Rien n’est plus bruyant qu’une forêt. Seulement il faut lui laisser le temps de se faire entendre à nos oreilles de citadins. Qu’elles s’habituent à la disparition des bruits de moteurs en tout genre, des voix, des ondes. Les oreilles bourdonnent de ce trop calme. Puis le bruit de fond s’estompe, et lentement réapparaissent les bruits que nous avons a désappris. Le bruit du vent dans les feuilles, celui qu’il fait en entrant dans mes narines, différent selon l’épaisseur de l’air, les bruits d’une eau qui coule, qui clapote, qui s’infiltre, qui ruisselle, qui s’égoutte, qui s’absorbe. Le magma du chant des oiseaux se précise : une espèce, deux, trois. Voici la voix d’un individu, grésillante, et voilà celle d’un autre, plus claire, moins sûre d’elle.
Même une grotte est bruyante. On ne saura jamais ce qu’est l’obscurité tant qu’on n’est pas allé dans le fond d’une grotte, qu’on éteint les lumières, qu’on ouvre grand les yeux. Et rien. Pas une forme, pas une silhouette de roche à deviner. Aucune idée si au prochain pas le sol monte ou descend, si le plafond est à trois centimètres ou dix mètres. Il ne reste que les sons à interpréter. La résonance des pas, l’écho de la voix. Les gouttes d’eau qui tombent, le battement d’ailes d’une chauve souris.
J’ai eu la chance de grandir dans un paysage sonore très riche. Pour appeler quelqu’un, c’était d’abord le bruit d’une roulette. Je devais alors grimper pour atteindre le téléphone. Quand je sus lire les numéros c’était déjà le temps des pitons. Appeler quelqu’un c’était enfoncer et lâcher, avec l’index. Quand j’eus en tête des dizaines de numéros, on le faisait le pouce car on pouvait tenir le téléphone dans la main. Les bruits devenaient électroniques. Puis appeler quelqu’un ne fit plus de bruit.
Écouter une histoire, c’était entendre le claquement du boîtier de la cassette, puis un moteur, et un souffle qui faisait tourner le mécanisme. Aujourd’hui la plupart de nos gestes consiste à appuyer sur un écran tactile. Lire, regarder un film, écrire un mail, parler avec quelqu’un, regarder la météo, enregistrer sa voix, prendre une photo. Tout passe par le même geste : la glissade lisse et silencieuce des pouces.
Suis-je en train d’entretenir la nostalgie de ce qui n’est plus ? Dans la nostalgie, c’est le passé qu’on recherche à travers des objets disparus. Mais il arrive qu’on se tourne vers le passé pour y chercher une autre manière d’habiter le présent. Quand un geste a un son, un toucher particulier, il incarne le moment présent, il l’imprime dans le vécu du corps. La généralisation des couteaux-suisses numériques tactiles a considérablement réduit le spectre de nos expériences sensorielles. Cultiver la diversité de notre paysage sonore c’est nous aménager des espaces parenthèses où, le temps d’une ballade en forêt, le temps d’un appel téléphonique, le temps d’un morceau de musique, nous retrouvons toute l’ampleur de ce qu’est habiter le monde.