière.
Ce qui te pèse aujourd’hui demain peut te porter
Chaque pas m’enfonce jusqu’aux genoux. J’ai trouvé quelques traces, pas tout à fait recouvertes par la neige. Je marche dedans. On s’inscrit toujours dans les pas de ceux qui ont cherché avant nous. Mais à partir d’ici, plus de traces. Il va falloir tracer mon chemin toute seule. Les pas des pionniers sont les plus difficiles. Pourquoi je n’ai pas pris ces maudites raquettes ? Ça aurait été tellement plus simple et agréable. Ultime leçon : ce qui te pèse aujourd’hui, peut être quelque chose qui demain te porte.
J’hésite à redescendre. Non, ça fait trop longtemps que je marche. La fatigue me porte. Chaque pas est si difficile qu’il appelle le suivant. Les sommets se dévoilent un peu plus à chaque pas. Arrivée en haut, je tombe à genoux dans la neige, devant la chaîne des montagnes offerte. Pourtant ce n’est pas elle qui me récompense. C’est le souffle qui soulève ma poitrine et commence à ralentir, c’est de s’être enfoncée dans la neige plutôt que de lui être passée dessus, c’est d’avoir cherché le meilleur accès, d’être passée par de mauvais endroits où les ronces m’ont accrochées et les racines tendues des croches-pieds. C’est d’avoir tracé mon chemin.
Voilà tout ce que déjà l’hiver m’apprend. Je lui souhaite de reprendre sa place dans nos saisons et dans nos coeurs. Qu’on puisse à nouveau se réjouir des jours qui raccourcissent comme on le fait de ceux qui rallongent, car on ne peut pas s’ouvrir si on ne sait pas se replier, on ne peut pas partager si on ne sait pas explorer son intériorité. Mais nous vivons dans un monde d’exhibition, de ciels bleus et du bruit, des panoramas et des open space. Un monde de l’affichage, des éclairages de nuit qui chassent les étoiles, des pouces jaunes et des sourires émoticônes plats qui remplacent le relief des mots. Un monde du pour ou contre, du anti ou du pro, qui refuse les ombres et les contrastes. Nos vies encombrées manquent cruellement de silence et d’écoute. Elles ont besoin de se rafraîchir dans les recoins de nos occupations. Voilà pourquoi j’espère que nous réapprendrons à aimer la saison de la nuit.