La disparition d’une sculpture en l’honneur des femmes autochtones disparues et violentées vouée à être brûlée lors d’une cérémonie, suscite des interrogations bruyantes et des cris silencieux. Mais au-delà des circonstances, que nous dit cette disparition sur nos sociétés ? Que faisons-nous de ceux qui tentent d’y exister et qui disparaissent, sur ces interminables routes du Canada, dans les fermes où nos paysans qui se suicident, dans les eaux chaudes de la Méditerranée où des migrants anonymes sombrent ? Pour tous en tous cas, dans l’indifférence.
Ce devait être hier. À Montréal, au festival Présence Autochtone. Un totem devait être en partie brûlé aux yeux de tous. Une sculpture créée sur place en trois jours à la scie et à la hache, par l’artiste en art visuel et acteur atikamekw Jacques Newashish. Par ce geste purificateur, la Femme de la nuit devait participer à une cérémonie en l’honneur des femmes autochtones disparues et assassinées, célébrant par la même occasion le dixième anniversaire de la déclaration de l’ONU sur les droits autochtones. Dans la nuit de l’avant-veille, l’œuvre a disparu.
Depuis, on commente sur les réseaux sociaux : acte volontaire, manque de vigilance, preuve du mépris auquel sont sujets les autochtones, reproduction du geste même de la disparition des femmes. Selon Présence Autochtone, ce serait vraisemblablement des employés de la ville de Montréal qui auraient « cru qu’il s’agissait d’une œuvre éphémère ayant terminé sa vie utile », ce que Radio Canada vite transformé en « auraient pris la sculpture pensant que c’était un déchet ». Expression qui fait rire à plusieurs reprises le journaliste Maxence Bilodeau, présentant cette « mésaventure » au téléjournal de Radio Canada. Un rire qui résonne bien mal avec la voix tremblante de Jacques Newashish qui tente d’exprimer son sentiment d’injustice, la gorge serrée d’un cri d’impuissance qu’il ne peut pas pousser.
Un événement n’a d’importance que par le sens qu’on lui trouve et les réactions qu’il suscite. L’indignation et les rires que cette disparition engendre en disent plus long que le geste même, sur la place des autochtones dans la société québécoise.
Il traduit d’abord le fait que les uns et les autres ne parlent décidément pas le même langage. Ce qui est un « malheureux accident », une « malencontreuse erreur » pour les uns, est « pour la communauté atikamekw et pour la communauté artistique, beaucoup plus fâcheux, plus que désolant, plus que triste », écrit Clode Jalette, la compagne de l’artiste. Prendre une œuvre d’art pour un déchet, considérer qu’une œuvre d’art sur l’espace public relève, au même titre qu’un vieux meuble déposé sur le trottoir, d’un encombrant que la municipalité doit retirer, ne pas prendre la peine de vérifier, en relevant la valeur de l’objet, quelque soit l’erreur commise, elle révèle quelque chose de plus profond qu’une simple négligence. L’absence de mauvaise intention des employés n’enlève en rien au poids de l’acte, bien plus pesant que la centaine de kilos de la sculpture.
La cérémonie du sacrifice totémique : une autre conception de l’art
Il se dégage de Jacques Newashish la force tranquille d’un homme qui a décidé de regarder en face les blessures de son peuple et les siennes, et de les exprimer dans son art, pour pouvoir libérer les possibles d’une guérison. Cette guérison passe par l’expression et la transmission d’une histoire, avec ses douleurs ses colères et ses espérances. Pour comprendre le poids de cette sculpture et de sa disparition, il faut saisir ce que signifie l’acte de destruction que Jacques avait envisagée. Car plus qu’être dépossédé de son œuvre, l’artiste est surtout dépossédé de son geste.
Dans beaucoup de cultures autochtones, des deux Amériques mais aussi d’Australie, les sculptures ou peintures sont détruites. Les tatouages sont effacés et refaits, les peintures sur écorce sont brûlées, sur sable sont effacées. La destruction n’est pas une disparition, c’est une transformation de la matière. Le sable, le bois, les pigments naturels, reviennent à la terre. Souvent ces créations transmettaient un savoir réservé aux initiés, qui devaient donc être détruits. C’est que ces œuvres – mot qui n’existe pas, tout comme le mot art, dans les langues autochtones – sont un acte. Elles ne sont pas des objets déposés pour que le monde les voit. Elles ne s’imposent pas face au temps qui détruit tout, elles ne cherchent pas à imposer une beauté immortelle inscrite dans la matière face au temps, elles l’accompagnent dans son cycle. Peindre, danser, chanter, sculpter, c’est réactualiser l énergie créatrice, celle qui traverse tout le vivant. La création comme la destruction fait partie intégrante du processus.
Nous voici bien loin du complexe de Blanche-Neige de nos cultures, dans lesquelles l’hommage rendu à la beauté est de la mettre en vitrine.
« Il semble que toutes les grandes civilisations aient construit leur mémoire sur la préservation de la matière. Mais pourquoi nier la loi naturelle ? Toute chose doit disparaître. Dans les cérémonies des Aborigènes d’Australie, les peintures sont systématiquement détruites. Car la destruction n’est pas une disparition, c’est une transformation, qui permet de libérer la puissance de la peinture. Aujourd’hui nous avons figé cet art sur des toiles exposées dans les plus grandes galeries.
Les choses comme les êtres ont des cycles de vie. Elles sont faites pour être salies, brisées, amochées, réparées, modifiées, et puis perdues – poussière, éclats, copeaux… C’est peut-être ça qu’il nous faut accepter. Que la beauté passe. Et apprendre à passer devant la beauté sans la prélever. » (Sarah Roubato, Lettre à Blanche-Neige, Lettres à ma génération, ed Michel Lafon)
Une disparition dérobée
Sculpter dans le bois, ce bois des forêts canadiennes coupées à blanc, et la brûler, c’était une manière de faire ressentir la disparition de ces centaines, ce millier – même la statistique est dérobée – de femmes autochtones qui disparaissent chaque année au Canada. Maltraitées, violentées, négligées, ou bien prises en stop sur les routes comme la Highway Sixteen, en Colombie Britannique, rebaptisée La route des larmes.
Jacques Newashish s’inscrit dans la démarche de nombreux artistes et associations, pour rendre visible ces disparitions. Car les autochtones le savent, les blessures qui restent inexprimées continueront de ronger les générations suivantes. Et elles sont nombreuses : les chiens de traîneau des Inuits massacrés, les enfants envoyés dans des pensionnats, l’interdiction de parler sa langue, les ressources naturelles et les objets d’arts pillés, des familles exhibées dans les expositions ou les sociétés scientifiques, jusqu’à l’assistanat et la folklorisation.
Faire brûler en plein Quartier des Spectacles de Montréal une beauté sans visage, patiemment sculptée pendant trois jours, pour rendre visible la disparition de ces jeunes filles sculptées par les espérances et l’amour de leurs mères, était une proposition pour opérer grande réconciliation (voir article Travailler avec les autochtones: la réconciliation pas à pas).
Finalement, c’est la vie qui a arraché la Femme de la Nuit au geste artistique. La vie dans ce qu’elle a parfois de plus banal, de plus commun : le ramassage des déchets, l’inattention, l’étourderie. Elle ne disparaîtra pas sous nos yeux, au moment annoncé, devant des téléphones prêts à filmer la destruction. Sa disparition ne sera pas visible.
Elle aura disparu sans qu’on s’y attende, une nuit. Elle nous laisse dans la même stupeur que ceux à qui on apprend que leur fille a disparu une nuit, on ne sait pas comment. Elle s’est dérobée au sens que l’artiste voulait lui donner. Mais c’est peut-être ainsi qu’elle a choisi de nous raconter son histoire.
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Pris entre l’image du bon sauvage et celle de parasite de la société, les autochtones de l’Amérique du Nord doivent se réinventer. Guérir leurs blessures, trouver des voies vers l’autonomie, se trouver une identité contemporaine. Ce travail se fait au jour le jour avec des allochtones qui ont fait le choix de vivre en permanence sur les réserves. Portraits croisés de ces ouvriers de la réconciliation, à Wemotaci, réserve Atikamewk du Québec.
Il y a des pays qui n’ont besoin ni de barbelés ni de murs pour maintenir une population à l’écart. Ce pays est grand comme quatorze fois la France et ses territoires d’outre-mer, et deux fois moins peuplé. Il y aurait assez de place pour tout le monde, semble-t-il. Pourtant, au Canada, une population vit à part, sur des territoires morcelés, les réserves. Ce sont ses premiers habitants, les autochtones. Parmi eux, les Amérindiens regroupant cinquante Nations, les Inuits et les Métis.
Moins de la moitié des 1.4 millions de personnes se déclarant autochtones vit sur des réserves, la majorité ayant fait le choix de vivre en ville[i]. Aujourd’hui, les autochtones doivent s’inventer une nouvelle manière d’exister dans la société moderne sans renier leur culture.
« Les autochtones doivent rester dans un statut de tutelle et être traités comme des pupilles ou enfants de l’État ». Cette phrase est issue du rapport du Ministère de l’Intérieur de 1876 après la création de la Loi sur les Indiens[ii], encore en vigueur aujourd’hui. Malgré ses nombreux amendements[iii], cette loi continue à faire des autochtones des citoyens de seconde zone, qui ne peuvent pas avoir recours à l’emprunt bancaire et dont les droits à commercer en dehors de la réserve sont limités. Ils sont exempts de payer des impôts et bénéficient d’aides gouvernementales.
Par voie de traités, certaines communautés ont obtenu plus d’autonomie, tout en restant sous contrôle fédéral et dépendant toujours du Ministère des Affaires Autochtones et du Développement du Nord du Canada. L’État conserve ainsi un droit de véto sur les décisions prises par les conseils de bande ou les conseils de communauté.
Wemotaci : la guérison au jour le jour
Depuis une heure, ça n’en finit pas. Derrière la vitre de la voiture, des arbres, toujours des arbres. D’un coup, les mots « immensité » , « à perte de vue » deviennent réels, s’inscrivent dans le corps. On roule depuis six heures, avec devant les yeux, la même image d’immenses résineux, pins, épinettes, sapins, thuyas. C’est ça, le Canada, avec sa forêt boréale qui fait régulièrement la une de magazines de voyages. Cent quinze kilomètres de piste depuis la ville de la Tuque. C’est le début de l’été indien. La poussière colle aux vitres de la voiture. On doit garder les vitres fermées.
Tiens, un autre… il faut bloquer l’entrée d’air. Le camion nous dépasse. Les immenses troncs d’arbres apparaissent, à l’horizontale cette fois. Le camion disparait dans un nuage de poussière. Un autre camion sort d’un chemin forestier, une artère qui laisse entrevoir que le défilé d’arbres le long de la route n’est qu’un rideau. Derrière, c’est la coupe à blanc. Le Canada détient le triste record du pays où l’on coupe le plus d’arbres, devant la Russie et le Brésil. Il est responsable de la perte de 20% de la forêt à l’échelle planétaire.
Au bout du pont, enfin, la réserve amérindienne de Wemotaci, où va avoir lieu pendant deux jours le Pow Wow annuel, une fête qui permet aux autochtones de s’enraciner à nouveau dans leur culture et leur territoire, eux coupés à blanc depuis quatre siècles. Ici aussi, une triste réalité se cache derrière le rideau des maisons alignées le long de la route. Une réalité partagée par toutes les communautés autochtones du Canada : alcoolisme, violence familiale, toxicomanie, prostitution infantile, inceste. Les habitations sont le plus souvent surpeuplées, un couple vivant avec ses enfants, ses parents, ses frères et sœurs.
Wemotaci est l’une des trois réserves de la Nation Atikamekw, l’une des onze Nations amérindiennes du Québec. Cette réserve de trente-deux kilomètres carrés se situe à quatre cents kilomètres au nord de Montréal, au Québec. Enfin pas tout à fait… Les réserves amérindiennes sont territoire fédéral. Nous sommes donc officiellement au Canada, mais dans aucune province en particulier.
Ici pas de passage piéton, tout le monde circule en voiture. Le panneau de circulation ARRÊT est doublé du mot atikamekw NAKAPARI. C’est la fin de l’après-midi. Des groupes de jeunes reviennent de l’école, iphone dans la main. Les garçons sont habillés en tenue de sport, les filles portent des vêtements serrés. D’autres groupes sortent de la seule épicerie du village en faisant claquer le sac de chips et pchitter la canette de soda. Dans un coin, des silhouettes d’hommes courbés assis dans la poussière, une canette de bière à la main. Pas de femmes, pas de promenade familiale. Il y a quelque chose de différent, comme un ciel un peu plus bas qu’ailleurs.
La voiture me laisse. Je dois me rendre sur le site de l’ancienne réserve, où se tiendra le Pow Wow annuel. Une voiture me prend en stop. C’est un couple atikamekw. Je m’assois près de leur enfant de huit ans qui tend à sa mère sa canette vide de Pepsi et en ouvre une autre. Je leur demande où ils vivent. Ils me racontent sans complexe être allés vivre en ville pour se soigner de l’alcool et de la toxicomanie. La femme a fait trois fausses couches. Aujourd’hui l’homme est à la recherche d’un emploi, car, dit-il : « J’ai pas fait tout ça pour dépendre de l’État. Je veux travailler ». Tout ceci a été déballé en moins de dix minutes. Je suis étonnée de la facilité avec laquelle ils abordent ces sujets sensibles.
La réponse, je la trouverai au bout de mon séjour. C’est qu’au village, la guérison a commencé, et que les gens sont fiers de dire qu’ils sont en processus de guérison. La maison des jeunes en est l’un des principaux organes. Mise sur pied il y a dix ans, elle est gérée depuis un an par Clode Jalette. Une blanche aux yeux pétillants, avec un voile dans la gorge, qui en impose par son charisme et son énergie. Clode bouscule, tout en respectant. « Ici le temps est différent. Par exemple, les Atikamekws n’ont pas l’habitude de répondre tout de suite à une question. Le rythme de leur langue est plus lent, ils respectent beaucoup les mots. Certains croient qu’ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit. Pas du tout. Ils vivent juste dans leur temps, et il faut le respecter. Parfois c’est difficile, pour planifier les activités de la maison des jeunes par exemple. Il faut toujours trouver le bon équilibre. C’est vraiment un échange interculturel. »
Comme les enseignants et les intervenants sociaux, Clode négocie en permanence l’équilibre entre la nécessité d’un changement et celle de garder un lien avec les traditions culturelles. Derrière la maison des jeunes, elle a créé un jardin communautaire pour initier les adolescents à manger des légumes. Car dans l’unique épicerie du village, le rayon légumes est minuscule et les légumes sont vendus très chers, contrairement aux sacs de chips, friandises, pizzas congelées et autres délices nord-américains. Le taux d’obésité et de maladies cardio-vasculaires parmi les autochtones est particulièrement élevé, touchant un tiers de la population vivant dans les réserves[iv].
Cette année, grâce à Clode, trois artistes autochtones de renommée mondiale viendront aider les jeunes à réaliser une fresque murale et des totems représentant leur attachement aux symboles traditionnels de leur culture. « Peu importe ce qu’on fait, ce qui est essentiel, c’est de travailler en jumelage. Tu ne peux pas débarquer ici, faire le Blanc qui va sauver les autochtones, et repartir. Il faut travailler avec eux ». Clode a formé une jeune Atikamewk du village qui travaille à la maison des jeunes et qui reprendra le flambeau bientôt. Aujourd’hui, une vingtaine de jeunes filles originaires de la réserve sont formées en éducation à l’enfance. Elles sont employées sur la réserve et dans des villes.
Wemotaci est aussi pionnier dans la création du Service d’Intervention d’Autorité Atikamekw, une instance qui se penche sur les situations où la sécurité de l’enfant est compromise. C’est ici que Clode a fait ses débuts à la réserve. Le SIAA travaille en collaboration avec le Conseil de Famille et le Conseil des Sages. C’est à ce niveau local que 90% des situations sont réglées.
En revenant du site de l’ancienne réserve, je cherche Hélène Collin, réalisatrice belge, qui fréquente la réserve depuis un an. Je la retrouve dans la cuisine de l’école, en train de montrer à un jeune ce qu’est le kale, un chou frisé, avec lequel elle va faire des chips. Hélène a bien compris que c’est par les petits gestes que se fera le changement. Elle a lancé un projet de jumelage avec la ville de Namur, en Belgique.
À l’école, les enseignants aussi notent un changement : « Dans ma classe, les jeunes veulent être médecins, ingénieurs, chercheurs. Ils ont de grandes ambitions », confie Najat, professeur de mathématiques d’origine tunisienne. « Un tiers des enfants fréquente l’école, ce qui est un bon taux pour une réserve. »
Si l’autogestion des autochtones progresse, elle entre aussi en contradiction avec la Loi sur les Indiens qui repose sur l’infantilisation des autochtones. Clode connaît les limites que cette loi impose : « On travaille à tous les niveaux, mais il manque encore un maillon. Le conseil de bande, celui qui a les sous. ». Le conseil de bande, élu par les communautés, est formé de fonctionnaires qui appliquent les directives du ministère. À terme, le Canada aura à gérer la contradiction entre la réalité du terrain et le maintien de lois et de statuts hérités du XIXe siècle qui assujettissent les autochtones.
Entre mémoire et renouveau : le combat d’un peuple
Les autochtones sont à un moment charnière de leur histoire. La sédentarisation des Atikamekws a été très tardive. À Wemotaci, c’est en 1972 que les habitants ont définitivement quitté leur mode de vie semi-nomade, pour venir vivre au village. Alors que dans d’autres nations autochtones, la mémoire de ce mode de vie a disparu, chez les Atikamekws, deux générations la partagent encore. Jacques Newashish, artiste natif de la réserve, se souvient : « J’ai grandi dans un tipi, on campait ici, tout autour. On vivait de la chasse et de la cueillette. Je ne me souviens pas avoir eu froid, avoir été dans la misère. On vivait tous ensemble, avec les grands-parents et la famille élargie. Notre aire de jeu, c’était la forêt. On s’entraidait aussi. Si quelqu’un manquait de nourriture ou de peaux, on allait lui en donner. » Jacques est l’une des figures marquantes de sa communauté. Arraché à sa famille pour être envoyé dans un pensionnat à l’âge de six ans, c’est dans la peinture qu’il cherche la paix. Il négocie le difficile passage entre deux modes de vie, peignant des œuvres contemporaines à l’acrylique qui transmettent des éléments fondateurs de sa culture.
La génération de Jacques a subi de plein fouet les derniers assauts de la politique d’assimilation du Canada : sédentarisation massive, discrimination faisant perdre aux femmes ayant épousé un Blanc leur statut d’autochtone, non reconnaissance des Métis, conversion au catholicisme. Les enfants envoyés dans les pensionnats ont subi, en plus de l’interdiction de parler leur langue, des sévices sexuels et des violences. Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui ont connu les pensionnats retournent contre eux-mêmes et contre leurs enfants une violence qui n’est pas encore apaisée.
En juin dernier, après six ans de recherche et de récolte de témoignages, la Commission Vérité et Réconciliation du Canada a remis son rapport final, qualifiant de génocide culturel les sévices subis par les autochtones de 1890 à 1996 dans les pensionnats catholiques[v].
La dernière génération doit se construire entre l’héritage douloureux du génocide culturel vécu par leurs ainés, la nécessité de préserver la mémoire et les savoirs ancestraux, et celle de s’inventer une manière de vivre dans le monde des nouvelles technologies et des réseaux sociaux.
Le premier soir du Pow Wow, sur le site de l’ancienne réserve, je rencontre Makouli, un garçon de treize ans qui vit à Obedjiwan, une autre réserve Atikamekw. Makouli regarde souvent le ciel. Il cherche une étoile filante. Je lui demande ce qu’il ferait comme vœu s’il en voyait une : « Je demanderai à revoir mon grand-père ». Son grand-père est présent dans tout ce que Makouli raconte. Plus tard il veut devenir chirurgien, pour pouvoir remplacer les organes malades, car son grand-père est mort d’un cancer des poumons. Makouli raconte la fierté que ressentait son grand-père à son égard: « J’ai tué mon premier orignal quand j’avais dix ans. J’étais parti avec mon père, j’avais tellement peur, je tremblais en tenant le fusil. Puis j’ai tiré. Mon père m’a dit que c’était à moi de le dépecer car c’était mon orignal. Je n’avais jamais fait ça, ça sentait fort, je croyais que j’allais m’évanouir. On est rentrés à trois heures du matin. Mon grand-père m’a dit qu’il n’avait jamais vu un enfant de dix ans tuer un orignal. Avant de mourir il m’a dit qu’un jour, je serai gardien du territoire. Je sais que je devrai aller en ville pour devenir médecin, mais je reviendrai pour défendre mon territoire. Je ne le laisserai jamais aux compagnies forestières. »
Autochtones / Allochtones : au-delà des catégories
Dans le combat quotidien que mènent intervenants sociaux, artistes, professeurs, policiers, pas le temps pour l’idéologie. Si certains sont venus avec quelques clichés en tête, une fois sur place et dans l’urgence du quotidien, le mythe s’efface pour laisser place à une réalité où les catégories explosent. Chacun est dans l’urgence de la survie et d’un équilibre à rétablir.
Au Pow Wow, les touristes assistent aux danses impressionnantes des hommes des onze nations. Chacun porte la coiffe propre à son peuple. Ils imitent la danse de l’oiseau, les pieds frappent le sol et remuent la poussière, les corps dessinent des courbes au rythme des tambours. La danse devient frénétique. Ce sont les jeunes qui chantent. Après cette démonstration, le chef de cérémonie annonce au micro : « Allez-y, venez danser, c’est le moment ! » Le Pow Wow alterne entre danses sacrées et danses ouvertes à tous. Un Blanc s’avance, portant un bandana noir. Il prend les mouvements des autochtones, et entre rapidement dans une danse frénétique.
Cet homme, c’est Mathieu Montminy, intervenant psychosocial. Ce fils de cultivateur québécois a l’air chez lui sur cette réserve où il n’était pourtant jamais venu. Mathieu a vécu dans les neuf régions du Québec, parmi les autochtones et les Québécois. Il a travaillé avec les Inuits pour les aider à établir les bases de leur autogestion. Les Inuits sont un peuple autochtone issu d’une autre migration que celle des Amérindiens. Ils ont leur propre région autogérée, le Nunavik. Dans son travail, Mathieu se bat pour déconstruire les clichés de part et d’autre. « Quand on me demande De quoi ils ont besoin les autochtones ? Je réponds toujours : Allez leur demander, ils le savent mieux que personne ! Souvent les autochtones m’ont demandé pourquoi ils ont un problème avec l’alcool. Ils ont intégré les idées reçues comme quoi les amérindiens auraient naturellement un penchant pour l’alcool. Je leur explique que si on prenait une population de Blancs, qu’on leur enlève leur territoire, leur mode de vie, leur langue, leur religion, et qu’ils ont accès à de l’alcool ou à des drogues, on les retrouverait dans le même état.[vi] »
Mathieu veut défaire l’opposition entre allochtones et autochtones : « Je dis souvent aux autochtones : allez voir dans les petits villages québécois qui sont en train de disparaitre, vous verrez des gens qui comme vous se battent pour la préservation de leur territoire et de leur mode de vie ».
Derrière la piste de danse, un attroupement d’enfants s’est fait sur l’herbe. Assis en tailleur, un jeune homme fabrique des cerfs en tiges de cornouiller. Les enfants se servent. À chaque fois qu’il se rend sur une réserve, Patrick Gravel ne peut pas s’empêcher d’offrir quelque chose. Avec les bénévoles de la coopérative Des forêts et des gens[vii], Patrick recrée des jardins botaniques de la flore indigène et organise des séjours de survie en forêt. Allochtones et autochtones partagent des connaissances pour vivre harmonieusement avec la nature et préserver la biodiversité. Patrick n’approche pas les autochtones pour les aider, mais pour apprendre d’eux, et pour gérer ensemble un territoire qu’il considère comme commun.
« Les gens des Premières Nations ont des cultures très riches et méconnues. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Les savoir-faire ancestraux que les ainés partagent nous aident à développer des relations avec de nombreuses espèces dans l’écosystème. Les agents forestiers ne connaissent pas la richesse de la faune et de la flore des forêts. Ils n’ont pas le temps pour ça. »
La curiosité et le regard de Patrick sont des moteurs puissants de changement : cet été, il est parti pendant trois semaines vivre au cœur de la Montagne Noire, sur le territoire des Algonquins de la réserve de Kichisakik, en Abitibi. Seulement ce n’est pas auprès de la société qui gère les établissement en plein air, la SEPAQ, que Patrick est allé chercher les autorisations. C’est auprès des populations autochtones qui revendiquent ce territoire. Il s’est rendu auprès des chefs de communautés avec du castor et du tabac en offrande. Devant eux, il a reconnu le génocide, les horreurs des pensionnats, et leur a demandé l’autorisation d’aller camper pendant trois semaines sur leur territoire.
« Si on reconnaît que les autochtones n’ont jamais légué leur territoire, il est normal, lorsqu’on leur parle d’utiliser ou même de protéger ce territoire, d’entamer un dialogue et de prendre des décisions avec eux. Je crois que la reconnaissance doit se faire du bas vers le haut. Reconnaitre l’histoire, c’est le premier pas vers la guérison. C’est de la responsabilité de chacun, et c’est cela qui fera tomber les préjugés, de part et d’autre. Au début les Algonquins n’y croyaient pas, ils me prenaient pour un agent du gouvernement. J’étais très frustré, j’en ai pleuré. Ils m’ont dit qu’ils allaient réfléchir. Quelques jours plus tard, ils m’ont convoqués et ils ont acceptés. La confiance, ça prend du temps. »
Lors de ce séjour, un jeune algonquin d’une maison d’accueil les a rejoint. Patrick raconte : « Ce jeune Algonquin est parti avec nous. Au début, il me disait qu’il avait honte d’être autochtone. Au bout de cinq jours, en redécouvrant le territoire et le savoir de ses ainés, il m’a dit qu’il était fier ». Aujourd’hui, les Algonquins demandent à Patrick d’être l’intermédiaire dans leur conflit avec les compagnies forestières.
L’indien, toujours source de fantasmes
Sur leur cheveux, pas de plume. Pas de tunique en cuir. Pas de peinture faciale. Ils portent des jeans, des t-shirts et des casquettes de sport. Ils mangent principalement des burgers, des patates et chips. Ils roulent en voiture et ont tous des iphones. Certains hommes travaillent pour les compagnies forestières. On est loin de l’image d’Épinal encore véhiculée en Europe de l’indien proche de la nature. Loin aussi de l’image dégradante largement répandue au Canada comme aux USA : les autochtones sont des assistés sociaux alcooliques et délinquants. Pris entre l’image folklorisée du bon sauvage et celle du parasite de la société, les autochtones n’ont pas fini d’être sources de fantasmes et de peurs.
Deux jours avant le Pow Wow, un groupe d’écologistes débarque à Wemotaci. Ils ont prévu de faire un grand évènement rassemblant autochtones et écologistes pour créer un front commun de protection de la biodiversité. Le groupe se réunit dans la grande salle du centre communautaire. Clode encourage les jeunes à assister à la première réunion. Les chaises sont disposées en cercle, comme le veut la coutume amérindienne. En guise de cérémonie d’ouverture, des jeunes de la communauté, qui ont créé leur propre groupe, Northern Voice, entonnent un chant traditionnel autour d’un gros tambour. Les cris stridents qui sont faits pour résonner dans les collines rebondissent dans tous les coins de la salle, plusieurs se bouchent les oreilles. Sitôt la musique terminée, tous les jeunes partent. Il ne reste dans la salle que le groupe d’écologistes, et un autochtone de la communauté, Charles Coocoo, le philosophe de Wemotaci.
Charles prend la parole. Il la gardera pendant près d’une heure. Il raconte un mythe amérindien, et la pratique ancestrale d’enterrer le placenta de la femme accouchée. « C’est l’écologie profonde, qui est enracinée dans notre tradition ». Malgré la fatigue de la longue route, les écologistes écoutent avec dévotion. La Terre Mère est célébrée par la voix du Sage Indien.
Au village, certains habitants ont vu des affiches, mais n’ont pas compris de quoi il s’agissait. On s’interroge : un front commun annoncé sans les avoir consultés ? Les organisateurs ne semblent pas avoir averti la radio locale ni ceux qui travaillent au quotidien sur le terrain avec les autochtones. Au programme du groupe : tente de sudation, pow wow, réunions et prières en cercle.
De retour à Montréal, un texte exprimant l’esprit de la rencontre est publié sur la page du groupe :
« Les gens que j’ai rencontré à Wemotaci ne parlent pas le même langage que nous, que vous… Ils parlent le langage de la compassion, de l’entraide, de la non-performance, de la sensibilité, de l’amour et de l’harmonie avec la Terre-mère. Ils parlent un langage sincère, authentique, émotif. Ils parlent le langage de la communauté et non de l’individualisme, ils savent que travailler seul rend faible et qu’il faut travailler ensemble. Ils portent de belles plumes, mais ils ne portent pas de masques, eux. Mais surtout, ils parlent un langage d’équité, un langage non-hiérarchique, il n’y a pas de chef ! Ils appliquent une démocratie directe dans leurs décisions. »
Le mythe du bon sauvage hérité de Rousseau, Montaigne, Jacques Cartier ou encore Benjamin Franklin est réactivé. La diversité des cultures autochtones est effacée, au profit d’un seul type, construit en opposition à l’homme occidental, et comme sa figure idéalisée : égalitaire, démocratique, harmonieux, collectiviste, proche de la nature. Marie-Pierre Bousquet, spécialiste des Amérindiens Algonquins du Canada, a passé des années sur des réserves du Québec. Elle a été témoin des stéréotypes que beaucoup d’allochtones véhiculent : « Ils pensent en cercle, ils ont une pensée holistique, ils ont l’esprit communautaire, ils ne sont pas individualistes, ils ont une conception cyclique du temps, ils sont proches de la nature, ils ont une intense vie spirituelle, ils sont sages… Chacun de ces stéréotypes réduit à une dimension très simplifiée, donc simpliste, des cultures et des façons de voir le monde complexes[viii] » Pour l’anthropologue, c’est un phénomène qui dépasse les Amérindiens : « toujours, l’Autre sera en harmonie avec la nature ou intensément spirituel. De fait, les Amérindiens sont des sociétés à idéologie égalitaires, mais il y a toujours des hiérarchies sociales, de prestige, de pouvoir ».
Les stéréotypes sur les autochtones ont encore de beaux jours devant eux. La représentation des amérindiens du XIXe siècle domine encore dans les médias, les dessins animés et sur internet. Par l’image, on les exclut à nouveau de la société contemporaine. Alors, ils commencent à créer leurs propres sites internet, où ils se montrent avec des casquettes et des jeans, créant des designs modernes sur leurs t-shirts, animant des émissions de radio, faisant des self-vidéos.[ix]
Mais ce qui maintient surtout ces stéréotypes en vie, c’est désenchantement de nombreux Occidentaux envers leur propre culture. Alors nait le besoin de trouver un Autre idéal, qui nous sauvera. Au Canada, le néolibéralisme est particulièrement brutal. Le pillage des ressources – bois, hydrocarbures, eau – est proportionnel à l’immensité des paysages qui font encore chaque année la une des revues de voyage françaises. Au Québec, la génération du mouvement érable de 2012, du mouvement Occupy et de Idle No More[x], cherche une alternative. Parmi eux, certains trouvent dans la culture amérindienne une réponse spirituelle. La parole, les symboles et le folklore de l’amérindien est pris en dehors de tout contexte historique. Comme si l’homme rouge, lui non plus, « n’était pas encore entré dans l’Histoire ». Se considérant comme descendants des colons, ces militants viennent aussi chercher un pardon pour ce que l’Homme Blanc a fait.
Vincent Dostaler, l’un des organisateurs du forum, défend son lien aux traditionalistes : « Je ne travaille qu’avec les traditionalistes. Jamais avec ceux qui travaillent pour les compagnies forestières. Les esprits mettent des embuches pour trier les faibles. »
Le dernier jour de réunion, Vincent fait une annonce : « Certains ont pu se demander pourquoi il n’y avait pas autant d’autochtones qu’on aurait pu le croire à nos réunions. J’aimerais vous dire que parmi nous, il y a une dizaine de personnes qui viennent d’Haïti, de Panama, de Tunisie, donc il y a bien des autochtones parmi nous ».
Finalement, ce qui est autochtone est simplement ce qui n’est pas l’homme Blanc.
À quelques mètres du centre communautaire, pendant que le groupe boit de la sagesse indienne, Clode, Jacques, Najat, Hélène, Mathieu et Patrick travaillent, au jour le jour, négocient, apprivoisent, font des erreurs, remuent la vase de la réalité, débroussaillent le terrain où les autochtones devront se réinventer un chemin nouveau, enraciné et contemporain.
[vi] « La transformation des contextes traditionnels d’usage, d’une part, et la transformation violente de la société, d’autre part, sont des facteurs qui ont indéniablement joué un rôle dans la relation que les Amérindiens de l’époque post-colombienne ont développée avec l’alcool. », Marc Perreault, ‘’Alcool et Amérindiens : au-delà des stéréotypes, Drogues, santé et société, 4, 1, 2005, p.5-13
[viii] Marie-Pierre Bousquet, « De la pensée holistique à L’Indian Time : dix stéréotypes à éviter sur les Amérindiens », Nouvelles pratiques sociales, 24, 2, dir. Denyse Côté, Isabelle Côté et Sylvie Lévesque, printemps 2012, p.204-226 http://www.erudit.org/revue/nps/2012/v24/n2/1016356ar.html?vue=resume
[ix] Leavitt, Peter A. (2015) « ‘Frozen in Time’: The Impact of Native American Media Representations on Identity and Self-Understanding”, Journal of Social Issues, vol.71, no.1, pp.39-53.
[x] mouvement de protestation autochtone né en décembre 2012 suite à la loi omnibus C-45 du gouvernement Harper, qui violait plusieurs traités ancestraux des droits fondamentaux des autochtones
Le 5 mai dernier, dans le cadre du festival Jamais Lu, Philippe Ducros a présenté son texte »La cartomancie du territoire », premier volet du projet »Réserves ». Un texte né de mois qu’il a passé à arpenter les réserves autochtones au Québec.
1.La blessure et l’espoir
Derrière le rideau d’arbres le long des routes canadiennes, il y a la coupe à blanc. Derrière les visages des autochtones, il y a une blessure profonde. C’est elle que Philippe Ducros est allée chercher. À ceux qui diront qu’il ne montre que le côté obscur, il répond que c’est bien la réalité pourtant, celle dont personne ne parle : les enlèvements des femmes autochtones, le taux de suicide, l’alcoolisme, le taux d’incarcération. Et que c’est dans le geste artistique de vouloir faire sortir tout ça que réside l’espoir.
2.Le passeur des voix des colonisés
Philippe Ducros ne se contente pas d’être le témoin de la réalité autochtone ou des autres réalités cachées qu’il a été chercher en République Démocratique du Congo, en Chine ou encore en Palestine. En étant l’oreille puis le passeur de ces sans-voix, il tire une réflexion globale sur le colonialisme et sur lui-même, en tant que Québécois, c’est à dire à la fois colon et colonisé.
Mettre des mots sur ce qu’on ne veut plus nommer. Parce qu’il y a une blessure et qu’on a retiré à des gens les moyens de se penser et de s’exprimer. Parce que les outils traditionnels où se forgent la pensée – l’école, les journaux, la culture – sont des marchandises. Écrire, pour Philippe Ducros, c’est commencer à se libérer des oppressions culturelles, politiques, territoriales qui pèsent sur les peuples et sur les individus.
Conscient d’utiliser un médium qui touche un public ciblé, Philippe Ducros trouve dans le théâtre et en particulier au festival Famais Lu un laboratoire d’idées, encore préservé de la dictature du rire et du divertissement. C’est aussi un médium qui nécessite moins de moyens que le cinéma. Voyageur qui a construit son identité sur les routes, Philippe Ducros propose un théâtre québécois qui sort de la thématique identitaire en parlant de sujets habituellement couverts par les reporters de guerre.
We are not legends nest pas encore un documentaire ni un film. C’est à l’heure actuelle le projet d’une rencontre entre une jeune comédienne belge, Hélène Collin, et certaines communautés autochtones du Canada, en particulier les Atikamekw de Wemotaci. Une rencontre dont Hélène fait son art le plus abouti.
1. La rencontre, le processus (10’24)
Dans une société où l’on s’attend à ce que chaque individu planifie clairement son parcours académique et professionnel, Hélène retrouve dans cette expérience le plaisir de se laisser étonner.
2. Le ravissement de se laisser étonner (5’54)
Au départ de « We are not legends », le désir de sortir les Amérindiens des clichés dans lesquels ils sont enfermés. Les regarder pour ce qu’ils font et non pour ce qu’ils nous semblent être, des gens figés dans leurs légendes folkloriques ou dans leur état d’assistés sociaux. Faire comme eux : regarder les gestes des gens.
3. La langue, les gestes, défaire les clichés (9’13)
4. Hélène répond au questionnaire (4’13)
Nous avons eu le privilège de nous entretenir avec Hélène quelques heures avant son départ pour la Belgique, après un an passé au Canada…son départ, son retour ?
Cet été aura été marqué dans notre quotidien médiatique par les horreurs qui se déroulent à Gaza. Tous les médias sont sur le qui-vive, les médias sociaux diffusent les pires images et vidéos d’enfants tué, mutilés, de mères hurlant et se frappant la poitrine. Les juifs et les musulmans du monde entier se prennent en photo pour montrer leur amour réciproque, deux fillettes palestiniennes protestent en affichant « Hug a terrorist » à Toronto. Qui n’a pas réagi ? Avec sa colère et son message de paix. Magnifique exemple de solidarité entre êtres humains.
Pourtant, chez nous, sur notre territoire, un autre peuple subit depuis…plus de trois cents ans l’occupation de leur territoire, l’humiliation, le contrôle de leurs vies. Il y a deux semaines, les Anishnabe de la réserve faunique de la Vérendy, à 300 km de Montréal, passaient en cour contre les coupes sauvages de compagnie Louisiana Pacific. Les médias qui ont couvert cet événement se comptent sur les doigts d’une main. Quelques lignes, et des photos avec une poignée d’Amérindiens faisant barrage pour empêcher…pour empêcher quoi, au fait ? Qu’on coupe des arbres ? Qu’on détruise un territoire ?
Par quel procédé étrange sommes-nous plus touchés par la cause des Palestiniens que par celle des Amérindiens ? Bien sûr la mise à mort des Amérindiens fait moins de bruit. Ici pas de bombes. Seulement le discret enlèvement de 20 000 enfants entre les années 60 et 80, l’interdiction de parler leur langue. Ici les femmes pleurent en silence leurs enfants enlevés, leurs filles violées, ayant perdu leur langue, leur dignité. Condamnés au bannissement sur leurs propres terres. La mise à mort se fait lentement, proprement. Par la perte de la langue, l’assistanat. Alors ils accélèrent le processus, ils en ont marre : ils boivent.
Non, décidément, cela n’a rien à voir. On ne peut pas comparer le grand mur aux réserves, les morts si rapides à la lente destruction d’un peuple, le non respect des accords au non respect des accords. La haine qu’on croit raciale ou religieuse à la bienveillance paternaliste du Blanc sur les enfants Amérindiens qui sont assignés à résidence moyennant des aides sociales – c’est à dire un assouvissement total. La négation d’un droit à un État à la lente confiscation de ce qui fait un peuple libre, autonome, des humains dignes.
Ce qui est en jeu dans cette coupe d’arbres, c’est non seulement l’asservissement d’un peuple, mais aussi notre rapport à ce qu’on appelle pudiquement l’environnement, qui est tout bonnement ce qui nous fait respirer, boire et manger. C’est aussi l’intégrité de notre nation, de nous canadiens, québécois, et plus loin, en tant qu’humains, notre capacité à nous préoccuper de ce qui se passe ici et maintenant. Trois combats en un, disponible ici, chez nous.
Bien sûr, c’est plus confortable de se battre pour un conflit qui se déroule à l’autre bout du monde. Pour ceux qui souhaitent continuer ce combat, sachez que les Tibétains et les Congolais subissent un génocide depuis des décennies, le Congo ayant atteint le fameux chiffre de 6 millions de morts. Et 1,2 millions de morts pour les Tibétains. L’horreur ne se mesure pas aux chiffres, et on ne peut pas défendre tout le monde. Au Tibet ou au Congo, il n’y a pas de médias, pas de pétrole, pas d’enjeux internationaux. Pas de quoi nous expliquer que c’est important. En effet, l’horreur se mesure plutôt à l’indifférence dont nous sommes capables, et peut-être, au choix que nous faisons chaque jour de considérer que tel peuple a droit à notre empathie, et tel autre à notre indifférence.
Des juifs canadiens affirment avoir honte de ce que fait Israël. Qui aura honte pour le peuple canadien ? Est-ce que trois mille personnes se rassembleront pour défendre les Amérindiens ? Est-ce qu’un boycott sera organisé pour bloquer les produits de Louisiana Pacific et des autres compagnies ? Ici et maintenant, nous pèserions tellement plus.
Chacun de nous choisit ses combats. Tous se valent, tant qu’il y aura de l’injustice et de l’humiliation. Pourtant, celui qui défend une cause silencieuse mène deux combats. Et celui qui se bat pour ce qui se passe chez lui prépare le demain de ses enfants. Si nous sommes trois milles pour les Palestiniens, soyons deux fois plus nombreux pour les peuples qui s’écorchent aux barbelés du silence. Et soyons dix fois plus nombreux quand ce silence, c’est le nôtre.