Comment ça va, mon vieux ? Oui je sais, ça fait longtemps que je ne suis pas venue. Il n’y a plus que la lumière qui te rend visite tous les jours. Elle ne doit pas trouver grand-chose à refléter, à part des poutres rongées par les mites et la mousse qui danse toute seule au fond de ton bassin. Tu as dû en avoir belle vue dans le temps, toutes ces poitrines qui rebondissent au-dessus de toi, ces bras vigoureux qui battent et tordent et pressent le linge. Et les bavardages, les ragots, les secrets… Pendant des siècles tu as été pour les femmes un défouloir, un confessionnal, un lieu de rêverie, un point de renseignement, un tribunal.
Tu n’as pas grand-chose à voir avec les bassins ni les fontaines des places. Majestueuses, protocolaires, au garde-à-vous, elles gardent la mémoire des vies de nos villages et de nos villes, et se racontent dans les guides. Toi tu racontes une autre histoire, planquée en contrebas, dans le linge sale. Des mots bruts, sans mise en scène. Les rires des gosses, les promesses des amants. Les médisances et les confidences. Les regards qui s’évitent et ceux qui se cherchent. La bretelle qu’on replace et le sang qui monte aux joues quand on répond Bonjour à celui qui passe. Les gosses impatients qui tirent sur la jupe, les services qui se rendent et les comptes qui se règlent.
L’humain, on peut dire que tu t’y es frotté. Tu as respiré son linge sale. Le sang qu’on exhibe, celui des premières règles ou de la nuit de noces, et celui que l’on cache, quand cinq mômes ça suffit. Les fluides des naissances et des maladies, les draps du grand-père qu’on a veillé et ceux que le mari a déserté. Les linges pour laver le sol, pour panser les entailles, pour moucher les gosses, pour envelopper les agneaux.
Aujourd’hui il n’y a que les touristes qui s’arrêtent près de toi le temps d’une photo pittoresque. Parfois un marcheur vient frotter sa botte crottée contre toi. Un chien errant lape quelques coups. Des oiseaux écrasés par la canicule viennent chercher de l’ombre.
J’ai toujours aimé là où l’eau rejoint la pierre : le petit pont au-dessus du ruisseau, le torrent qui se déverse au milieu des gorges, la mer qui claque sur les rochers, la goutte d’eau du stalactite qui creuse la roche. Il y a quelque chose qui lutte et quelque chose qui se dépose en même temps.
Pour les naufragés de notre époque, tu es un écrin d’immobilité et de silence. Un bâtiment inutile qui accueille tout ce qu’on veut bien y déposer. Un abri, entre eau et pierre, pour tous les cris qu’on ne pousse pas.
Maintenant que tu es devenu inutile, tu vas peut-être devenir essentiel. Dans le monde de l’affichage permanent, des photos qui circulent, qui se partagent qui se cliquent, ton miroir vide est l’un des rares où l’on a encore une chance de se retrouver/rencontrer.