Quand mon premier livre Lettres à ma génération est sorti, on m’a expliqué qu’un livre ne vivait que deux ou trois mois en librairie. Et après ? « Après, tu passes à autre chose. » J’ai toujours essayé d’équilibrer les deux. Je m’efforce de voir le monde tel qu’il est pour pouvoir l’envisager tel qu’il devrait être. Un livre, c’est un an, deux ans, cinq ans, parfois dix ans de travail. Puis minimum un an et le plus souvent deux à trois ans entre le moment où on l’envoie à un éditeur et le moment où il sort. Quand le livre devient « une nouveauté », l’auteur est déjà passé à autre chose. Mais le lâcher au bout de quelques mois en librairie ne me semblait pas digne de tout ce travail. Il devait bien y avoir une autre manière de faire…
Alors pendant trois ans, j’ai sillonné la France à la rencontre de mes lecteurs, lisant des extraits du livre, les combinant en soirées thématiques, les couplant avec d’autres textes. Les textes simplement lus sont devenus des textes interprétés, mis en scène, la guitare est venue ponctuer des textes par des chansons, et la lecture est devenue un spectacle.
Je fais un métier de femmes
Mi septembre. Dans deux semaines, c’est le début de la tournée. En France, les couloirs sont étroits pour proposer des événements. Septembre, impossible, c’est la rentrée. Octobre c’est bon. Novembre… vacances de la Toussaint. Décembre… n’en parlons pas. Janvier, retour des fêtes, porte-monnaie serré, rien à espérer. Février… vacances. Mars, c’est bon, mais il fait froid, les yourtes et les granges mal chauffées sont exclues. Avril… vacances. En mai, il faut sauter sur les rares cailloux pour ne pas glisser sur un weekend où tout le monde est parti. Juin, c’est le rush de la fin de l’année scolaire. Juillet et août… vacances d’été. Il y a en France une sacralité des vacances et un sentiment d’évidence qui, quand on a vécu ailleurs, continue toujours d’étonner : « Bah non je ne suis pas libre… c’est les vacances ! » « Ah désolé mais c’est la rentrée, je n’ai pas eu le temps. » « Je ne peux pas c’est le rush avant les vacances ».
Devant ma feuille, je compte : un, deux, trois, quatre… vingt-sept dates. Un mois d’itinéraire. Je recopie ma liste de « passeurs », ces personnes issues de tous les milieux, qui utilisent la matière que je produis pour interpeler leurs amis, leurs collègues, leurs voisins réunis dans le lieu de leur choix. La grande maison d’une femme médecin, la yourte d’une vannière, la cave d’une vigneronne, un café fréquenté par une jeune maman en reconversion professionnelle, la maison familiale d’une enseignante à la retraite, le fournil d’un boulanger… tiens. Je regarde à nouveau les prénoms. 23, 24… 25 femmes. Deux hommes.
Je ne m’étonne pas. Mais je me désole. Les études le montrent, et tant pis pour les clichés. Les femmes lisent plus que les hommes. Les hommes lisent plus d’ouvrages scientifiques, historiques, la presse et les BD et les femmes lisent principalement des romans. Dans les pays occidentaux 80% des adeptes de yoga sont des femmes. Les activités autour de la parole, de l’échange, sont tenues par les femmes depuis toujours. Aux siècles précédents les femmes se rassemblaient autour du métier à tisser ou du lavoir. Dans la bourgeoisie et la noblesse ce sont les femmes qui « tenaient salon. ». Nous avons hérité de ces pratiques genrées. La parole privée, intime, intérieure, est cultivée par la femme. Quand les hommes prennent la parole, on est dans le discours et les conférences. Bien sûr et heureusement, les femmes aussi prennent la parole en public, mais les événements intimes restent presque exclusivement féminins. Les femmes sont élevées à pouvoir exprimer leurs émotions. Les hommes, à les contenir. Dans l’inconscient collectif, les hommes discourent, les femmes causent.
On est « entre femmes »
Tout est prêt. Ampli branché, guitare accordée, thym au miel au chaud dans le thermos. Les gens… pardon les femmes arrivent. Quinze, seize… vingt, vingt-deux… ce soir, deux hommes pour vingt-deux femmes. Des hommes qui sont venus tirés par leurs compagnes. Je les regarde souvent. Je les espère, je les supplie du regard d’être présents, bien là, avec moi. Je parle pour eux. Pour eux surtout. Et quand l’un ose parler, je le remercie du regard.
Lors d’une soirée, malgré une belle écoute, je me sens mal à l’aise, mais je ne sais pas de quoi. Comme quand on a mal quelque part mais qu’on ne sait pas dire exactement où. Quand vient le moment des échanges, une femme prend la parole avec un grand sourire : « C’est magnifique, je me sens très bien ce soir, parce qu’on est entre femmes. » Je sens tous les traits de mon visage se figer. « Entre femmes. » Voilà ce qui me démangeait depuis le début de la soirée. Il y avait quelque chose de plat, d’uniforme, de fermé sur soi dans cette écoute. La dernière fois que j’avais ressenti ce malaise, c’était dans une soirée où tous les participants avaient le même âge. Entre 60 et 70 ans. Tous retraités, hommes femmes, du même milieu socioprofessionnel. Oui, c’était le même ronron de l’entre-soi, les hochements de tête en même temps. Rien qui tire, rien qui rebondit.
Exiger la diversité
Dans tout ce que je fais, du choix de mon lieu de vie au choix de la bonne terrasse de café où m’installer pour écrire aux rencontres avec mon public, il y a un élément qui assure toujours mon équilibre : la diversité. Diversité des âges, des cultures, des milieux sociaux et bien sûr du genre.
Cette exigence n’est pas un principe ni une idéologie. C’est une manière d’être, l’air dans lequel je respire. La diversité, j’y suis née et j’y ai grandi. Elle est ma norme. De l’âge de 6 ans à l’âge de 17 ans, j’ai côtoyé neuf heures par jour un milieu où mes camarades de classe étaient issus de quatre-vingt nationalités différentes. Voir l’autre, le différent, celui qui a une couleur de peau différente, une forme de visage, une religion, un accent, des noms difficiles à prononcer, est ma norme. Les oreilles des enfants accueillent comme une douce musique tout ce qui, plus tard, devient hors norme.
J’ai gardé de ce bain une allergie à l’entre-soi. Dès que je me retrouve dans un milieu de gens qui pensent pareil, je me sens très mal à l’aise. J’ai besoin du contraste pour voir les formes d’une relation se dessiner. J’ai besoin de la tension que crée la différence, comme la tension d’une corde sans laquelle elle ne sonnerait pas. J’ai besoin de l’harmonie. Et l’harmonie c’est la vibration de la différence. Il faut un certain écart entre deux notes pour créer l’harmonie. Je ne cherche jamais à être à l’unisson.
Le droit de ne pas vouloir être entre femmes
Ce que cette femme appelle être entre femmes, et que toutes dans la salle approuvaient comme une évidence, n’a jamais été pour moi une source de sécurité. La petite que j’ai été a bien connu dans la cour de récré les fillettes se chuchoter à l’oreille en la regardant avec un sourire moqueur. L’adolescente se dépêchait de sortir son livre pour ne pas sentir les regards méprisants posés sur ses tenues pas assez à la mode. Ces regards en coin, ces poufferies cruelles, n’étaient que l’œuvre des filles. Les garçons, eux, s’en fichaient. Ils m’accueillaient en camarade et confidente. Puis la jeune femme qui se retrouvait sans l’avoir voulu à des rendez-vous « de filles » bâillait d’ennui aux conversations interminables sur les régimes, les « il est joli ton sac, tu l’as acheté où ? » et les histoires de cœur qui concluaient toujours que c’est bien l’homme le salaud. Auprès des hommes, dans leur pudeur et leur économie de parole, dans ce qui se vit sans se raconter, je me suis toujours bien sentie. Ils accueillaient mon esprit, mon envie, mes peurs, mes intérêts, mes obsessions, mes révoltes. Bien sûr j’ai rencontré des femmes extraordinaires, mais justement, avec elles, on n’est pas « entre femmes ». On est soi, tout simplement. La rencontre de deux âmes. Et puis est venu le temps où en dehors de la séduction point de relation possible entre un homme et une femme « comme moi ». Et plus le temps passe plus les espaces pour m’accueillir sont étroits et rares. Quand on n’est la collègue de personne, la petite amie de personne, la maman de personne, on n’a qu’un strapontin dans la vie des gens.
Je comprends tout à fait que pour beaucoup de femmes, se retrouver entre « nous », est réconfortant. Que c’est une couverture chaude qu’on se passe autour de soi et qui permet de se sentir en sécurité. Mais je réclame le droit de ne pas être étouffée par cette couverture. Qu’on ne me la jette pas comme une évidence. Qu’on me laisse le choix de la prendre, ou pas.
Quand on organise un événement autour de n’importe quel sujet social, je ne vois pas en quoi se retrouver entre femmes est une victoire. Si nous voulons envisager d’autres possibles, ça ne se fera ni contre les hommes ni sans eux. Ce sera avec eux, ou rien.
*
Je finis ce texte dans un petit café. Au-dessus de moi sur le mur est accrochée l’exposition d’une artiste peintre. Arbres de la vie, lotus et paysages colorés et paisibles où on ne voit que des silhouettes féminines. Comme si la paix ne pouvait être dans un monde sans hommes. Un monde qui me fait peur.