« Il tourna dans l’eau comme une roue, il dressa le cou et le tendit en l’air vers les cygnes voyageurs, et poussa un cri si perçant et si singulier qu’il se fit peur à lui-même. Il lui était impossible d’oublier ces oiseaux magnifiques et heureux (…) Il n’en était pas jaloux ; car comment aurait-il pu avoir l’idée de souhaiter pour lui-même une grâce si parfaite ? »
Hans Christian Andersen, Le vilain petit canard
Cela peut paraître stupide, et même hérétique. Car aujourd’hui, du moins dans les pays où nous ne passons pas nos journées à nous demander si nous allons pouvoir manger, boire, échapper à des hommes armés ou sortir vivant du fond d’une mine, nous poursuivons tous le bonheur. C’est un credo, une évidence, qu’il semble ridicule d’interroger.
Pourtant, la notion de bonheur individuel est toute récente dans l’histoire de l’humanité. Elle date du 18ème siècle, et a été salutaire pour émanciper l’individu, qui jusque là devait assurer son salut et travailler à celui du royaume. Au Moyen-Âge, ce sont des vertus comme celle de l’humilité, de la bravoure, de la courtoisie, qui étaient l’idéal d’une vie de chevalier. On retrouve dans beaucoup de cultures et de sociétés, d’autres idéaux que celui du bonheur : l’honneur chez les Samouraï, l’harmonie dans le shintoïsme, l’éveil chez les Bouddhistes.
On pourrait considérer que ces mots ne sont que d’autres manières d’exprimer le bonheur. Ce n’est pas le cas. Bien des langues n’ont pas de mot pour « bonheur » tout simplement parce que ce n’est pas un idéal de vie. « Bonheur » dans le sens de la satisfaction et de jouissance, que ce soit celle de bien matériels, de la compagnie des autres, de l’amour partagé, de l’épanouissement professionnel. Mais je me demande parfois si ce nouveau credo ne fait pas peser sur nous un nouveau carcan.
L’entourloupe du développement personnel
Beaucoup de libraires me l’ont dit : le développement personnel est en train de remplacer la littérature. Pour aller mieux, les gens vont vers des guides qui leur donnent un mode d’emploi – toujours adaptable car l’individu doit rester le seul maître – pour aller mieux. Quand ce ne sont pas les livres, ce sont les belles phrases mises en image partagées sur des groupes facebook qui ont des millions d’abonnés. Une phrase de sagesse par jour qui vous donne les clés du bien-être. Alors que les arts, dans la rencontre qu’ils nous proposent, répondent à des besoins, nous libèrent de frustrations, nous offrent des formes de catharsis, on les consomme comme des divertissements, et nous allons chercher dans le développement personnel la rencontre que nous ne savons plus faire de soi avec soi-même et avec le monde.
Je ne compte plus le nombre de fois où, racontant une injustice qui m’arrive, on me dit : « C’est que ce n’était pas le moment » ou bien « C’est que tu envoies une mauvaise énergie dans l’univers. » Si des mois de travail sont anéantis par des annulations de dernière minute, des retournements sans raison de positionnement, ce n’est pas que nous sommes dans une époque d’inconstance. C’est que c’est à moi de changer ma manière de faire. Tout, en somme, dépend de moi. C’est le credo du développement personnel : notre bonheur dépend de nous et de rien d’autre. C’est ce que la philosophe Eva Illouz, en parlant du développement personnel, appelle « privatisation de la souffrance sociale ». Le développement personnel n’est pas un remède au monde hyper-consumériste, rapide et individualiste dans lequel nous vivons, il en est l’enfant.
L’individu contemporain ne contrôle pas grand chose de sa vie. Nous ne contrôlons pas ce que nous mangeons, ce que nous respirons, nos goûts sont modelés par la mode et l’industrie du divertissement, les médias orientent nos opinions, et internet se charge de récolter nos goûts nos envies nos pensées nos habitudes. Le développement personnel, en nous disant que tout part de nous et y finit, nous rend enfin le contrôle que nous avons perdu.
Ainsi, s’il t’arrive de mauvaises choses, c’est que tu as à faire un travail sur toi. C’est que tu as trop de colère, trop de peurs, trop de certitudes ou pas assez de confiance en toi. Si quelque chose ne marche pas, c’est que tu le souhaites trop fort, que tu ne lâches pas prise. Mais si quelque chose de beau t’arrive, alors on te dira que c’est que tu as envoyé de bonnes énergies. Oublions les dynamiques sociales, culturelles, oublions les singularités de l’époque et les contingences. Oublions que nous sommes dans un rapport perpétuel où entre l’individu et le collectif.
Ne parlons pas des enfants qui meurent en Méditerranée, d’une bombe tombée à deux mètres qui a tué une famille et pas une autre, ne parlons pas des hommes afro-américains tués par la police. Tout cela, c’est trop gros, trop grave, pour rentrer dans le schéma universel des équilibres de l’univers.
Le bonheur entre les gouttes
« Êtes-vous heureux ?
– Entre les gouttes. Le bonheur est un état d’inconscience. »
Nicolas Hulot
Les individus les plus engagés dans des causes qui les dépassent ont souvent un sens tragique de la vie et une modestie face à leur propre capacité d’agir sur le monde. Paradoxalement, ceux-là qui ont beaucoup fait ne mettront pas en avant ce qu’ils ont accompli. Vincent de Paul qui a consacré sa vie à la charité et à qui nous devons les premiers hospices de vieillards, orphelinats et bien d’autres, qui dormait quatre heures par nuit, disait à la fin de sa vie : « J’ai si peu fait ». Fausse modestie ? Ou plutôt la conscience aiguisée, que les fruits des actions humaines dépendent de tant de choses qu’il est difficile de démêler la volonté individuelle, le bon moment, la rencontre qu’il fallait, le soutien sans lequel on n’y serait pas arrivé, les circonstances historiques, etc.
Certaines vies sont toutes entières dirigées – et d’une certaine manière confisquées – par une cause, un combat, une mission, qui dépasse les personnes qui les portent et s’en trouvent investies. Souvent ces personnes ont un état de conscience des déséquilibres du monde très poussé, qui ne permet pas bien évidemment de jouir du bonheur. Comme Nicolas Hulot le décrit, on s’aménage des moments heureux – on admire un paysage, on joue de la musique, on passe un bon moment avec des gens qu’on aime – mais on n’est pas à la recherche d’un bonheur individuel à conquérir. L’état de bien-être que notre notion occidentale de bonheur nous amène à diriger sur nous, on le trouve dans la contemplation d’une réparation que l’on fait d’un déséquilibre du monde : dans le sourire d’un misérable dont on allège la souffrance, dans la naissance d’animaux menacés de disparition, dans la force que certains acquièrent en lisant ou en écoutant ce que l’on crée.
Certains disent qu’on est courageux. Je ne crois pas. Simplement, nous n’avons pas le choix : nous sommes ainsi faits. Nous nous devons à la vérité de ce qui nous traverse, tellement elle est puissante. Ce qui est prioritaire pour la plupart de nos contemporains devient non pas ignoré, mais secondaire : le succès, le repos, les plaisirs entre amis, la sécurité financière et matérielle. Nous n’allons pas nous empêcher de faire quelque chose parce que nous n’en n’avons pas les moyens. Le confort matériel, la vie affective, le repos, la santé parfois, passent toujours après. Nous réévaluons leur place au regard de ce devoir de vérité que nous avons envers ce qui nous traverse.
Scène de lycée : souvenir
Un jour, notre prof de littérature nous demanda qui voulait être écrivain parmi nous. Je n’ai pas levé la main. Il savait pourtant, et tout le monde savait. Il s’est tourné vers moi et devant tout le monde m’a interrogé. « Sarah ? Pourquoi vous ne levez pas la main ? » J’ai répondu : « Je ne veux pas devenir écrivain, je le suis. » Ricanements, soupirs hochements de tête derrière moi, chuchotements : elle pète plus haut que son cul, pour qui elle se prend… Pourtant tout le reste de ma vie m’a confirmé dans cette intuition : je suis écrivain, c’est-à-dire que je suis faite pour exprimer ce qui ne se dit pas, pour mettre des mots sur les cris que les gens et les situations ne poussent pas mais que j’entends. Est-ce que j’arriverai à exister en tant qu’écrivain dans la société, c’est-à-dire à acquérir ce statut social, à en faire un métier dont je vis, à avoir des lecteurs ? Et même est-ce que j’arriverai à écrire ? Ça c’est une autre question.
Écrivain, c’est mon geste au monde. Écrire pour contribuer à un idéal de justice et de vérité. Pour donner à voir le monde tel qu’il devrait être, tel qu’il pourrait être, si on s’y mettait. Secouer les certitudes qui nous enferment et proposer d’autres manières de voir et d’entendre le monde qui nous entoure.
Créer pour réparer le monde
On a beaucoup écrit déjà sur l’insatisfaction perpétuelle des artistes. Mais il ne s’agit pas de la figure du poète maudit. Il s’agit de l’acte même de l’art : car il est absolument anti-naturel d’écrire ou de donner forme à ce qui n’en n’a pas. Quand on est heureux, on vit ce moment, on n’a pas besoin de l’exprimer, puisqu’il s’exprime à nous. On écrit pour réparer le réel. « On raconte ce que l’on rate », disait Brel. Chanter dans cet esprit là, ce n’est pas chanter ce qui nous passe par la tête, pour se vider ou se faire du bien, c’est chanter pour faire du bien aux gens, pour les réveiller, les secouer, les apaiser, leur redonner de l’énergie. Pour dire ce qui n’a pas été, ce qui aurait pu être, ce qui pourrait être aussi. Dans tous les cas, on trempe la plume dans la plaie toujours à vif qui sépare ce qui est de ce qui pourrait être.
Le bonheur entre parenthèses
Un autre jour dans cette même classe au lycée, le prof nous demande « Pourquoi écrire ? ». Et moi de répondre : « Je n’écris pas parce que ça me fait du bien ou parce que j’aime ça. J’écris parce que je le dois. C’est une obligation. » Si je consacrais mes journées à me faire du bien, je les passerais à marcher dans la forêt et dans la montagne, à jouer du piano et de la guitare, à méditer, à danser, à pratiquer des arts martiaux, à lire, à apprendre l’harmonica.
Si je pouvais introduire l’écriture dans cet emploi du temps idéal, et la pratiquer pour qu’elle me soit si ce n’est agréable, du moins pas aliénante, j’écrirais uniquement sur papier, sans me soucier de comment acheminer le texte… jusqu’à vous, chers lecteurs. Car dans notre belle époque, moi créateur, je dois me charger de toute la communication et la diffusion de mon travail. Cela veut dire gérer des sites, trouver des images, hasthaguer, publier sur les réseaux sociaux, etc. J’aurais mieux aimé vivre à une époque où le créateur ne fait que créer et remet à d’autres le travail de la diffusion. J’aurais préféré fatiguer mon poignet à écrire des manuscrits – ce que je fais déjà mais à 10% de ce que je pourrais faire – qu’à fatiguer mes yeux à être devant un écran.
Je n’irai pas me réfugier dans la posture de l’écrivain incompris né à la mauvaise époque qui maudit la technologie. Je me soumets au principe de réalité. Car il faut être efficace. Et ce faisant, chaque jour de ma vie, je me renie. Chaque jour, je triche avec une part de moi, pour tenter d’être vraie avec une autre. Je cours après cette urgence qui prend de plus en plus de place à mesure que ma vie se déplie et que je découvre tout ce qu’il y a à réparer dans ce satané monde. Car voilà le paradoxe apparent : c’est bien parce que nous sommes farouchement ancrés dans la vie, de plein pied et de pleine âme dedans, submergés par les offenses qu’on lui fait, que nous éprouvons le besoin irrépressible de tenter de le soigner, avec les outils que chacun possède. Mais ce faisant, on s’accorde peu de place pour en jouir. Nicolas Hulot accepte un ministère et s’y casse les reins, d’autres passent leur vie à couvrir des sites de guerre, d’autres passent leur journée devant à écran à tenter de dire le monde. Bien sûr on s’accorde des moments de respiration, sinon on ne pourrait pas tenir. Pour ne pas se couper de cette vie qu’on défend, pour ne pas perdre de vue la beauté du monde et le précieux des rencontres. Ce n’est pas qu’on renonce ou qu’on mène une vie d’ascète. C’est juste que, si un texte se pointe alors qu’on allait partir en promenade, et bien on ne sort pas. Le soleil sera encore là demain, mais le texte, lui, sera parti.
C’est aussi ce qui fait qu’on tient, fasse à la bêtise, à la lâcheté, à l’inconstance des humains, à tout ce qui fait mal, à tous les trains qui nous passent devant et décrètent qu’il n’y a pas de place à bord pour nous. Ce qui fait qu’on se relève, qu’on prend son baluchon et qu’on marche, c’est cette chose qui nous dépasse. On ne se referme pas, on ne s’isole pas, mais « on a le cuir épais » comme dit encore Nicolas Hulot. On n’a pas le luxe d’agir pour soi. Alors, quand le bonheur se pointe, on le prend, et même on lui saute dessus, parce qu’on en a soif. Je n’ai rencontré le bonheur que dans des mouchoirs du temps, dans des moments suspendus, des parenthèses que certaines personnes magnifiques m’ont accordées, mais qui ne se sont jamais dépliées. Parce qu’ils n’ont pas le temps, ou pas la volonté, ou juste parce que je n’arrive pas au bon moment dans leurs vies.
Peut-être un jour, quand la dernière porte se sera fermée et que je n’aurai plus la force d’aller frapper à la suivante, je prendrai le temps de jouir de ce qu’il reste de la beauté du monde. En attendant, je le fais dans les interstices de ce que les urgences m’autorisent.
Mais certains soirs, on ne peut s’empêcher de lever les yeux au ciel et de se demander s’il n’y aurait pas, quelque part, un petit paquet d’étoiles pour soi. Qu’on puisse avoir une petite part de ce bonheur que les autres construisent, avec des lignes bien définies entre le travail et la vie privée, qui permette de consacrer du temps à construire ces relations d’amitié, d’amour, de famille, de s’inventer une tribu, des gens avec qui on part en voyage, on partage des repas, des sorties, qui appellent juste pour prendre des nouvelles. La vie normale quoi. Et c’est là qu’est le danger de présenter le bonheur – ce bonheur – comme l’idéal absolu pour tous : car ceux dont le sens de la vie se situe ailleurs pour bien finir par croire qu’ils se trompent.
Que quelque chose a changé pendant que nous passions
Il ne s’agit pas de dire qu’il existe une race à part d’individus prêts à se sacrifier pour le bien du monde et d’autres égoïstes qui ne pensent qu’à leur petit bonheur. Par pitié évitons les schémas binaires et simplistes. Il s’agit simplement de dire que ce qui fait le sens d’une vie, son accomplissement, le sentiment quand on se retourne que ça aura valu la peine, ne saurait être réduit à un seul concept, fut-il le mieux intentionné du monde. Et puis, le bonheur, ça prend du temps à construire. Le combat pour une cause aussi. Et il n’y a toujours que vingt-quatre heures dans une journée.
Il est très difficile de concevoir un autre idéal que celui qu’une époque, une culture, un système de pensée, des siècles d’histoire, ont produit. Nous sommes la queue de comète de cette belle poussée de l’individu qui a mis des siècles à s’émanciper. Car nous avons réussi à devenir esclaves d’un système qui nous vend le mythe de l’éternelle jouissance de biens. Et nous le cherchons toujours, cet idéal de bonheur individuel. À tel point que nous avons du mal à concevoir qu’il existe un état de jouissance et de bonheur à participer à quelque chose de plus grand que soi, à y apporter sa sueur, son travail, son dévouement. On ne peut l’envisager que comme un sacrifice. Pourtant ils existent, ces instants où on se dit : « C’est bien. Ce que j’ai fait là, fait du bien. Je suis à ma place. » Et à ce moment-là notre vie pourrait s’arrêter, si on avait le temps de se retourner on se dirait qu’elle aura valu la peine.
Mon épitaphe : « Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête que quelque chose a changé pendant que nous passions »