Les cent cinquante pages du rapport Stora sur la guerre d’Algérie et la colonisation éveillent un débat centré sur un seul aspect : la France doit-elle faire des excuses ? En France, les mots sont importants. Mais ils le sont d’une certaine manière, bien française : absents ou présents, ce sont toujours des mots qui viennent de là-haut.
Pour Benjamin Stora, il y a déjà eu condamnation et reconnaissance des méfaits de la colonisation, de Jacques Chirac à Madagascar, de Nicolas Sarkozy à Constantine, de François Hollande à Alger et d’Emmanuel Macron suite à l’affaire Audin. Mais “ cette succession de discours n’a pas pénétré le coeur de la société française”. Et pour cause. Même dans un régime aussi monarchique et vertical que l’est la Cinquième République, si le discours du chef de l’État n’est pas suivi d’une conversation nationale, la réconciliation des mémoires ne sera jamais qu’une consigne dictée par un professeur que ses élèves n’écoutent plus.
Une mémoire qui viendrait de là-haut
Cette conception d’une mémoire qui se dicte verticalement, la France ne semble pas vouloir l’élargir. Les débats sur la reconnaissance et l’enseignement de la guerre d’Algérie restent cloisonnés aux sphères de l’enseignement et de l’État. Bien sûr, l’ouverture des archives, la déclassification des documents confidentiels et l’enseignement à l’école qui sont proposés dans le rapport, sont des éléments clés pour analyser et éduquer. Les cérémonies, les commémorations, la construction de stèles, l’institution d’une journée nationale sont des actes symboliques, certes utiles mais trop souvent suffisants en France. Mais tout cela ne suffit pas pour créer une mémoire active, vivante, et une réelle transmission. Celle-ci se fait par le récit, par la parole orale, et par la mise en présence des acteurs bientôt disparus de cette histoire qui est notre histoire. Encore une fois, la réponse française est uniquement verticale : on attend de la figure d’autorité – chef d’État, enseignant – que la vérité soit formulée. Et si cette vérité émanait d’un processus de participation démocratique ? C’est le pari qu’a fait le Canada.
Une autre manière de réconcilier les mémoires
Entre 2007 et 2015, le gouvernement du Canada a consacré 72 millions de dollars à l’établissement de la Commission Réconciliation et Vérité. Cette convention était l’un des outils mis en place par la Convention de Règlement relative aux pensionnats indiens , qui cherchait à guérir les séquelles laissées par l’expérience des pensionnats catholiques sur les autochtones. De telles commissions ont été mises en oeuvre dans une trentaine de pays notamment en Afrique et en Amérique latine. Au Canada, 6500 témoignages ont été récoltés sur six années et sept événements nationaux ont été organisés dans différentes régions où les citoyens étaient invités à témoigner et à écouter. Un moment de parole et d’écoute en présence physique, qui contraste à la fois avec la verticalité des discours politiques ou des enseignements, et avec la libération d’une parole par hashtags dans la solitude d’un écran. Au Canada, cette commission n’a pas tout changé, bien sûr, mais elle a considérablement aidé, et elle a établi un tout autre rapport entre les représentants et la population. Lors de la remise officielle du rapport final, le chef de l’État Justin Trudeau était présent, parmi tous les représentants des Premières Nations, écoutées pendant plus de trois heures.
Se parler pour se souvenir
La manière dont les nations établissent leur mémoire a beaucoup à voir avec notre rapport à la langue, aux mots et à la parole performative, c’est-à-dire considérée comme un acte à part entière. En Afrique, en Amérique latine et dans les pays anglo-saxons où ces commissions ont eu lieu, la parole orale est très valorisée, que ce soit par la multiplicité des agoras, le succès des podcasts et livres audios, ou encore la place des exercices oraux dans le parcours scolaire. En France, l’oralité n’est pas considérée comme un genre noble, sauf dans l’art de la dispute et des discours. Donc dans une relation d’opposition ou bien de verticalité.
Pourtant, l’idée d’une “commission Mémoires et vérités chargée d’impulser des initiatives communes entre la France et l’Algérie sur les questions de mémoires” est bien présente dans le rapport Stora. “Cette commission pourrait recueillir la parole de témoins frappés douloureusement par cette guerre, pour établir plus de vérités, et parvenir à la réconciliation des mémoires.” (Benjamin Stora, Rapport sur la Guerre d’Algérie et la décolonisation, p.94 ) Une proposition de deux lignes dans un rapport de 150 pages.
C’est à se demander si on cherche vraiment à réconcilier les mémoires des personnes vivantes qui ont vécu ces événements et celles qui en héritent, ou si la réconciliation des mémoires est devenue une affaire de politique étrangère et de relations diplomatiques. Si les citoyens sont les acteurs d’une mémoire qui s’incarne, ou bien les réceptacles passifs d’une mémoire des sachants et des disants.