Je fais un drôle de métier. Je sculpte une matière qui ne se touche pas, et je joue d’un instrument qui ne s’enseigne dans aucune école. Pourtant je fais mes gammes, et j’entends quand je suis juste ou quand ça sonne faux. Le matériau que je travaille est le plus ingrat, car tout le monde l’utilise – les riches et les pauvres, les cultivés et les ignares, les raffinés et les grossiers. Je suis une sorte d’orfèvre du recyclage. Je vais à la déchetterie de la parole humaine, et je transforme ce que je trouve en bijou. Je mets de longues minutes à retravailler une phrase, des jours à accoucher d’un texte, des années à reprendre un manuscrit.
Quelqu’un qui ne sait pas jouer de la trompette ne peut pas sortir un album. Mais quelqu’un qui ne sait pas écrire peut tout à fait sortir un livre. Pourtant, écrire ne suffit pas pour dire qu’on est artiste des mots. L’artiste des mots cherche une musique, un style, une manière, un regard qui lui est propre. Et dans le même temps, cherche à exprimer ce qui se dit de plus grand que nous dans les petites histoires particulières. Je n’écris pas pour moi, je n’écris pas pour me vider, je n’écris pas pour faire connaître ma petite histoire. J’écris pour faire toucher un bout de l’expérience humaine et celle du vivant. Je vais à la rencontre de ce qui se passe autour de moi et en moi, je le trempe dans une expérience collective qui me traverse, et je mets tout ça d’une recherche esthétique, c’est-à-dire de trouver un autre langage, une autre manière de raconter le monde.
On cherche un bassiste, on ne cherche pas un parolier
Le plus beau sentiment que j’ai connu, c’est quand un de mes textes est lu par des comédiens. Enfin, ces mots ne m’appartiennent plus. Portés par une autre voix, un autre corps, ils prennent une puissance dès qu’ils quittent la personne qui les écrits pour rencontrer la personne qui les incarne. J’aimerais écrire pour les autres. Mais qui cherche un écrivain, une conteuse, un parolier, une dialoguiste, un poète, une slameuse ? « On cherche un bassiste, une chanteuse, un infographiste… » Ils sont si nombreux, les artistes des mots de grand talent, qui écrivent pour leurs tiroirs, et sauraient pourtant donner le bon rythme, la bonne couleur qui ira à la personne qui les prononcera, comme l’arrangeur qui sait trouver les bonnes sonorités pour donner corps à une mélodie. Des mots mis au service de l’autre, pour rester fidèle à sa vérité, et relier son histoire à quelque chose de plus grand.
Mais les mots, c’est souvent ce dont on prend le moins soin. Par leurs corps et leurs voix, leur rythme, leur énergie et leurs mouvements, les artistes de cirque, de danse, de clown, de marionnettes, ou même de musique, nous emmènent très loin, très haut. Après un morceau, voilà qu’ils parlent… et là, bien souvent, on dégringole. Pourquoi ne pas faire appel à un artiste des mots pour écrire ces intermèdes ? Qui pourrait aussi faire passer un savoir scientifique de façon fluide, sans simplifier le propos, simplement en le rendant émotionnellement palpable. Donner à voir la beauté, la rareté, l’étonnement que peuvent susciter des observations du monde vivant ? Mais aller à la rencontre de photographes, illustratrices, marionnettistes ou musiciennes, et leur proposer des mots, ça fait prétentieux. Ça fait la fille qui se la ramène. De quoi tu te mêles ? Pour qui tu te prends ?
Les mots, l’enfant pauvre de la création
On n’a souvent dit : « Oh non, on ne veut pas travailler les mots, on veut rester simple. » Comme si on ne pouvait pas travailler à faire simple, comme si préparer les mots voulait dire faire quelque chose de lourd ou d’intello. La chanson bien écrite n’est pas forcément de la « chanson à texte ». Les vers ne sont pas obligés de rimer, et les phrases ne sont pas obligées de raconter une histoire. Les mots comme la musique sont capables d’être légers, pétillants, festifs, décontractés, comme ils peuvent être profonds, coups de poing ou chargés. Comme en musique, on peut construire une trame et improviser dessus.
Nous sommes à l’âge du visuel, et nous sommes à l’âge de l’individu. Pour être visible sur les réseaux sociaux, il faut de la photo ou de la vidéo. Tout le monde a besoin d’un bon site internet avec un beau visuel, un logo, une charte graphique. Même les musiciens ne peuvent plus envoyer seulement du son aux programmateurs. Et puis, nous sommes à l’âge de l’individu, du récit intime, de l’affichage de l’intimité, et de l’opinion personnelle déversées dans les médias. Chacun a envie de raconter sa propre histoire avec ses propres mots. On considère que l’autre n’est pas capable de me raconter, alors que raconter l’autre est la base de toute l’histoire de tous nos arts.
En France, l’art des mots justes reste largement cantonné à un milieu élitiste. D’excellents contenus proposés par des médias traditionnels ne sont suivis que par une niche et entièrement délaissés par la jeunesse. Dans la chanson, le petit monde de la « chanson à texte » s’enferme dans une nostalgie rive gauche idéalisée, avec ses statues, et délaisse la chanson populaire comme le slam ou le rap qui font pleinement partie de la chanson à texte et l’honorent par leurs choix de thématiques sociales souvent délaissées par le nombrilisme ambiant. Contrairement au monde anglo-saxon où la poésie, la nouvelle et le conte peuvent être des best-sellers et remplir des salles de milliers de personnes, le monde francophone entretient une aristocratie des genres littéraires, et des arts du mot.
Regardons les productions artistiques et comparons le graphisme magnifique de sites internets et les textes qui les accompagnent, les vidéos d’artistes musiciens et la description de leur démarche, les films aux décors et costumes somptueux et leurs dialogues. Si on donnait aux mots autant de temps qu’on donne au visuel, tout pourrait bien changer.
Les mots, une question de paix sociale et de santé publique
Les mots ne sont pas un truc d’intello. Ils ne sont pas les outils de la « culture ». Ils sont justement ce que nous avons de plus commun, ce par quoi nous appréhendons le monde, nous nommons l’autre, nous transmettons à nos enfants des valeurs et une vision du monde. Ils nous permettent de cerner ou de renier la complexité du monde. Quand des policiers tuent des jeunes, les mots font faillite. Quand des jeunes cherchent à tuer des policiers, les mots font faillite. Quand des islamistes tuent des enseignants qui enseignent la laïcité et le droit au blasphème, les mots ont échoué. Quand des hommes tabassent leurs femmes, c’est que les mots ont échoué. Quand on amalgame juif et sioniste, arabe et musulman, communauté religieuse et héritage culturel, quand le mot peuple est brandi à toutes les sauces, quand les plateaux télé les plus regardés résument un débat à pour ou contre, oui ou non, quand toute parole regardée par des millions de personnes commence par moi je, les mots sont abandonnés. L’autre est réduit à sa plus simple dénomination : la racaille, les bobos, les écolos, les chasseurs, les intellos, les artistes, les néos, les Blancs, les femmes, les hommes, les homos, la communauté ceci, la communauté cela. Quand des personnes tombent en dépression, en burn-out, se suicident, c’est que les mots ont manqué. Et chaque jour pourtant, les mots sauvent des gens. Une phrase lue dans un livre, entendue dans un spectacle, soufflée dans l’intimité d’une conversation, qui d’un coup éclaire un coin de notre vie. Des personnes enfin racontent, mettent des mots sur ce qu’elles ont vécu, entendent les mêmes mots dans d’autres bouches, avec lesquels elles peuvent se reconstruire. Travailler à bien raconter l’expérience humaine, dans sa complexité et sa justesse, c’est une question de paix sociale et de santé publique.
Écrire pour les autres
L’autre chose qui revient sans cesse, c’est « Tu sais, ce projet, c’est perso, alors il faut que ce soit mes mots. » Qui a bien pu nous faire croire qu’on se raconte mieux avec ses propres mots ? Quand je veux une belle photo de moi, est-ce que je préfère faire un selfie, ou bien est-ce que je cherche une photographe qui maîtrise une technique que je n’ai pas ? Je lui fais confiance pour faire émerger ce que je suis. Quand j’ai créé une mélodie, je fais confiance à des musiciens pour trouver ce qui sera mon son. Alors, pourquoi est-ce si difficile de faire confiance aux personnes qui ont l’art des mots ?
Cette confiance, on me la donnait quand j’étais enfant, mais on me l’a retirée adulte. Dès l’âge de huit ans, mes camarades de classe me demandaient de leur écrire des textes pour les anniversaires de leurs grands-parents, frères et sœurs ou pour la fête des mères ou des mères. Ils me donnaient même parfois une pièce pour ça. Je savais que je ne devais pas écrire ce que moi j’aurais dit. Je devais trouver les mots pour leurs voix, leurs personnalités, leur histoire. C’est le même travail que le guitariste qui sait intégrer un groupe de musique et trouver ce qui soutiendra la voix, la mettra en valeur, laissera une place à chaque instrument. C’est le même travail que l’infographiste qui trouve les bonnes couleurs et le bon logo où tu te dis : « C’est moi !, Ça me correspond ! ». Et pourtant, personne ne m’accorde cette chance. Quant à me payer les tarifs horaires d’infographistes ou le prix d’une illustration… ne rêvons pas.
Les mots, c’est un vrai métier. Un artisanat qui demande une précision, un sens du rythme, de la musique, une disponibilité et une générosité de l’attention à ce qui nous entoure qu’on ne soupçonne pas. Ils sont là, ces talents des mots, qui ne demandent qu’à se mettre au service de ce que vous êtes, de ce que nous sommes. Les métiers du mot sont à réinventer : nous pouvons écrire des textes ou des chansons pour célébrer une naissance ou une amitié, honorer vos disparus lors de funérailles laïques, pour présenter votre projet artistique ou d’artisanat, pour offrir une ponctuation artistique à des journaux d’information, pour mettre en scène vos spectacles. Nous pouvons écrire des mini textes sur les étiquettes des produits locaux, sur les menus de vos restaurants ou les dessous de tables, sur les plafonds des dentistes et dans les salles d’attente des médecins, pour honorer les cycles des saisons est les récoltes.
Les mots, c’est petit, c’est ordinaire. Ça a froid. Ils ont une puissance qu’on ne soupçonne pas, car ils sont ce avec quoi nous traitons l’autre, et ce avec quoi nous nous traitons nous-mêmes. En prendre soin, dans notre quotidien et dans nos oeuvres, c’est prendre soin du monde.