Ce qui nous arrive

Quand les petites impressions révèlent les grandes questions… voici quelques scènes récoltées en parcourant une France qui ne se montre ni dans les journaux ni sur les guides touristiques, et qui nous racontent quelque chose sur l’humain auquel nous participons, et celui qu’il nous reste à inventer. 

C’est un village quelque part entre montagnes, lacs et forêt. Les prés bordés des couleurs d’automne invitent encore à la sieste après le repas. Un seul besoin m’habite : la marche et le silence. Elle me propose de m’accompagner. Je préfère être seule, mais son regard franc et calme finit par me convaincre. Nous suivons un chemin qui passe à travers prés, enjambons des clôtures. Nous passons près d’un charme. J’aimerais m’y arrêter. Dommage. Je repère le chemin mais je l’ai vite oublié. Plus loin nous rejoignons un chemin doré. Les couleurs n’ont rien à envier au pastel de Mary Poppins. Elle me fait passer encore sous une clôture, s’arrête en plein milieu du pré, me tend le bras et dit « Tu me fais confiance ? »

IMG_1885Je prends son bras, ferme les yeux et me laisse guider. Je lis le paysage par les pieds. Une sensation que je n’ai connue qu’une fois, dans le Haut Atlas. Première arrivée au village où j’allais retourner treize fois. C’était une nuit sans lune. Après cinq heures de route et de pistes par la montagne, le camion arrive en pleine nuit dans un village. Les mules sont chargées et partent en avant. Je ne trouve pas ma lampe. Personne n’est habillé en blanc. Tant pis. Il faut marcher. Je n’ai plus que mes pieds pour comprendre où je suis. Les chemins qui descendent, les cailloux qui glissent, puis la terre boueuse, les bouts de bois qui nous font traverser la rivière, la remontée, petite glissade sur un bout de glace, et puis un interminable chemin. Suis-je en plein milieu d’un champ ou d’une forêt ? Est-ce qu’en tendant le bras je vais toucher le mur d’une maison ? Je n’en n’ai aucune idée.  Soudain mes pas craquent. Castagnent plutôt. Je me demande sur quoi je marche. C’est au matin que je découvrirai que ce sont des centaines de kilos de coquilles de noix que les femmes jettent devant leur maison après les avoir décortiquées.

Depuis quelques minutes, je me laisse envelopper par un bras qui me soutient et me guide. Je retrouve un lien au monde par le toucher. Ce sens tellement sous-développé dans notre société dominée par la vue. Je n’aime pas faire la bise. Un coup de joue ne m’a jamais fait entrer en contact avec quelqu’un. Mais serrer une main… Mes yeux clos perçoivent un changement de lumière. L’air est plus vif. Elle me dit qu’on va descendre quelques marches. J’entends que je ne marche plus sur l’herbe. Puis : « C’est quand tu veux. »

IMG_1871 copieJ’ouvre les yeux. Je suis à pic au bord d’une falaise, devant des montagnes bleutées par les dernières heures du jour. Il ne reste plus rien des prés, des clôtures, des vaches, du cocon végétal. À quelques mètres, c’est la roche découpée, la majesté des sommets rassurants et la profondeur de l’eau, tout ça à mes pieds.

Un couple vient vers nous. Le point de vue est connu des touristes. Ils sont arrivés par la route qui serpente entre les montagnes. On peut s’arrêter sur les accotements pour admirer la majesté des falaises qui plongent dans le lac. Tout est annoncé. On se prépare au grandiose.

Moi j’ai eu le privilège d’arriver par l’autre route. D’une campagne cocoonante, généreuse et calme. De la tranquillité des prés, des arbres fantaisistes. C’est ce coin de campagne qui m’a révélé la majesté des montagnes.

Dans notre société où il faut tracer un chemin droit, sûr, planifié, où le plus court chemin sera toujours salué, où les opinions se forgent sur des images qui affichent les résultats mais non les processus, il est parfois salutaire de se demander d’où vient le regard que nous posons sur les choses. De soulever nos pieds pour humer la terre qui reste accrochée à nos souliers. C’est peut-être dans le regard de ceux qui foulent des réalités contrastées que se logent les paysages les plus grandioses.
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Sarah Roubato a publié

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Ce qui nous arrive

Je crois avoir passé bien plus de la moitié de ma vie d’adulte à vivre chez les autres. J’ai vécu dans des maisons somptueuses avec du marbre partout, dans des vieilles bâtisses de campagne, des petits appartements de banlieue, des studios d’étudiants. Des inconnus m’ont fait goûté un peu de leur chez soi.

Pour beaucoup, un chez soi est l’accomplissement d’une œuvre. Des murs bâtis, des meubles polis, d’objets choisis. Pour certains, chez soi c’est la terre qu’on cultive, qu’on laboure, qui nous nourrit. Pour d’autres encore, c’est un petit nid, un cocon qui accueille les années de doute, de recherche et de partage. Pour la plupart, c’est un lieu de souvenirs et de projections. C’est là que s’installent les événements qui font de nous ce que nous sommes.

Mais il y en a pour qui un chez soi n’est ni un bâti, ni un coin de terre, ni un lieu de souvenirs. Qui est simplement un refuge. Un lieu où quelque chose de moi se dépose. Où je me sens en sécurité. Un endroit qui nous autorise à être complet. Comme un pianiste devant ses quatre-vingt huit touches.maison japon

Il y eut plusieurs fois par semaine pendant quelques années, le coin d’une table dans un quartier de Montréal. Un appartement toujours calme, chaud, lumineux, où, sans avoir besoin que je dise quoi que ce soit, celui qui m’ouvrait la porte savait déjà si ce jour-là j’allais déposer près du café brûlant des doutes, des coups de gueule, des espoirs ou mes déceptions.

Il y eut un bol en bois de noyer retourné qui me tenait lieu de siège, devant le feu d’une pièce qui ressemblait à une grotte, toute en terre couverte de suie. Derrière le feu qui dansait au sol, les yeux espiègles de celle qui fut ma forteresse dans un village du Haut Atlas. Elle ne parlait pas ma langue mais on se comprenait, on se savait. Grâce à elle je n’étais plus une invitée.

Et puis il y eut un coin de forêt en Ontario, dans une réserve naturelle, au bout d’un lac qui devient presque marécage, un tapis de mousse où je m’endormais. Une forêt qui me donnait force et paix en même temps, où je n’étais plus qu’un paquet de vie attentive à la vie qui m’entourait. Où je me reposais enfin de moi et du monde.

Depuis, je cherche cette forêt dans toutes les forêts que je parcours. Je cherche dans toutes les tasses de café posées sur une table de quoi me déposer. L’odeur du feu me rappelle celui du village berbère, sans parvenir à me réchauffer entièrement. Un coin de table, une cuisine qui ressemble à une grotte, une forêt… ces lieux m’habitent plus longtemps que je ne les ai habités. Comme il est des voix de notre enfance qui nous habitent et où on se sent chez soi, avant même de savoir à qui elles appartiennent.

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Devant son feu, au Maroc.

On demande toujours à quelqu’un où il habite. Mais résider n’est pas nécessairement habiter. Qu’est-ce qu’habiter une maison, habiter le temps, habiter sa vie ? Investir chaque recoin, être présent au lieu, au temps, au mouvement, aux rencontres. Nous vivons dans une société qui nous apprend à acquérir, à aménager, à résider, mais pas à habiter.

Refuge : là où quelque chose de soi se dépose et se déploie. Où on se sent en sécurité et prêt à s’élancer. Une courbature de l’espace-temps qui nous autorise à être complet, comme un pianiste dès qu’il se penche sur quatre-vingt huit touches noires et blanches. Parfois c’est juste, avant de reprendre la route, une épaule rocher, la grotte de deux bras, le rayon d’un sourire, la brise d’une voix au bout du fil.
 
Accepter un refuge, au point de lâcher ses défenses, de se dépoussiérer des précautions, d’exténuer la mise en scène de soi. Ce n’est pas s’avachir ou se laisser aller. Ce n’est pas éteindre sa vigilance. C’est simplement faire confiance à un lieu, à un voyage, à un moment, à quelqu’un, et s’autoriser y être entier.
 
Offrir un refuge à quelqu’un, ce n’est pas seulement lui ouvrir la porte de sa maison ou ses bras. C’est être prêt à accueillir ses exubérances, ses cris de joie, ses trépignements, ses excès, ses fragilités, ses doutes, ses maladresses, sa tristesse, son bonheur. Sans chercher à y mettre de l’ordre. Et par là-même, l’autoriser à déplier tous ses potentiels, à reposer ses ailes blessées. Et puis à s’envoler.

« Ils n’avaient pas de nom, mais leurs voix m’étaient aussi réelles et intimes que celles de mes grands-parents. En enfance, les mots ont un autre relief, une autre épaisseur. » (Lettre à une cassette, Lettres à ma générations, ed Michel Lafon)

 

Sarah Roubato a publié

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Ce qui nous arrive

Elle s’enroulait dans une serviette au moment où je passais. Ses longs cheveux blancs coulaient sur ses épaules maigres. L’envie d’aller lui parler s’est vite rangée derrière la bienséance, et j’ai baissé les yeux en accélérant le pas. Le sentier faisait le tour de sa maison à flanc de montagne. En arrivant de l’autre côté, sa chienne vient à ma rencontre. Elle aussi. Pieds nus. Elle me fait visiter sa maison. Elle est restée tout le temps nue dans sa serviette, sans aucune gêne, comme pour me rassurer sur le fait que je ne violais pas son intimité.

La dernière fois que j’ai vu des cheveux blancs dénoués, c’était dans un hammam au Maroc.  lieu qui m’a fait découvrir pour la première fois le corps des vieilles femmes, savonnées, frottées et rincées par les jeunes filles. Des corps qui ont travaillé toute leur vie, qui ont enfanté, qui ont peut-être été violentés. Des corps qui ont attendu, qui ont porté, qui se sont courbés, qui ont dansé. Les corps gras qui se répandent et les corps maigres qui se replient. Les seins tombants et les seins saillants. Dans ce lieu embué et bruyant se montrait tout ce que nos sociétés nous apprennent à cacher : la vieillesse, l’usure, le trop plein, le trop maigre, les poils, les bourrelets, les taches, les cicatrices.

Où sont passés les corps de nos grands-mères ? Où est passé ce lien intergénérationnel qui passe des mains expertes des mères qui lavent leurs enfants, aux mains douces des jeunes filles qui shampooinent leurs grand-mères ? Ces corps qui rappellent que la beauté se loge ailleurs que dans l’esthétique.

Cette femme vit sans électricité dans une petite maison accessible par un chemin forestier. Elle cuisine sur un poêle, cultive un petit potager, elle n’a plus de dents et se rend au marché en descendant toute la vallée à pied, puis en faisant du stop. Sur les murs à l’étage où elle dort, des photos de ses voyages. Car pendant vingt-neuf ans, elle a fait le tour du monde sur un voilier. Cette femme vit en France, et n’a rien d’un cliché de carte postale. Parce qu’elle m’a accueillie à moitié nue, sans gêne, elle m’a redonné quelque chose que je croyais ne pouvoir trouver que de l’autre côté de la Méditerranée. La semaine prochaine, je la conduirai au marché.

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Ce qui nous arrive

Quand les petites impressions révèlent les grandes questions… voici quelques scènes récoltées en parcourant une France qui ne se montre ni dans les journaux ni sur les guides touristiques, et qui nous racontent quelque chose sur l’humain auquel nous participons, et celui qu’il nous reste à inventer. 

IMG_1102Il y a des rencontres qui ont l’air de retrouvailles. Parfois elles se déplient, parfois, elles ne durent que le temps d’un trajet ou de la dernière heure avant de reprendre la route. Des inconnus s’installent dans ma mémoire comme les ports s’attachent à celle des marins.
C’était ma première tournée. Une passeuse m’accueille dans une petite ville au milieu d’un paysage provençal. Nous avons discuté jusque tard dans la nuit. Le lendemain, elle me propose de déjeuner avec ses amies. Je ne suis pas très enthousiaste, j’ai besoin de reprendre mon souffle de la compagnie des gens. Alors elle me dit : « J’aimerais te montrer un endroit, si tu as le temps avant de partir. » Je ramasse mes affaires et nous nous rendons à quelques minutes de la ville, dans un champ d’oliviers. Les arbres sont alignés et rasés de près. Mais entre deux allées, un olivier a été laissé à l’état sauvage. Ses branches ont dessiné une architecture de cathédrale. Nous devons nous baisser pour atteindre le tronc. Nous grimpons et restons quelques minutes en silence sur l’arbre. En repartant elle me dit : « Tu sais, je n’ai jamais amené personne ici. »
La dernière fois que j’avais entendu cette phrase, c’était avec Hella, la première de la série L’Extraordinaire au quotidien. Celle qui m’a donné envie de faire des portraits sonores. J’avais passé une semaine chez une inconnue que j’avais rencontrée par téléphone. On finit par improviser une performance dans l’ancien café du village. Le soir en rentrant elle me dit : « Il faut que tu rencontres Hella ». Je dis d’accord. Je n’ai aucune idée de qui est Hella ni ce qu’elle fait ni où elle vit. Le lendemain, elle m’accompagne à Carcassonne. Une femme tout en longueur mais visiblement très forte, cheveux blancs remontés, la peau du visage marquée de ceux qui passent leur vie dehors m’embarque dans sa voiture, direction la montagne noire. Tout s’est fait en moins de cinq minutes.
Le trajet dura une heure. Je n’ai aucun souvenir de ce dont nous avons parlé. Je sais juste que cette rencontre était une retrouvaille. Hella arrête la voiture dans une réserve d’oiseaux, sort, s’approche d’un pré, met ses mains en porte-voix et crie. Un troupeau de chevaux vient galoper à sa rencontre. Hella m’avait emmené voir ses chevaux. En retournant à la voiture, elle me dit : « Vous savez je n’amène personne ici, c’est mon univers. » Hella ne tutoie que les chevaux.
Rien n’est plus fragile qu’une rencontre. J’ai connu plus de rencontres avortées que de rencontres actualisées. Alors je les déplie avec la seule chose que j’aie, les mots. Mais l’olivier et les chevaux étaient bien réels. Sous cet arbre, au milieu des chevaux, c’était mon histoire qu’une autre racontait, dans sa langue. Et que je comprenais.
Dans notre monde qui oublie le temps à force de lui courir après, qui refuse le vide, les rencontres ressemblent à une aumône que l’autre nous fait entre deux urgences. Au moment où une complicité s’installe, un coup d’œil au téléphone, un Je dois y aller fait disparaître ce qui était en potentiel.
À moi qui n’ait pas de territoire, rien qui s’ancre, pas de racines dans un ciel ni dans un accent, ces deux femmes m’ont offert pour quelques minutes, un ancrage. Le privilège d’accéder à un endroit où elles sont en paix. Maintenant je peux revenir quand je veux à l’olivier ou aux chevaux. Il me suffit de cueillir le silence qu’elle m’ont offert.

Pour écouter des extraits du portrait de Hella et l’acheter à prix libre à partir de 50 centimes d’euros, cliquez ici

 

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Ce qui nous arrive

 

Ils font sécher leurs ailes sous le soleil d’un hiver trop doux. Encore un. Bordés par la pinède, les migrants du parc de Merquenterre se reposent des milliers de kilomètres parcourus entre les ciels d’Afrique et d’Europe. Guidés par le même instinct qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre, les oiseaux continuent à suivre les routes qu’eux seuls connaissent. Certains beaucoup plus tôt que d’habitude. En

Afrique les saisons sèches sont de plus en plus précoces et rudes. Alors les oiseaux partent plus tôt. Les vents violents du nord rendent la route difficile.

Dans le parc, de drôles d’oiseaux se balladent. Ils ont des pattes d’autruche et des yeux de rapace. Ils n’ont pas besoin de voler, ils attrapent leurs proies de loin, en appuyant sur un bouton. Pour la plupart des visiteurs, c’est le but principal de la visite : capter l’image d’un oiseau. On cherche, on regarde aux jumelles, on pointe en disant “Regarde, là !”, on vise, et on clique.

Je m’arrête sur un chemin, histoire de guetter ce qu’ils se passe dans les arbres qui le bordent. Un groupe de quatre oiseaux approche. Une femme et son amie, avec deux enfants. Quatre têtes baissées sur quatre petits écrans. On vérifie les messages ou les clichés, sur le chemin, entre deux points d’observation. Il faut bien remplir le vide, comme on fait dans le métro.

Sur la cinquantaine de personnes que j’ai pu croiser, je n’en n’ai vu que quatre qui sont restés plus de dix minutes à regarder les oiseaux. Regarder, pour rien. Se poser là, et guetter, observer, écouter. Écouter… Nous sommes chez les oiseaux, et personne ne ferme les yeux pour écouter. À travers le trou d’une des cabanes discrètes qui permettent d’observer les oiseaux sans les déranger, j’observe sur un marais des spatules. La lumière est magnifique aujourd’hui. C’est déjà celle d’un début de printemps. Le marais scintille, on dirait que des étoiles s’y sont attardées. À l’entrée de l’abri, un petit panneau indique de faire silence pour respecter la tranquillité des oiseaux. Une évidence. Une famille arrive dans l’abri. Le grand-père, la fille et le petit –fils. Le père et la fille s’approchent des trous.
“Alors tu vois, je crois qu’il a un vrai problème avec ça.

– Écoute, le mieux c’est que tu lui en parles. Non Louis, fais attention ! Demande pour grimper !
– Mais regarde celui-là il a un gros bec !”

La conversation sur le problème de famille continue, entrecoupée des cris de joie de l’enfant. Il n’y a rien à dire. Les gens ont bien le droit de faire ce qu’il veut. Et comment empêcher l’enfant de crier ? C’est un enfant, il ne pourrait pas comprendre. Comprendre qu’il peut s’émerveiller sans crier, pour ne pas déranger cette beauté qui le met en joie. Et qui lui apprendrait ? Les adultes qui l’entourent n’ont visiblement pas compris qu’ils étaient dans un lieu qui les invitait à laisser leurs préoccupations dans la voiture, pour recevoir autrement la beauté d’une autre espèce chez qui nous sommes. Oui, nous sommes chez les oiseaux en ce moment. Et on n’entre pas chez quelqu’un avec sa radio allumée.

Les parcs d’observation, les forêts, les musées, tous ces lieux dont nous sommes fiers et que nous visitons, sont des invitations à percevoir autrement le monde. Pour une petite heure, pour une demie journée. Après nous pourrons retourner aux bruits, aux écrans, aux messages et aux problèmes relationnels. Des invitations que le plus souvent nous n’acceptons pas. On ne se rend pas dans un parc d’oiseaux, on ramène le parc à notre monde, celui de l’image, de la rapidité, du spectacle et du bruit permanent. À la sortie du parc, la boutique fait office de sas, pour nous ramener bien vite à notre monde. On retrouve les gadgets, les objets faits en Chine et imprimés en France, les bonbons artisanaux avec colorants. On retend le cou vers les marchandises, et on oublie déjà les chiffres du dernier panneau, sur la disparition des oiseaux migrateurs, les déséquilibres climatiques, les marées noires.
Sur l’ardoise à l’entrée du café, on peut lire : Crêpes au Nutella. Ingrédients : des milliers d’hectares de forêts brûlées, des enfants qui n’arrivent plus à respirer, des familles qui ont peur, des orang-outans brûlés vifs. 2,50€ la crêpe au Nutella. Les enfants aiment ça, ils ne pourraient pas comprendre, ce sont des gosses. Parc pour la protection de la biodiversité. Rien à dire.

 

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Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.

 

 

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Ce qu'ils nous racontent

Quand on dit qu’une rencontre a eu lieu, on pense à deux personnes qui se sont approchées, qui se sont écoutées et qui ont su se comprendre. Et crac ! Une étincelle. Pour qu’elle dure, il faudra trouver le bon équilibre. Le duo Brasser Brassens, formé de Sonia Painchaud et Hugo Blouin, qui étaient en prestation au Petit Outremont samedi dernier, ont cultivé l’art de la rencontre à tous les niveaux.

 

Approcher, écouter

Les plus belles rencontres arrivent souvent alors qu’on ne les attend pas. Quelque chose rôde autour de nous, et on le saisit. Dans la famille de Sonia, un oncle Henri, obsédé par Brassens, fête son anniversaire. Pour lui faire plaisir, Sonia prend son accordéon et lui chante quelques chansons. Du cadeau au partage, Sonia a continué à explorer l’œuvre de celui qu’elle connaissait de loin, comme tout le monde, et dont elle a découvert l’immensité. Le partage a eu lieu d’abord dans le café de la Grave dont elle est propriétaire, aux îles de la Madeleine. Un de ces lieux où autour du vieux piano, la chanson est une rencontre plus qu’un spectacle.

Comprendre

Hugo, contrebassiste qui adore fourrer son oreille déjantée pour tirer des arrangements étonnants, rejoint le projet qui fut au début un trio. Ils découvrent des chansons qui ne sont simples qu’en apparence, et dont le côté épuré est un cadeau pour les arrangeurs. Sonia ne se contente pas d’apprendre les paroles, elle cherche ce que veut dire la chanson, car dans toute rencontre il s’agit de comprendre.

L’équilibre

Cinq ans plus tard, sur scène, le duo a trouvé l’équilibre. D’abord entre la musique et les paroles, si importantes chez Brassens, et qu’il aurait été facile pour des musiciens de noyer. Entre l’approche traditionnelle de Sonia et celle plus éclatée de Hugo, les chansons de Brassens ont pris un relief unique. Ils chantent parfaitement ensemble ces paroles qui défilent, tout en gardant leur personnalité. Entre le regard franc de Sonia et les yeux fermés de Hugo, le public a deux fenêtres pour regarder un même paysage, à la fois riche et simple.

L’étincelle

Dans ce spectacle de deux heures, les étincelles de la rencontre jaillissent au milieu d’une chanson. Un slam percussif sur la chanson Maman Papa, un « gare au gorille » qui grince comme un vieux disque, ou encore la pureté de la voix de Sonia, seule avec la contrebasse, chantant Il n’y a pas d’amour heureux.

Le défi de samedi a donc été relevé haut les mains, le duo plutôt habitué aux bars a su venir à la rencontre d’une salle pleine à craquer. Et c’est à la rencontre du pays de Brassens qu’ils partent maintenant pour une tournée en France.

L’humilité de Brassens était légendaire, mais on parle moins de l’humilité de ses chansons, qui sont des chefs d’œuvres sans en avoir l’air, si faciles à écouter et si complexes à apprendre. Sonia croyait faire un cadeau à l’oncle Henri en chantant Brassens pour sa fête, c’est peut-être dans l’autre sens que le cadeau s’est fait. Une rencontre est toujours un brassage du cadeau que l’on s’offre et de celui qu’on reçoit.