63, 64…65 likes déjà. Pour une photo de ma bouille. Les émoticônes et les points d’exclamation fusent. Publier cette photo, c’était un test. Rien que pour me rappeler dans quel monde il me faut bien vivre.
Ces dernières semaines, au milieu de publications importantes, j’ai publié des posts témoins : une photo de moi, une photo de mon livre exposé dans une librairie, l’annonce de la sortie de ce que j’appelle un album mais qui n’est en fait qu’une série de captures de mon chant. Car un album, c’est une œuvre avec derrière une conception, des arrangements, des musiciens, une équipe, un son particulier qu’on va chercher. Ce n’est pas une fille qui fait des bornes pour le studio le plus proche où le pied de micro se fixe au scotch, où il fait froid, où ça sent le tabac, où l’ingé son fait poper dans mon oreille un bruit insupportable dès qu’il coupe le son de sa pièce parce qu’il oublie de baisser le volume avant de déconnecter, où surtout il n’y a personne pour orienter mon travail. Seulement un exécutant qui capte un son. Mais appelons ça un album et faisons mine que c’est enfin ! l’album du spectacle tant attendu…
Entre ces joyeuses annonces, je poste ce qui me travaille réellement, ce sur quoi j’ai besoin d’une réponse du public : une vidéo racontant comment on se sent quand des gens venant à une veillée partent enchantés sans rien laisser dans le chapeau, un questionnaire pour comprendre comment ils perçoivent la vente de son, un appel pour que quelqu’un m’aide à traduire mon site… 1 like….2 like. Aucun partage.
Les murs des réseaux sociaux sont moins des lieux d’échange que des lieux de représentation. Ce n’est pas la communication qui prime, c’est avant tout le geste d’afficher une image de soi et d’en récolter le plébicite. Je n’ai pas besoin d’un mur virtuel pour construire l’image de l’artiste que je suis. Mais j’en ai besoin pour atteindre des gens pour qui mon œuvre n’existerait pas, recevoir leurs conseils leurs critiques et leurs propositions. Et je me rends compte que la plupart préfère liker la photo d’une belle fille que partager une demande pour lui donner un coup de pouce.
Dans Les feux de la rampe, Chaplin-Calvero parle du public ainsi :
« You love the public too much.
– I’m not so sure. As individuals yes, there is greatness in everyone. But as a crowd, they’re like a monster without a head who doesn’t know which way to go.”
“Vous aimez trop le public.
– Je n’en suis pas si sûr. En tant qu’individus oui, il y a de la grandeur en chacun. Mais comme foule, c’est un monstre sans tête qui ne sait pas de quel côté tourner. »
J’avais imaginé que, dans le mouvement qu’on observe aujourd’hui où les citoyens veulent être plus intégrés à la vie politique, où les consommateurs sont avides de connaître ce qu’ils achètent et de fabriquer eux-mêmes certains produits, où les lecteurs s’abonnent à des médias indépendants, ils voudraient un autre rapport à l’artiste. Où le public serait un membre actif de l’œuvre, dont l’artiste n’est pas le propriétaire mais le passeur. Autre chose qu’un public passif recevant un produit à consommer. Je ne sais pas si j’arrive trop tard ou trop tôt, mais j’ai bien l’impression de ne pas être dans les temps.