Je vous écris, sachant qu’à la fin de cette lettre une autre partie de vous sera déjà consumée. Il est sans doute bien tard, mais je préfère m’adresser à vous tant que vous existez encore. Car aussi impressionnant que soit le feu qui vous dévore en ce moment, aussi loin que peuvent s’étendre les chiffres des kilomètres carrés dans les colonnes des médias, nous savons bien, vous et moi, que ce n’est là que le début. Et que dans ce craquement et ces cris du vivant calciné, c’est la naissance d’un nouveau monde qui s’annonce.
Il y a peu, une autre vieille dame brûlait de ce côté-ci de l’océan. Aujourd’hui elle ne sonne plus. Elle, chef d’œuvre d’humain que nous avons cru éternel, Vous, chef d’oeuvre naturel que nous avons cru notre propriété. L’Histoire et la Nature grondent contre les hommes. Devant la cathédrale, nous assistions à la destruction accidentelle de notre oeuvre. Devant vous, nous assistons à la destruction consciente et criminelle de ce que nous avons cru notre oeuvre. Car derrière chaque arbre, chaque fleur, chaque animal calciné, il y a le geste tout à fait banal d’un homme sortant du travail et courant au supermarché s’acheter un steak nourri au soja, il y a la femme qui regrette qu’ils ne vendent pas que des ailes de poulet ensemble car c’est ce que les enfants préfèrent. Il y a les yeux de nos ados s’allumant devant le pot de pâte à tartiner qui décime d’autres forêts tropicales. Ils ont entendu parler, mais après tout, un pot de plus ou de moins… Il y a tous ceux qui vont s’acheter du papier toilette molletonné tout doux pour nos fesses fragiles qu’il n’est pas question de laver à chaque défécation, et qui vaut bien que vos cousines les forêts boréales elles aussi soient décimées. Il y a tout ce qui est normal et qui nous constitue. Il y a aussi tous ceux qui posteront des émoticônes enragés devant les images de votre destruction. Il y a sans doute en fait, chacun de ceux qui sont en train de lire cette lettre.
Comme Notre-Dame, vous êtes un symbole. Et les humains ont besoin de symboles. Ils ont besoin du spectacle grandiose de l’horreur qu’ils créent et contre laquelle chaque individu consommateur, insignifiant et entièrement responsable, sait qu’il ne peut rien faire. On parlera donc de votre incendie plutôt que d’autres, comme on parle de certains génocides ou de certaines guerres et que d’autres restent dans le silence. L’homme est ainsi fait : il sélectionne, il trie, il tait. Regarder en face toutes les forêts qui brûlent, tous les océans et les rivières qui asphyxient, toutes les espèces qui disparaissent sous terre, dans les profondeurs, dans les airs, près de nous, nous rendrait fous. Ne pas le faire nous permet de prolonger ce mode de vie insensé qui est le nôtre. À choisir entre deux folies, préférons la plus confortable.
L’agonie du vivant n’est plus seulement dans le spectacle terrifiant des ouragans, des tsunamis ou des incendies. Il n’est plus seulement dans les cheminées qui noircissent le ciel et dans la terre éventrée des photos prises d’un avion. Elle se loge dans une motte de terre où il n’y a plus de vers, dans le recoin du pare-brise où aucun insecte ne vient cogner, dans le silence d’un printemps endeuillé du chant des oiseaux. Voici venu le temps de l’invisible agonie de la vie. Celle des particules de plastique dans les flocons des sommets désormais de moins en moins enneigés des montagnes, celle des perturbateurs endocriniens dans les micro-organismes aquatiques, celle des nanoparticules dans l’air. Cette agonie de l’infiniment petit est comme l’univers lui-même : trop grande, partout, constante… c’est trop pour nous. On la conçoit, puisque des scientifiques nous en parlent. Mais on ne peut en avoir conscience. Nos pauvres cerveaux d’humains ont encore besoin du spectacle unique et grandiose de la destruction.
Et vous voilà : « L’Amazonie brûle ! », « Le poumon vert de la planète est en feu ! ». Vous n’êtes pas le poumon vert de la planète. Vous ne produisez pas 20% de notre oxygène. Mais pour se soucier de la vie, l’Homme a besoin qu’elle lui soit utile. On mesure la gravité de la disparition des insectes aux conséquences sur notre agriculture, celle d’une inondation ou d’un ouragan à l’ampleur des dégâts pour les habitations et le tourisme. Je ne crois pas que nous ayons le temps de réformer les esprits. Alors au point où nous en sommes, allons-y… Si ce costume de poumon vert peut vous sauver je suis sûre que vous ne daignerez pas l’endosser.
Il est vrai que vous êtes parfaite pour le rôle. Vous êtes le plus grand écrin de biodiversité au monde : 40 000 variétés de plantes, 2.5 millions d’espèces d’insectes, 3 000 de poissons, 1 294 d’oiseaux, 427 de mammifères, 427 d’amphibiens et 378 de reptiles. Et quelque chose me dit que ce n’est là qu’une partie de ce que vous avez bien voulu concéder aux yeux des quelques humains fascinés par votre richesse. La diversité, voilà bien ce qu’il manque à tous les aspects de nos vies contemporaines. Notre société dite d’abondance est celle de la pauvreté : à vouloir des tomates toute l’année, on en autorise la vente de celles qui poussent vite, qui résistent aux produits dont on les asperge, qui se transportent et se pèsent facilement. Il existe pourtant des milliers de variétés de tomates. Et nous perdons ainsi la diversité des fruits, des légumes, des céréales, comme celle des arts, des machines et des points de vue. Nous cultivons des champs de monoculture ailleurs que sur la terre. Et nous asséchons les sols mais aussi les relations humaines.
On aurait presque envie de céder aux scénarios de science fiction et d’isoler certains spécimens d’humanité, gardiens d’un autre rapport au monde, pour peut-être un jour pouvoir le retrouver. C’est sûrement chez vous qu’on les trouverait. Car vous êtes aussi l’un des derniers territoires à abriter des Hommes qui ne connaissent pas « L’Homme Blanc ». Ou plutôt, qui ne veulent pas le connaître, car ils sont sûrement déjà allés observer ceux qui scient, qui transportent le bois, qui creusent la terre sur leurs abominables engins. Gardez-les donc, Vénérable Dame, ces Hommes qui vivent sans nous, aussi loin que possible de nous. Fermez sur eux un épais rideau vert. Comme il est bon de savoir qu’ils existent… L’Homme en marche vers sa propre destruction a toujours besoin d’une île au large de l’espoir, d’un territoire vierge de lui.
Si vous êtes refuge protecteur, vous êtes aussi le champ de bataille d’un nouveau type de guerre, celle qui ne s’enseigne pas encore dans les manuels d’histoire. Les guerres aux parcelles de terre à cultiver, aux contrôles des marchés de semences et des points d’eau, aux contrats avec les États. Des guerres où les avions ne larguent pas des bombes mais un poison qui ressemble à de l’eau, où les soldats portent masques et combinaisons, où leurs chars d’assauts sont des tracteurs, où le droit de couper et de semer s’achète au prix fort, à coups d’intimidation, de menaces et de corps poignardés. Ce qui ne change pas, c’est le regard des mères inquiètes scrutant l’horizon et criant à leurs enfants nés près de ces champs contaminés de rentrer, quand elles reconnaissent le bruit d’un avion ou d’un tracteur. C’est aussi la guerre des peuples autochtones qui réclament le droit de vivre avec vous dans un équilibre qu’ils sont les seuls à avoir su maintenir.
Vous ne le savez sans doute pas, mais vous vous étendez sur des territoires dont les logiques n’appartiennent qu’aux Hommes. En Colombie, au Pérou, au Brésil, au Vénézuela, en Guyane Française, au Suriname, en Guyana, en Bolivie, en Équateur. Votre survie dépend de facteurs qui vous sont totalement étrangers. Ces derniers jours, on s’horrifie d’un certain président pour qui vous n’êtes qu’un bassin de ressources à exploiter. Indignation juste mais mal placée. Nous avons aussi besoin de figures excentriques pour incarner au grand jour ce que nous commettons à petit feu. Celui-ci, qui délivre à tour de bras des permis de déforestation, qui souhaiterait qu’aucun centimètre carré ne soit habité par des autochtones, qui tente d’annuler tous les dispositifs pris pour votre protection, est parfait pour notre bonne conscience. On pourra hurler tant qu’on veut au monstre. Est-ce que cela rend plus tolérable la léthargie de nos gouvernements aux slogans beaucoup mieux affûtés que leurs actes ? Serons-nous moins sévères avec ceux pour qui la protection du vivant est un thème de séduction politique comme un autre, une série de mesures à distribuer selon les vents des élections, et non une vision du monde à imposer dans chaque recoin de la vie sociale ? Soufflons un peu devant le spectacle de ce fou qui a promis de vous faire la peau : chez nous, on parle d’écologie, on fait des efforts. Les gros pollueurs, ce sont eux, les Chinois, les Américains et les Russes. Et dormons tranquilles.
Symbole, écrin, refuge, champ de bataille. Protectrice et fragile, généreuse et vengeresse. Vous avez su concentrer bien des enjeux d’un monde où il se pourrait bien que nous nous perdions tous : Vous, moi, les exploitants véreux et les innocents consommateurs qui les font travailler, les défenseurs et les attentistes, les Il faut faire quelque chose et les Ça ne sert à rien. Nous allons donc partager les photos de vous, nous horrifier, boycotter le soja qui vient de chez vous. Et puis nous apprendront à fermer les yeux sur d’autres territoires moins prestigieux, d’autres écrins plus discrets, d’autres champs de bataille moins bruyants. À nous taire aussi devant notre voisin, notre collègue, notre famille pour qui tout cela n’est que sujet de préoccupation de bobo ou effet de mode. On préférera se dire sur le ton de la sagesse – mais la gorge enrouée – que chacun fait son chemin, que Moi je fais ma part et ça suffit.
Si je ne peux rien faire pour vous, la vérité est encore le moindre hommage que je vous dois. Alors laissez-moi vous dire ceci : n’espérez pas. Oui, aujourd’hui les caméras sont braquées sur vous. Car le voici, le nouveau monde : celui où l’Homme sait. Le siècle des Lumières a cru que le savoir pouvait éclairer. Nous avons réussi cette prouesse de créer un homme qui sait et qui continue son chemin vers le désastre. S’il y a encore quelque chose dans l’humain qui le refuse, nous avons simplement oublié de l’écouter. Alors, pardon. Pardon pour nous qui savons.