Un ouragan microscopique
Bien vu ! Il fallait frapper un grand coup. Les feux d’Amazonie et d’Australie ? trop lointains. Les inondations et les tempêtes ? pas encore assez spectaculaires. Les crises financières ? Rattrapées in extremis. Les mouvements sociaux massifs ? pas assez organisés pour renverser les gouvernements. La mort du vivant ? trop lente à l’échelle des vies humaines. Il fallait quelque chose qui aille plus loin qu’un émoi médiatique éphémère ou le blocage temporaire d’un pays. Qui nous tétanise. Quelle trouvaille ! Un ouragan microscopique qui déferle sur nous. Qui paralyse d’un coup tout ce qu’on croyait voué à poursuivre sa cadence inexorable. Un fautif sans visage, qui révèle toutes les failles de ce monde que nous avons créé.
On a vu les eaux claires de Venise et les scènes de panique pour se ruer sur les pâtes et le PQ. On a vu les concerts de balcon en Australie et les mots de soutien dans les ascenseurs. L’extraordinaire créativité des artistes aux lendemains menacés et l’héroïsme des soignants. Les pique-niques en bord de Seine et les applaudissements à 20h. Car c’est là votre terrible beauté : vous révélez les fragilités mais aussi les forces, les égoïsmes et les héroïsmes. Il n’y a que face à vous que l’être humain s’interroge et envisage enfin de changer. En frappant le monde entier, en rendant chacun vulnérable, vous nous obligez à tout remettre en question. L’interdépendance des pays sur des biens essentiels comme les équipements médicaux, celle de nos activités envers ce qui vient de loin, la fragilité des équilibres financiers et planétaires dès lors que la machine est ralentie. La pertinence de pouvoir contrôler nos frontières, le rapport entre dirigeants et citoyens quand il s’agit de nous protéger. On découvre sans grande surprise que les milliards se trouvent quand on le veut bien, que les cotisations peuvent être suspendues, que la sacro-sainte rigueur budgétaire qui étranglait les services publics, en particulier les hôpitaux, pouvait être desserrée. On découvre aussi, avec plus de surprise peut-être, comment habiter autrement notre temps et nos espaces de vie.
Autre temps, autre espace à habiter
Pour beaucoup, tout est en suspension, pendant que pour d’autres, ceux dont on découvre d’un coup le rôle essentiel dans nos sociétés, c’est l’accélération infernale. Et pourtant, tétanisés, inquiets, tendus, nous sentons qu’il y a là une ultime leçon à tirer.
Depuis nos fenêtres, on assiste à ce qui pourrait ressembler à un monde sans nous : un monde qui respire et qui chante, où le vivant reprend sa juste place. Une fenêtre miraculeuse offerte comme on forcerait un gamin borné à regarder ce qu’on cherche à lui montrer depuis longtemps. Une fenêtre ouverte aussi sur nous-mêmes : freiné dans sa consommation, chacun se retrouve face à ce qu’il est quand il n’est plus le consommateur voué à faire tourner la machine : un parent, un conjoint, un enfant, un voisin, un citoyen. Voilà que ce repli sur soi nous invite à nous ouvrir aux autres, et à prendre conscience de ce à quoi nous participons. Ce que je fais et ce que je ne fais pas a donc un impact en dehors de moi… une évidence que notre culture d’homo consomicus a mis quelques générations à effacer.
Voilà que nos lieux de vie deviennent autre chose qu’un dortoir : un espace de travail, un lieu de scolarité pour les enfants, une aire de jeu, un espace de sport. Tout doit se passer dans 50 ou 200 mètres carrés. L’enfer pour les uns, la redécouverte pour les autres. Les parents doivent assumer le rôle d’instructeur et en découvrent toute la difficulté. Les enfants découvrent parfois leurs parents en train de travailler, et doivent apprendre à respecter ce moment. Ces enfants qu’on gave habituellement d’activités et de savoir vont peut-être réapprendre à s’ennuyer, à se relâcher, à devenir acteurs de leur temps, à dormir le temps que le corps a besoin.
Pendant que le temps bat son terrible compte à rebours pour les petits paysans privés de marchés, s’accélère pour les soignants, les travailleurs de l’agro-alimentaire, et pour tous ceux qui emballent les colis et les repas que nous commandons, pour d’autres, il s’étire. Ils se suspend. Il s’écoule à nouveau. Qu’allons-nous en faire ? Retrouver l’essentiel ? Recalibrer nos priorités ? Découvrir que nous savons nous adapter plus qu’on ne le pensait ? Que d’autres manières de travailler et de vivre en famille sont possibles ? Ou trépigner et se gaver d’écrans en attendant de pouvoir foncer à nouveau dans les magasins et les voyages low-cost ?
Un révélateur d’inégalités
Vous savez appuyer là où ça fait bien mal : sous votre pression, les inégalités et les fractures sociales se révèlent. D’abord entre ceux qui doivent rester en arrière et ceux qui doivent rester sur le pont : soignants, postiers, éboueurs, caissiers, paysans, transporteurs. Puis entre ceux pour qui l’arrêt de l’activité signifie un bouleversement de calendrier et un ralentissement de l’activité, et ceux pour qui elle est un danger de mort : petits commerçants, producteurs en circuits courts, indépendants, intermittents, intérimaires… Enfin les inégalités dans le confinement : ceux qui vivent à cinq dans 50 mètres carrés et ceux qui ont de l’espace, ceux qui sont en ville et ceux qui sont à la campagne, ceux qui vivent à la campagne et ceux qui s’y rendent en résidence secondaire, ceux qui ont des enfants et ceux qui n’en n’ont pas. Enfin entre nous et nos anciens, chez eux ou en institution, qui descendent d’un étage encore l’isolement permanent où nous les laissons.
Les plaies s’ouvrent. Et ce faisant, on apprend à les cautériser. De nouvelles solidarités émergent. Des avocats ont créé un collectif pour offrir gratuitement des conseils. Les soignants témoignent d’une entraide entre différents services qu’ils n’avaient jamais cru possible. Ce qui était autrefois et encore dans certains pays un geste naturel et que nous avons transformé en service payant, nous le redécouvrons comme un devoir citoyen : les voisins se gardent les enfants, les jeunes de l’immeuble vont faire des courses pour les personnes âgées qu’ils saluaient à peine il y a quelques semaines, dont ils ignoraient sans doute le nom. Est-ce là un feu de paille solidaire ou bien le début d’un nouvel agencement des relations sociales ?
Un accélérateur de transitions ?
Ceux qui croient en une volonté supérieure font déjà de vous l’outil d’un juste rétablissement des équilibres que nous avons détruits. L’avertissement suprême. Nos cerveaux ont toujours besoin de sens. S’il doit y avoir un sens, à nous de le conquérir. On entend déjà le refrain « Plus jamais comme avant » que l’humain a persiflé à toutes les heures des grandes catastrophes, avant de s’enfoncer encore plus vite dans sa folie.
Alors, pour ceux dont la mobilisation consiste à rester chez soi, prenons le temps de nous interroger sur ce à quoi nous participons. Car l’être humain a aussi cette capacité exceptionnelle de transformer le tragique en potentiel de création, l’inacceptable en une chance, l’injustice en nouvelle raison d’espérer. Les impératifs sont déjà là et se préciseront : réinvestir le local, tendre vers l’autonomie, baser nos vies sur autre chose que la consommation, faire de l’entraide et de l’engagement citoyen un outil de cohésion sociale, retrouver une liberté individuelle qui respecte toujours le bien-être collectif.
Quand on pourra à nouveau sortir, quand les JT égrèneront les chiffres de la reprise, quand il sera à nouveau temps de se ruer sur tout ce qui est inutilement fabriqué à l’autre bout du monde, quand à nouveau on passera devant son voisin en s’arrachant à peine un bonjour, que chacun reprendra sa course effrénée pour suivre la maxime Travaille pour consommer, consomme pour te reposer de travailler, quand les paquebots géants envahiront à nouveau Venise, que les oiseaux de nos villes chanteront sans qu’on les entende, que restera-t-il de ce formidable levier de changement que vous nous tendez ? Le plus grand danger serait un retour à ce que nous appelions « la normale ». Alors vous reviendrez, sous des formes que nous ne pouvons même pas imaginer. Osons donc le seul héroïsme qu’il nous reste : celui d’exiger un changement radical. Car il est temps.