Cette lettre est une traduction de la vidéo ci-dessous en anglais.
Cher Al Pacino,
Je m’appelle Sarah, je sais que vous n’allez sûrement pas regarder cette vidéo mais je me suis faite une spécialité d’écrire à ceux qui ne peuvent pas me répondre. Aujourd’hui je m’apprêtais à m’offrir une belle joie car j’allais réserver un billet pour venir vous voir à Paris le 23 octobre au Théâtre de Paris. Ce moment aurait été pour moi l’occasion d’apprendre d’un des artistes que j’admire le plus. Je suis artiste mais je suis encore verte et j’ai encore beaucoup à voir et à apprendre. Je suis une éponge prête à tout absorber.
Je ne suis pas dans une posture d’adoration de fan, prête à faire la queue pendant des heures pour prendre une photo avec vous, avec des sourires forcés devant l’objectif d’un photographe. Bien sûr je serais honorée d’avoir une véritable conversation avec vous, parlant de tout et de rien. Si un tel moment m’était donné, je ne le crierais pas sur les toits. Je le garderai comme un trésor et je le déplierai à travers la pratique de mon art.
Mais rien de ceci n’aura lieu, puisque je viens de rater la vente de billets. Je me suis réveillée ce matin à 6:45, j’étais devant mon ordinateur à la seconde où la billetterie s’est ouverte. J’ai essayé de réserver un billet à 90 euros mais c’était déjà fini à 7h02. J’ai appelé la billetterie. On m’a expliqué que c’était normal, que des milliers de personnes faisaient comme moi. J’ai donc essayé de réserver un billet à 190 euros. 190 euros, représente les deux tiers de ce que je gagne par mois, quand je gagne quelque chose ce qui n’est pas toujours le cas. Mais j’étais prête à cela, car je sais peser la valeur des choses, et j’aurais été si fière de me dire « Al Pacino, je l’ai vu sur les planches ! » Ce moment, je l’aurais gardé en moi et il aurait éclos à différents moments de ma vie, répondant à un besoin ou à un doute. Pour tout vous dire, j’ai enregistré ma propre voix ce matin disant « Al Pacino ! Seule chance de ta vie ! Ouvre les yeux ! » J’aurais été prête à me nourrir de soupe aux orties ce mois-ci pour me nourrir de ce que vous allez dire, mais aussi de cette énergie de votre rapport au public dans la salle, et de ce que vous ne direz pas mais qu’on pourra sentir au-delà des mots.
J’avais prévu d’interrompre ma tournée pour monter à Paris vous voir. Car cet automne je fais une tournée dans le sud de la France. Mon plan était de laisser ma voiture chez la dernière personne à m’accueillir, prendre un train (à 100 euros) venir vous voir et filer dans le sud pour finir ma tournée.
Le reste de l’histoire, vous la connaissez (ou pas). Les tickets qui sont maintenant en vente vont de 350 à 950 euros. Ceux qui payent 950 euros font partie de la catégorie Prestige auront le privilège de passer trente minutes avec vous lors d’un cocktail après le spectacle. En voyant cela, voici ce que je me demande : un artiste est quelqu’un qui se donne tout entier au public, qui se met à nu devant lui. Sans le public, il n’existe pas. Comment se fait-il que lorsque notre art est reconnu, on devienne quelque chose auquel seules les personnes très riches peuvent avoir accès ? Je ne comprends pas.
Je ne sais pas si vous êtes au courant, je ne sais pas si vous savez et que vous vous en fichez, ou si vous savez, que vous déplorez mais que vous n’y pouvez rien. Si vous ne savez pas, je me demande quel effet ça fait de perdre à ce point le contrôle sur son art et de ne pas savoir comment cet art se rend jusqu’au public. Si vous savez et que vous vous en fichez, je me demande ce que l’homme de 78 ans dit au gamin du Bronx que la mère emmenait au théâtre et au cinéma quand elle en avait les moyens. Si vous savez, que vous condamnez mais que vous n’y pouvez rien, je me demande quel effet ça fait de se retrouver aussi impuissant et aussi célèbre à la fois.
Je sais que je ne suis rien, et que je n’ai rien à espérer. Si cette lettre arrive jusqu’à vous, je ne peux qu’espérer que vous vous demanderez quelle sorte de produit du show business vous êtes devenu. En tous cas sachez que ce n’est pas l’empreinte que vous laissez dans l’esprit des millions de personnes qui vous admirent.
Je ne suis rien, mais j’ai peut-être un privilège que vous avez perdu. Quand je pars en tournée, je vais jouer chez mes lecteurs, chez mes auditeurs, chez mon public. Je n’ai ni agent ni producteur, aucun directeur de salle ne m’invite. Les gens m’ouvrent leurs maisons, leur appartement, m’emmènent dans un bar de leur quartier, à l’école de leurs enfants. J’ai joué dans des châteaux et dans des yourtes. Je peux être un soir dans une grande maison avec piscine chez un médecin, et le lendemain chez un paysan dans une ferme. Ils partagent avec moi un petit bout de leur vie, ils me font part de leurs inquiétudes, de leurs doutes, de leurs colères. J’essaye d’y répondre par mon art. Quelque chose se passe au-delà de la performance. Cette matière humaine extraordinaire et précieuse, c’est mon privilège. C’est ma catégorie « Prestige »
Qui sont les gens qui viendront vous écouter parler de vos combats, des difficultés que vous avez rencontrées, de votre enfance pauvre, de ceux qui vous ont fait confiance, qui vous ont donné une chance, comment Coppola a dû se battre pour vous imposer envers et contre tous pour Le Parrain. Mais à qui allez-vous raconter tout cela ? Tous ceux qui vont se retrouver dans ce parcours de vie n’ont pas les moyens de venir vous voir.
Je sais que j’ai toutes les raisons du monde de vous envier. Mais si être à votre place signifie perdre la liberté d’être au contact du public et des gens, alors je crois que je n’ai pas envie d’être une star.
Je vous souhaite le meilleur pour ces deux soirées.
Chère fan d’Al Pacino,
Je me retrouve beaucoup dans votre admiration pour cet acteur exceptionnel. À 17 ans, vivant dans un quartier modeste avec mes frères et sœurs, nous avons eu notre première télévision à 16 ans. Malgré les défis, j’ai toujours trouvé une forme de bonheur dans notre quotidien simple. Quand j’ai vu « Scarface » pour la première fois, le personnage de Tony Montana a résonné profondément en moi. Il exprimait une révolte que je ressentais également, face à un monde qui semblait hostile et fermé.
Comme vous le soulignez, la société peut parfois être impitoyable. Dans les années 80, en France, les barrières étaient nombreuses, surtout pour les gens issus de milieux modestes. La discrimination, qu’elle soit raciale ou sociale, était omniprésente et limitait les opportunités.
J’ai été touché par votre lettre parce qu’elle reflète une sensibilité et une lucidité remarquables. Vous décrivez un art qui, malheureusement, semble être devenu un privilège héréditaire, alors qu’il devrait être libre et accessible, basé uniquement sur le talent. Le talent, c’est cette capacité à exprimer des émotions avec vérité et transparence. C’est ce que vous possédez, et c’est cela qui devrait être le critère essentiel, pas votre origine sociale ou familiale.
Je partage votre frustration face aux prix exorbitants pour voir Al Pacino. Cela transforme l’admiration légitime en une forme d’idolâtrie inaccessible. Pour moi, un artiste, comme l’art lui-même, doit être un être humain imparfait qui parvient à capturer la fugacité du temps pour nous offrir quelque chose d’éternel et de grandiose.
L’art a cette merveilleuse capacité à connecter les multiples facettes de notre expérience humaine pour les partager dans un élan de solidarité infinie. Chaque œuvre, qu’il s’agisse d’un tableau, d’une sculpture ou d’un film, raconte une histoire unique, perçue différemment par chacun de nous. C’est cette diversité de perspectives qui fait la richesse de l’art.