Des yeux qui fixent avec la même torpeur des images qu’ils ont vues il y a deux heures, il y a une demie heure, il y a dix minutes. Aucune pensée, seulement une soif de voir, de voir tout : le sang, les corps par terre et les corps qui courent, ceux qui pleurent près du cadavre de leur femme, ceux qui cherchent, ceux qui trouvent et s’effondrent. Je ne fais pas le tri, je prends tout ce qui passe, la banalité d’un propos comme l’indécence d’une image. Je ne suis plus qu’un cerveau traumatisé qui demande qu’on lui renvoie le même message.
Je cherche sur mon écran la sensation de l’horreur. C’est justement ce que les médias me promettent, des sensations : Témoignage glaçant… Les premiers témoins racontent l’horreur… Les corps qui tombent comme un jeu de quille. Le lendemain, des histoires pour stimuler d’autres émotions : Son père le cherchait depuis deux jours. K…, 4 ans, est décédé. Ce héros a tout fait pour arrêter le terroriste. Cette mère retrouve son bébé grâce à facebook !
Je n’aurai pas ces yeux-là.
Ceux qui louchent sur les titres qui promettent le résumé d’une vie arrachée en quelques secondes. À droite de mon écran, la photo d’une poupée gisant près d’une couverture de survie recouvrant un cadavre. Non, je ne cliquerai pas sur l’article.
Je n’aurai pas ces yeux-là.
Je ne remplirai pas la salle virtuelle de la peur. Je ne serai pas un spectateur de plus dans ce qui est organisé pour être vu, diffusé et commenté. Un spectacle dans lequel l’auteur ne joue que dans la première scène, le rôle de l’assassin. Après, le spectacle continue sans lui, avec les acteurs habituels : les chaînes d’information continue tentant de remplir les minutes avec le peu d’informations qu’ils ont, les experts expertisant à chaud, les politiques qui déclarent ceci, appellent à cela, condamnent et demandent des explications, les youtubeurs qui font une vidéo spéciale qui fera vite grimper leur audimat. Tout notre système médiatico-politique qui décuple le coup porté, aidant à diffuser la peur. Je ne ferai pas partie de ces millions de regards happés par le spectacle de la terreur.
Je n’aurai pas ces yeux-là. Ça ne veut pas dire que je refuse l’émotion, ça ne veut pas dire que je n’irai que vers l’analyse distante. Je ne veux pas opposer une certaine presse de l’analyse froide, à une presse émotionnelle de l’immédiateté. L’analyse et l’émotion peuvent coexister au sein d’un même média et même, d’un seul article. Mes yeux accrocheront aux images et aux textes d’une presse capable de faire passer une émotion par la force de l’écriture d’un article ou la narration d’une image, et non de celle qui arrache l’émotion à ceux qui sont en train de la vivre.
Je n’aurai pas ces yeux-là ne signifie pas que mes yeux resteront secs. Il existe une autre émotion que l’émotion médiatique. D’autres manières de s’intéresser à un événement que de s’immobiliser devant un écran. D’autres façons de le partager qu’avec des clics. Je n’aurai pas ces yeux-là, mais j’en aurai d’autres. J’aurai des yeux pour tout ce qui nous invite à sortir du zapping, ce qui nous invite à ruminer ce qu’on lit et ce qu’on voit. J’aurai des yeux pour ceux qui s’attaquent à la racine de tout problème de société : l’éducation. J’aurai des yeux pour ceux qui prennent le temps de comprendre et de faire ressentir, avec pudeur et respect.
Je vis dans un monde d’images et d’immédiateté qui me fait croire que c’est en absorbant le plus d’images choc et d’informations que j’y verrai le plus clair. Aujourd’hui plus que jamais, je sais que c’est faux. Je détournerai les yeux, et ce sera le premier geste de ma liberté retrouvée. La liberté aussi de ne pas me laisser dicter par les médias quels attentats méritent plus mon attention que d’autres. Et si le 14 juillet est comme on le prétend le symbole de la liberté, alors permettez-moi d’user pleinement de la mienne, et de chercher d’autres moyens de comprendre le monde.
Sarah Roubato a publié
Trouve le verbe de ta vie ed La Nage de l’Ourse. Cliquez ici pour en savoir plus. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.
Lettres à ma génération ed Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.