J’ouvre le mail. J’attends cette réponse depuis deux ans. L’éditrice autrefois intéressée ne donnait pas de nouvelles. Je relance régulièrement, pas trop pour ne pas harceler, assez pour montrer que je ne lâcherai pas. Art subtile que j’ai mieux forgé au fil des années que mon art littéraire. Le mail me revient. J’appelle. Miracle, on me répond. Je fais l’étonnée. Je nomme l’éditrice par son prénom, histoire de montrer que je ne suis pas n’importe qui, que déjà une certaine complicité s’est installée. J’arrive à obtenir qu’on me passe un éditeur. Charmant. Il me donne son adresse. C’était il y a trois mois. Sa réponse vient d’arriver. Il a fait vite.
Ça me cogne dans les tempes. Je connais ces coups-là. Ça n’est pas du découragement. On ne me dit pas Je n’aime pas votre style, Ce que vous faites est mauvais. On me dit J’aime, Votre textes est de qualité MAIS… mais le marché, mais l’époque, mais surtout, la forme courte sans récit… Ce ne sont pas des formules de politesse que le stagiaire envoie à chaque refus. Je les connais, j’ai été ce stagiaire.
Ce refus, c’est ce que j’ai entendu à chaque fois que j’ai rencontré un journaliste, directeur de revue ou producteur d’émission. « Ah si vous étiez née il y trente ans ! », « Si on était il y a dix ans ! On aurait sûrement travaillé ensemble ! » « C’est tout à fait notre ligne éditoriale et c’est ce qui a si bien marché. Mais aujourd’hui… »
Je ne connais rien de pire que le sentiment d’impuissance. Celui qui ne te laisse même pas la possibilité de te remettre en question, de te donner un coup de pied au cul, de te dire Allez ! Au boulot ! Tu regardes autour de toi, ton pauvre bouquet à la main, et tu te dis J’ai fait quelque chose de beau et d’utile. Le monde me le dit, et le monde n’en veut pas.
Dans le premier portrait sonore que j’ai réalisé, Hella l’éleveuse de chevaux parlait de ce sentiment mais dans l’autre sens : « Au moins vous pouvez vous dire J’ai fait le maximum. Ça n’a pas marché parce que le contexte, ou les autres n’étaient pas prêts, mais au moins j’ai tout essayé. On se sent beaucoup mieux après. » Pour moi, c’est tout l’inverse. Je déteste les jeux de carte où si je perds je ne peux pas me dire que j’ai fait des erreurs. Je préfère toujours quand c’est ma faute. Comme ça je peux agir dessus. Je préfère me dire Je ferai mieux que Je ne peux rien faire.