7 janvier 2015, Montréal. Sur mon écran, les titres défilent : « tirs au siège de Charlie Hebdo », « 11ème arrondissement de Paris bouclé ». Quelques heures plus tard, on comprend ce qu’il vient de se passer. Alors en moi monte une colère, et un mal au ventre. Alors que je vis depuis dix ans de l’autre côté de l’Atlantique, je suis heurtée dans mon intimité. Je me sens directement et attaquée. Quelque chose de ce que je suis au plus profond et de ce à quoi j’appartiens à été touché. Ce jour-là, j’ai compris que j’étais restée française. S’attaquer à un média pour sa liberté d’expression, c’était s’attaquer à quelque chose de plus grand que moi, auquel je participais et qui faisait en même temps partie de moi. J’étais aussi frappée dans mon geste-au-monde qui est de l raconter. Ce sentiment d’appartenance est très fragile dans notre monde qui privilégie la figuration. C’est ce que les anglophones appellent le FIT IN versus BELONG.
À mesure que la société de la consommation s’est étendue, l’individu consommateur a peu à peu étouffé l’individu social, celui qui s’insère dans un groupe. Le vide laissé par les modes de vie collectifs – bandes, tribus, clans, etc – a permis la résurgence des identités exclusives qui se définissent contre les autres, souvent considérées comme dominantes ou menaçantes. Pour palier à l’isolement des individus, beaucoup aspirent à retrouver un vivre-ensemble. Les lieux alternatifs se créent autour de valeurs partagées, et se défont au bout de quelques temps. Ces expériences collectives sont des laboratoires extraordinaires du vivre-ensemble, mais elles sont aussi le rappel que pour les enfants de l’individualisme, même vert, le sens du commun est à réapprendre.
Le sens du commun n’est pas seulement une manière de se relier aux autres. Il concerne aussi le rapport de l’individu à ce qui l’entoure. Dans le monde du travail, nous sommes souvent les éléments interchangeables et remplaçables d’une grande machine – entreprise, hôpital, école. Dans nos loisirs, nous privilégions l’accumulation d’expériences qui finissent toutes par se ressembler. Tout ceci procède d’un rapport au monde qui n’est plus celui de l’appartenance, mais d’une satisfaction immédiate à renouveler sans cesse. Nous n’appartenons plus, nous nous casons dans un ensemble – un groupe, un projet, un lieu – que nous pouvons quitter à tout moment. Mais cette liberté, en faisant de nous des bulles isolées capables de se désolidariser de tout, ne met-elle pas en danger une part de ce qu’est être humain ? Bien sûr, le passé comme le présent nous rappellent les dérives des autorités englobantes qui ont écrasé les individus et leur aspiration à la liberté. Mais cette peur légitime ne devrait pas suffire à nous faire perdre ce qui nous relie, notre capacité à donner, et la faculté d’accueillir ce qui nous dépasse.
1. Le syndrome du FIT IN
Les concepts de FIT IN et BELONG sont connus de la psychologie américaine. FIT IN, c’est rentrer dans un groupe, une communauté, comme le logo ou la pièce du puzzle. En français cela peut correspondre selon la situation à des concepts différents : figurer, se caser, cadrer dans l’ensemble, être adéquat, être placé. BELONG, c’est appartenir, que la sociologue Brené Brown définit comme « le désir intérieur de l’être humain de faire partie de quelque chose de plus grand. » Se caser (FIT IN), c’est le fait de remplir un rôle ou une fonction dans un groupe. C’est répondre à ce qu’on attends de nous. Appartenir (BELONG), c’est se sentir intégré à quelque chose de plus grand sans avoir besoin de se travestir, tout en restant entier.
L’appartenance crée un lien affectif et de responsabilité envers ce à quoi on appartient. On veut alors le défendre, le préserver et l’aider à grandir. Au contraire, le FIT IN se pratique dans le détachement. On ne se sent pas concerné, et on peut alors quitter le groupe ou en être éjecté sans que cela pose un problème émotionnellement ou de responsabilité.
Ces deux modes de relation au monde se déclinent dans bien des domaines. On les retrouve dans notre manière d’être bénévole, ami, ou encore citoyen, dans notre manière d’habiter nos lieux de vie et nos relations. On les retrouve bien sûr dans les modes de gestion des grandes entreprises, mais aussi dans les milieux alternatifs et même dans nos mouvements sociaux.
2. Monde néolibéral, monde alternatif : deux enfants de l’individualisme
Tout en voulant s’opposer au monde néolibéral consumériste individualiste, nombre de mouvements sociaux et de mouvements alternatifs en reprennent certaines pratiques. En se voulant absolument horizontaux et sans leaders, ils n’en sont pas moins dominés par le désir immédiat et individuel de ses militants. Dans tous les mouvements sociaux, on a vu les personnes être aussi interchangeables que les employés en bas de l’échelle des grandes entreprises. À Nuit Debout, les militants vont et viennent d’une commission à l’autre, ne reviennent pas le lendemain, changent sans prévenir, ne donnent plus de nouvelles. Aux Marches pour la Climat, les prises de décision se font par personnes disponibles à un instant T sur un tchat. Pour les Gilets Jaunes, le refus de représentants a permis aux influenceurs sur internet de prendre la main. La hantise de la hiérarchie et le refus de la représentation interdisent de donner à chaque personne une fonction selon ses talents. Quand on refuse la diversité des talents et des compétences, alors on revient interchangeables plutôt que complémentaires. Chacun a trois minutes pour parler, quelque soit la qualité de sa parole et sa capacité à condenser son propos. On confond le chacun son tour avec l’égalité des chances.
3. Réapprendre à appartenir
Nous avons à redéfinir nos appartenances, mais surtout à réapprendre à appartenir. Dans nos sociétés où tout est fait pour nous persuader de notre toute-puissance d’individu consommateur, l’appartenance à ce qui nous dépasse est un enjeu vital. Appartenir à quoi ? À un projet, à un groupe de sport, de musique ? À une ferme, un atelier, un village ? Du coloc qui ne fait pas sa vaisselle au bénévole qui lâche l’affaire, à l’ami qui ne donne plus de nouvelles ou au voisin de métro qui met sa musique trop fort, à chaque instant se pose la question de notre manière d’appartenir à quelque chose de plus grand que nous. Si nous ne sommes pas capables, dans ces moments quotidiens, de convoquer cette appartenance, comment le pourrions-nous quand il s’agit de notre appartenance à une communauté nationale ou à l’ensemble du vivant ?
Chacun a pu ressentir la différence entre le FIT IN et l’appartenance en écoutant un concert. Orchestre symphonique, chorale de gospel, fanfares, et même le chanteur seul sur scène. Parfois on passe un très bon moment, et parfois, on ne sait pas ce qu’il se passe, mais ça se passe… on se sent pris dans un élan plus grand que nous, et on se sent appartenir.
L’appartenance, c’est ce qu’il se passe quand on devient une partie d’un élan commun. On garde bien sa voix, son timbre particulier, son coup d’archet. On a les yeux ouverts ou fermés, on se balance ou on reste immobile.
Quand on se retrouve dans un événement, quand on va marcher en forêt, quand on partage un moment avec quelqu’un, demandons-nous si nous sommes en train d’appartenir. Pour savoir si nous voulons être les figurants ou les acteurs du changement de société qu’il est urgent d’entreprendre.