« Madame, est-ce que je peux vous aider ?
– Oui, bonjour, je cherche un pantalon noir évasé en 44 s’il vous plaît. Ou 46.
– Quarante-quatre ? Mais vous ne faites pas du 44 rassurez-vous ! On ne va que jusqu’au 42. »
Je m’attendais à la réponse. Mais pas à la protestation. Je fixe la jeune fille.
« Je vous assure qu’il me faut du 44, surtout avec les nouvelles tailles qui sont de plus en plus petites. Mais rassurez-vous, Madame, je vais très bien. »
Dans la rue, je souris et je m’en veux. Je savais bien que je perdrai mon temps à chercher un pantalon à Paris. J’ai dû attendre dix ans pour que la mode des pantalons évasés revienne. Au Canada, aucun souci. Et sinon je faisais le plein en voyage, à Marrakech ou Istanbul. Mais depuis que je suis en France j’en suis réduite à commander mes pantalons à Londres ou en Suisse.
En France, les vendeuses continuent à dire le plus tranquillement du monde que « on s’arrête au 42 ». Et encore, ce 42, il faut le trouver, au milieu des dizaines de 36 et 38 qui envahissent toutes les rangées. « Les 42, ça part vite vous comprenez, on n’en n’a pas beaucoup. » Si vous n’avez pas l’argent pour aller au théâtre, allez donc vous poser dans les cabines d’essayage des magasins français. Vous serez servis. Qu’a donc la fille française, et particulièrement la parisienne, pour être aussi persuadée que la beauté s’arrête à un 38 ? Bien sûr la pression du monde de la mode est internationale, mais à Paris elle prend une ampleur maladive.
J’ai toujours été un poupon puis une petite fille et une adolescente bien dodue. Pendant douze ans, j’ai continuellement été moquée. Par les filles, s’entend. En famille, j’ai connu les remarques à ma sortie d’avion : « Dis-donc, tu as encore grossi. » Ce n’est qu’en partant au Maroc que je me suis rendue compte que mon corps pouvait être considéré comme un idéal d’équilibre des formes, avec ses hanches très larges de 1.13 mètres de tour, sa taille fine, sa poitrine très généreuse, l’arc cambré du bas du dos et les fesses très imposantes. Au Canada, j’ai appris que ce corps pouvait aller dans une salle de sport ou courir dans la rue, sans sentir sur soi les regards moqueurs. Je vis encore aujourd’hui sur un stock encore neuf d’une trentaine de culottes élégantes adaptées à une largeur de hanches et à une surface de fesses conséquentes, forme que je n’ai jamais trouvée en France.
Quand il m’arrive de me retrouver dans un magasin, désireuse d’encourager la production française, je pose encore la question dont je connais déjà la réponse. Et là je brandis mon sourire épanoui de fille bien dans sa peau, et je suggère à la responsable qu’à force, ils nous feraient presque croire qu’on n’est pas normales. Elle se défend. « Mais non, mais non, mais… oui… c’est vrai… je sais… on n’y peut rien, ce sont les fabriquants… »
Je sors en remerciant. Et chaque fois je repense au souci de cette vendeuse qui voulait à me rassurer sur le fait que je ne faisais sûrement pas du 44 m’a ému. C’est moi qui suis désolée pour elle. Désolée qu’elle soit la portière d’un temple où des milliers de femmes viennent chaque jour se tordre dans tous les sens devant le miroir pour se convaincre qu’une chair gonflée, potelée, débordante, est une horreur à cacher. Désolée qu’elle vive dans un monde si étroit où l’estime d’une femme envers elle-même s’arrête à un certain tour de hanche.