C’était un café associatif de l’est de la France. Je m’attendais à devoir jouer coincée entre l’entrée et la porte des toilettes. En entrant je trouve une salle immense, et une scène en vieux plancher à 1,50 mètres du sol. La trappe pour le souffleur marche encore. C’est un ancien théâtre de ville. Projecteurs, ingé son, tout y est. Avec de la poussière et du bordel. Enfin je vais pouvoir habiter à nouveau l’espace de la scène.
Fin de spectacle. Je signe quelques livres et la table en bois où tous les artistes de passage ont gribouillé. Il ne reste presque plus personne. Deux fillettes s’approchent de moi, la démarche timide mais le regard audacieux. Je leur demande si elles veulent quelque chose. Elles secouent la tête et la plus jeune parvient finalement à dire : « Vous chantez bien ! » Sortir cette petite phrase semble l’avoir épuisée.
Je ne la laisse pas repartir. D’ailleurs elle n’a pas envie. Elle a sept ou huit ans et nous causons comme deux vieilles âmes. Je finis par lui demander si elle joue de la musique. Elle me dit « Oui, du clavecin – Du clavecin ? Tu es sûre ? Tu veux dire un clavier, comme un piano mais électrique ? – Non, un clavecin, le vieux instrument comme avec Mozart. » Et toc.
Je lui propose de me raconter ça pendant que je remballe mes affaires. Elle hoche la tête, le visage rouge comme si elle allait exploser, et repousse son petit frère qui n’arrête pas de lui tirer le bras de cette autorité des enfants rois. Son amie a fini par s’éclipser et à rejoindre les adultes.
Elle me suit dans la loge. Je me dis qu’elle se souviendra de cette soirée. Je sais que rien n’arrive comme dans les films, mais elle doit se dire que finalement, un peu quand même. J’aurais aimé qu’un artiste un soir m’invite dans sa loge, comme un grand frère. Je me souviens avoir été un matin déposer une lettre au théâtre où se produisait la chanteuse Juliette. J’avais mis quelques heures à la rédiger, cette lettre, j’avais mis ma paye de deux spectacles pour m’acheter un billet, étant par hasard de passage dans une ville où elle se produisait. J’avais fait le tour des personnes que je connaissais pour me trouver un canapé à squatter, au sixième étage sans ascenseur où j’ai dû monter tout mon matériel en quatre voyages. J’étais venue l’après-midi au théâtre pour qu’on lui remette la lettre, ce qui avait été chose faite. Le soir après le spectacle, je l’ai vue signer des autographes et poser pour des selfies. Et puis rien. Je demande. On me dit qu’on a dû lui transmettre. Je ne suis rien d’une grande vedette mais ce soir-là, en emmenant cette fillette dans ma loge, en lui proposant de grignoter ce qu’on m’y avait mis, en lui disant : « Tu me donnes un coup de main ? » en lui tendant quelques affaires à sa mesure, je me suis un peu vengée.
Nous repassons par la salle les bras chargés. Ses parents attendent en tentant de canaliser l’intenable petit frère. Ils veulent y aller. La fillette ne lâche pas sa cargaison. Je leur dis qu’on revient, et nous nous faufilons vers la sortie. Je l’aurais bien emmenée boire un chocolat chaud. Elle aurait sans doute accepté avec ce naturel qu’elle avait comme si tout ça était évident, et en même temps les yeux brillants de fierté.
En la voyant rejoindre ses parents, je réalise à quel point ils ne se ressemblent pas. Éteints, abrutis par quelque chose d’indéfinissable, ils ont l’air de s’être roulés dans une matière qui leur colle à tous les gestes. « Une espèce de graisse autour du cœur » dirait Brel. Sortant de son sac à main les bonbons que le gamin réclame, la mère m’adresse un sourire faux avec une aisance qui me fait frémir. À aucun moment ils ne sont curieux de ce que leur fille vient de vivre. Décidément, les fruits ne tombent pas tous du même arbre, et les chiens peuvent bien faire des chats. Cette fillette était une fleur poussée sur le bitume. J’espère seulement qu’elle aura le temps de s’ouvrir.
Sarah Roubato a publié :
Partout en France et ailleurs, ils sont sur le point d’avoir trente ans. Une foule d’anonymes qui cherchent à habiter le monde ou à le fuir, à dessiner leurs rêves ou à s’en détourner. Au cœur du tumulte, ils s’interrogent, se font violence et ce sont leurs voix que l’on entend se déployer
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Une jeune femme écrit à un adolescent et lui propose d’envisager son avenir avec un autre regard que celui qu’on lui a appris, pour faire face à un monde qui change et qu’il va devoir réinventer. Une lettre qui résonne à tout âge pour ceux qui ont eu envie de quitter les chemins tout tracés et à qui on a dit que c’était impossible.
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Un recueil de lettres adressées à toutes celles et ceux, même s’ils ne peuvent pas répondre, qui peuplent la solitude d’une jeune femme éprise de la beauté du monde. Comment la dire, comment la préserver, comment y participer, alors que des forces contraires – l’hyperconsommation, les renoncements politiques, l’ambivalence du progrès technologique – nous isolent toujours plus les uns des autres ?
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