Je n’arriverai jamais à ne pas voyager chargée. Pourtant j’ai toujours à peu près un demi sac à dos de vêtements pour plusieurs semaines. Le reste, c’est du matériel pour le travail. Cette fois : guitare sur le dos, ampli sur le chariot, sac à dos en main, sac avec micro en bandoulière…tout ça à faire entrer en une fois dans le wagon, car la légendaire patience des Français quand il s’agit de monter dans un wagon ne me permettra pas de faire deux voyages.
Le wagon est déjà presque plein. Mon entrée ne passe pas inaperçue. Chariot replié, ampli bien calé, sac à dos déposé dans un coin en attendant de pouvoir retraverser le couloir pour aller le chercher, guitare en avant pour passer dans le couloir étroit. Un voyageur déjà installé me dit : « Vous allez nous jouer une chanson ? » Cette phrase peut être la plus flatteuse et la plus méprisante à la fois, selon comment on la dit. Si c’est sur le ton « Allez l’artiste ! Joue-nous un air ! » on répond : « Et toi tu es kiné ? Allez tu vas bien me faire un p’tit massage gratuit en dehors de tes heures de travail ! Ah non tu es plombier ? Un petit coup de vis ? » Mais quand elle est demandée sur le ton de : « Que ça me ferait du bien, si vous vouliez bien ! », difficile de résister.
Mon siège est tout au fond, juste devant le rack à bagages. Tant mieux, je serai tout près de la guitare. J’ai dormi trois heures, il est 8h15, le train part dans 15 minutes. Pendant le voyage je dois écrire des articles. Pas question de dormir. Je retourne voir l’homme assis à trois rangées de là et je lui dis que si je chante quelque chose je devrai le faire du fond du couloir et avant que le train ne démarre.
J’ouvre mon étui et me prépare à chanter, armée de ma voix du matin. Ce sera La llorona. Je ne dis rien, je commence. Les gens se retournent, les enfants se mettent debout sur leur siège. Les écouteurs se défont des têtes. Au bout de 28 mesures, l’homme assis juste devant moi retire son casque brutalement, se retourne et me dit bien fort pour que tout le monde entende : « Dites, on n’est pas dans le métro ici ! Allez faire ça ailleurs. »
Stupeur et murmures dans tout le wagon.
– Mais Monsieur…enfin…
– Mais laissez-la faire une chanson, nous ça nous fait du bien.
– En quoi elle vous dérange ?
– Elle en fait juste une.
L’homme fait front : « Et bien si vous voulez des chansons, allez dans un autre wagon avec elle. » Consternation et soupirs. Les regards se tournent vers moi. Je souris. Je trouve le moment assez délicieux. Je finis par m’adresser au perturbateur perturbé :
« Vous savez Monsieur, je ne fais pas la manche, c’est un cadeau que je fais, parce qu’un passager me l’a demandé.
– Écoutez je suis fatigué, je me suis réveillé à 5h, de la musique j’en entends tout le temps, tenez vous voyez… » Il soulève un coin de son casque pour me faire entendre des sons qui cognent. « Là j’aimerais dormir. » Sa compagne essaie de le calmer.
L’homme a tout de l’individu frustré sur qui pèse le poids d’une vie qu’il subit. Celui qui part le matin la gorge serrée et rentre chez lui en traînant des pieds, s’affale sur le canapé devant la télé, mange sans plaisir, pour tout recommencer le lendemain. Celui qui n’a même plus idée que les relations humains puissent être basées sur autre chose que ce qu’il subit à longueur de journée et qu’il reproduit : compétition, obéissance, méfiance. Et qui, en bon Français, renvoie l’agressivité qu’il subit sur d’autres, prenant son mécontentement pour le signe d’une supériorité. Et toute tentative de remettre en question son agressivité reviendrait à nier la souffrance qui s’y exprime. Cet homme a besoin de la confrontation. Il la veut pour exister, pour se reconnaître comme celui dans le wagon qui n’en peut plus et qui a besoin de calme…musique à fond dans les oreilles.
Je monte le capo d’une case et reprends la chanson un demi-ton au-dessus. Leur offrir ce moment devient un droit à réenchanter le monde, à retrouver ce qui nous lie, à réinvestir les espaces publics. C’est aussi le désir du partage qui l’emporte sur le désir du repli.
Les fronts se déplissent. Applaudissements et mercis à la fin. Le train démarre.
Dans le wagon, quelque chose a changé. Parce qu’ils ont partagé ce moment de surprise, d’accueil du cadeau, d’indignation contre le passager excédé, de soulagement en voyant que je reprenais, ils sont maintenant liés. Ils se regardent, ils ont conscience les uns des autres. Ce ne sont plus des individus isolés qui s’évitent le plus possible. C’est pour ça que les hommes ont inventé la musique. Pour créer du lien, injecter une force collective, apaiser les tensions. Renverser tout ce qui peut mener à un état de guerre.
L’homme est mon voisin de couloir. Il finit par s’endormir, la musique crachant encore dans ses écouteurs. Je sais que rien ne le reposera. Qu’il ne prend des vacances que comme il s’affale devant sa télé, pour mieux recommencer après. Qu’il ne s’autorise pas un vrai pas de côté, une autre manière de voir le monde et sa propre vie. Je lui griffonne un mot, le plie en huit et prévois de lui déposer sur sa tablette en m’arrangeant pour pouvoir être en une seconde à l’autre bout du couloir, avec toutes mes affaire, pour ne pas lui laisser l’occasion de me le rendre.
Je ne sais pas si ce sont les vacances qui ont mis les gens dans cet état de réceptivité. Peut-être qu’en plein mois d’octobre ils auraient tous râlé autant que lui. Mais je sais aussi qu’il faut si peu…si peu pour gratter cette foutue carapace. Les gens ont encore soif de partage et de beauté.
Quand je vais me dégourdir, les regards se lèvent quand je passe, les sourires éclairent les visages. Une fillette de cinq ans me demande : « Est-ce que tu vas encore te faire disputer si tu chantes ? » Tout dépend de la société que tu fabriqueras, ma puce.