J’écris toujours par le milieu. Je vois mes personnage dans une certaine position, en train de commettre certains gestes. À une table devant son ordinateur près de la fenêtre, pour dire l’isolement derrière les écrans. À un balcon en train de fumer sa dernière cigarette, avant de reprendre un job alimentaire le lendemain. À la grille d’une école, à ne pas savoir comment son enfant est habillé. À la terrasse d’un café, gênés devant leurs verres qui ne se vident pas. Je les vois, ces gestes qui ont des formes humaines. J’essaye de saisir une situation, une relation particulière entre un individu et le monde. Une situation de rupture, de doute, de confiance, de colère, d’impuissance. C’est ça, que je veux rendre. Prélever directement le cœur d’une situation. D’où le personnage vient, ce qui lui arrive, s’il est issu d’une classe sociale aisée ou pauvre, s’il est blanc ou noir de peau, s’il est un homme ou une femme, c’est le dernier de mes soucis.
Je fais ce que je peux pour échapper à la description physique de mon personnage, pour éviter de lui donner un nom et une origine. Seulement j’écris en français. Et ce que je ne peux pas éviter, c’est de lui donner un sexe. Mon personnage doit être IL ou ELLE. Et presque à chaque fois, ce choix est forcé et sans raison.
Une fille dévale les marches sans regarder autour et sans se soucier si elle fait du bruit. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la fille, ce n’est pas de savoir qui elle est ni pourquoi elle quitte son compagnon. Ce qui m’intéresse c’est de saisir le moment de vérité ou on décide de partir, et où en descendant les marches, on sait que c’est pour ne plus jamais revenir.
À la terrasse d’un café une femme attend un rendez-vous qui ne vient pas. Qu’elle soit une femme n’a pas d’importance. Ici c’est l’attente que je veux décrire. L’état dans lequel on se met quand on reste disponible pour une autre personne qui nous ignore ou nous méprise.
Ces deux situations, tout le monde peut l’expérimenter, homme ou femme. Si je fais de ces deux personnages des femmes, alors je prends parti. Je défends une cause qui est celle des femmes maltraitées par les hommes. Créer un personnage féminin c’est avoir quelque chose à dire sur les femmes. Surtout aujourd’hui.
Bien sûr il arrive que le genre s’impose. J’ai quelques personnages typiquement féminins : la fillette de neuf ans qui attend son mari la nuit de noces dans Son petit paquet d’étoiles, les mères autochtones venues sur la Route des Larmes pour pleurer leurs filles disparues au Canada, la vieille femme qui se met à nu sans gêne devant moi. Quoique ce qui m’intéresse chez ces personnages, c’est le processus de soumission, c’est le deuil impossible quand on n’a pas le corps, et c’est le rapport à la pudeur.
J’ai des personnages masculins : le père qui attend son enfant à la sortie de l’école et ne sait pas comment il est habillé, le gamin congolais qui descend dans la mine (« Sourire de diamants », manuscrit inédit), l’homme afro-américain qui commence à avoir froid sur le bitume brûlant où le genou d’un policier le tient (« Froid sur le bitume », manuscrit inédit), scène que j’ai écrite cinq ans avant l’assassinat de George Floyd. Ces personnages racontent des injustices particulières vécues par des hommes.
Et d’autres personnages masculins par défaut : celui qui change son statut Facebook quand il vient de renoncer à son rêve, celui qui vient d’apporter son trente-sixième C.V. et attend dans l’ascenseur, celui qui court une nuit et regarde sa vie du haut d’une colline dans un instant de vérité, celui qui quitte tout après un burn-out et ne veut pas qu’on le retrouve… Ces personnages ne sont des hommes que pour éviter d’en faire des femmes. Puisqu’on nous rappelle sans cesse que parler des femmes c’est parler des femmes, et que parler des hommes c’est parler d’humanité.
Pendant des mois j’ai travaillé sur un manuscrit en laissant le nom d’un personnage enfant en blanc. À la fin, il fallait bien que je lui trouve un nom. Je l’appelais Sacha. Et je suis devenue spécialiste des tournures grammaticales en français pour éviter pour de genrer un personnage. L’expérience fut concluante : alors que rien n’indiquait le genre de l’enfant, tous les éditeurs qui lurent le manuscrit le prirent pour un garçon. En français, la neutralité est masculine. L’universalité est masculine. Qu’on se le dise.