Quand mon texte « Lettre à ma génération : pourquoi je n’irai pas qu’en terrasse » a fait le buzz sur Mediapart, j’ai reçu quelques invitations à déjeuner… Le genre d’invitation où on prend le temps de choisir ce qu’on va porter, si on arrive en avance ou pas, car chaque détail est un signe. De ces déjeuners je sortais en me repassant les petites phrases, les regards, les hésitations. En essayant de démêler les circonvolutions, les flous et les pirouettes. En essayant d’évaluer mes chances, ce que je pourrais demander, quelles sont leurs véritables intentions. Il paraît que j’étais la nouvelle Prévert, une vraie plume, un auteur à accompagner. Tout était dit à demi-mot, chaque phrase avait l’épaisseur de codes à déchiffrer. C’était un jeu, et je le savais.
Puis, loin de St Germain de Prés, j’ai rencontré l’équipe de Michel Lafon. Une maison d’édition grand public, commercial si l’on veut, mais en tout état de cause, audacieux et cash. Avec eux, je pouvais parler comme je parle au garagiste du coin. Tout était clair et direct, les choses agréables à entendre comme les autres. Et il en a toujours été ainsi depuis.
Pendant longtemps j’ai consacré mes séjours parisiens à faire des allers retours d’est en ouest et du nord au sud pour entretenir un carnet d’adresse. J’ai serré bien des mains, vu des bouches dire Envoyez-le moi pendant que les yeux cherchaient déjà derrière mon épaule la prochaine personne à saluer.
Je ne compte plus le nombre de médias, d’émissions de radio ou de revues naissantes ou anciennes, que j’ai découvert en allélouyant « Waou ! C’est ça ! C’est ce que je fais ! ». Je vois une démarche commune, je pense pouvoir y apporter quelque chose. Je me revois bondir en dégotant le mail d’un directeur, et noter soigneusement sur une feuille le nom et la date à laquelle je le contacte, avec un petit carré blanc à côté – à cocher ou à rayer.
Les petits papiers se sont accumulés sur mon bureau et les cases sont restées vides. Ni cochées ni rayées. Les quelques réponses qui arrivent, après plusieurs mois et une dizaine de relances, m’annoncent que la personne en question a quitté son poste ou que la revue a changé sa politique éditoriale ou tout simplement qu’elle n’existe plus.
Un média, une maison d’édition, une Maison de la Radio, ne sont pas seulement des organes magnifiques de savoir et d’information. Ils sont aussi des navires bien gardés aux coques effroyables, aux réseaux complexes de connaissances, de piston, de soutien. À ce jour tous mes livres publiés sont passés par le haut de la pile. Aucun manuscrit envoyé par la poste n’a reçu de réponse favorable.
On continuera à vous raconter l’histoire du groupe de musique dans sa cave qu’un producteur entend un jour, de la chanteuse de rue devenue star quand un producteur lui est passé devant. J’ai bien assez entendu les vraies histoires derrière le rideau, pour savoir que celle que je vous raconte en ce moment ne vend pas.
Oui j’ai bien la prétention de vouloir que mon mail que j’ai mis une heure à écrire soit ouvert et lu, que les extraits que j’ai montés soient écoutés. Je prétends avoir ce droit comme n’importe qui pouvait franchir la porte d’un cabaret de la rive gauche et se faire auditionner. Comme on peut avoir le droit, en disant bonjour à quelqu’un, de recevoir une réponse. Et si je suis recalée, je sortirai avec la satisfaction d’avoir eu ma chance et avec de quoi me remettre en question.
Alors bonnes gens, lorsque vous verrez un auteur sortant un livre, recevant un prix, une nouvelle émission de radio ou une nouvelle revue, réjouissez-vous de la richesse de la France. Mais, de grâce, faites charité d’un regard à ceux qui, à travers les grilles des oubliettes, tendent la main pour l’aumône d’être écoutés. Peut-être même un jour aurez-vous envie de réclamer autre chose. Car il n’y a que vous, public, lecteurs, spectateurs, pour dire que vous êtes autres chose que des poissons suivant un appât bien communiqué, et que loin des projecteurs existent des artistes qui vous touchent, vous remplissent, vous secouent, vous apaisent. Peut-être, un jour…