Ce sont les derniers bouts de la ville épargnés par la nécessité d’acheter. Ici pas d’enseigne, pas de publicité. Rien qu’un couloir entre terre et eau, où le corps peut errer, où la rêverie peut courir.
C’est la petite heure du matin et New York se réveille en décembre. Pourtant il doit déjà faire quinze degrés. Les arbres s’offrent un deuxième printemps. Alors que tout s’était préparé à se rouler en boule pour l’hiver, que déjà la ville se figeait à mesure que les arbres se dénudaient, voilà que le soleil déplie tout à nouveau : la queue des écureuils, les bourgeons, mes doigts. Et des possibles engourdis sous la chape du réel.
Alors c’est vrai ? Cette fois ça y est ? C’est accepté, reconnu, ça va passer dans d’autres mains et être porté par d’autres voix ? Ça se prépare, là-bas, de l’autre côté de l’océan. Et c’est venu de mon ventre. C’est un potentiel qui s’actualise.
J’ai neuf heures de route dans le corps après une nuit de quatre heures. Je viens de passer cette nuit une nuit blanche sur skype pour tout finir à temps. Mais impossible de dormir ce matin. Il fallait sortir, saluer comme il se doit cette ville qui m’offre un nouvel air à respirer.
Ma fatigue, je la prendrais dans ma bras tant elle me fait me sentir en vie. Des gens attendent de mes nouvelles, ils attendent que ce que j’ai créé soit finalisé, ils posent des questions, font des suggestions, donnent des avis. Comme c’est étrange, quand on est habitué à se tendre à soi-même une épaule pour pleurer, qu’on se donne au cul un coup de pied, que c’est au mur qu’on sourit quand quelque chose est achevé.
Des étendues de rien, des zones entre béton, parc et poubelle. Les quais du Queens. Blancs et vides. Voilà que des promeneurs arrivent. Ils courent, sautent partout, rient pour rien. Ils ont passé trop de temps derrière les barbelés du réel. Ce sont mes possibles. Des bourgeons d’hiver.
De grosses femmes habillées de noir s’allongent sur les bancs et se caressent le ventre. Elles n’ont plus faim, mes attentes. Elles offrent au soleil un visage avec une ride nouvelle, leur sourire. Autour d’elles de jeunes femmes aux longues jambes sautent en l’air, grimpent à tout ce qu’elles trouvent, écartent les bras vers l’eau en lançant à la ville des cris d’enfant. Mes folies, mes meilleures amies. On s’écarte, pour laisser passer mes
ratés. Ils essayent de courir mais chacun de leur pas est une grimace. Mes espoirs les soutiennent. Contre les grillages, mes colères prennent leur premier bain d’air de prisonnières libérées. Les joies interdites d’une enfance abîmée, les amitiés qui auraient pu mais qui n’ont pas, tout ce qui n’a pas pu être se met à danser devant moi.
Pour la première fois je ne ressens plus de décalage entre mon potentiel de vie et ce que le réel m’autorise à vivre. Pour la première fois, l’air que je respire n’écorche pas mes poumons. Pour la première fois, ma vie danse avec moi sur le quai des possibles.
musique originale : Philippe Noireaut