Derrière le boulevard bruyant, ce n’est pas un lieu de calme et de sérénité. Oubliez les langoureuses silhouettes détendues enroulées dans une impeccable serviette blanche dans des lieux embués de silence. Ici, les canalisations sont écaillés, les carrelages fendus, les culottes ont des trous, des fils qui dépassent et remontent sur la hanche à moitié enroulées. On se ballade les seins à l’air, et le silence est rare.
Car dans les hammams de quartier comme celui où nous sommes, Dieu qu’elles parlent ! Des robinets qui coulent en permanence. Tellement que tu finis par te dire qu’elles doivent parler de choses bien graves, à en juger par la manière dont les phrases sont balancées comme des coups de poing. À vrai dire tu ne sais pas, tu ne peux qu’imaginer, puisque tu ne parles pas arabe.
En France, ce sont les Maghrébins qui entretiennent la tradition des modestes hammams de quartier. Notre imaginaire des magnificences architecturales vient plutôt du Moyen-Orient et des hammams grandioses d’Istanbul ou du Caire. À Paris, il y a trois types de hammams : les petites pièces au sein d’instituts, bien propres bien chères et bien solitaires ; les hammams luxueux proches des spas des grands hôtels, qui vous offrent dans un confort tout moderne l’imaginaire moyen-oriental*. Et puis il y a les petits hammams de quartier qui se cachent derrière des façades pas jolies jolies ou de lourdes portes cochères. Là, dans ce boucan, au milieu de ce sans-gêne, sous des tuyaux rouillés et des carreaux cassés, on réapprend ce qui est beau et laid, ce qui est propre et sale, et ce dont les femmes sont capables quand elles se retrouvent entre elles.
Ici, tu découvres d’abord quelque chose qui dans nos sociétés nous sont devenus interdits : les corps des vieilles femmes. Savonnés, frottés, rincés par les jeunes filles. Des corps qui ont travaillé toute leur vie, qui ont enfanté, qui ont peut-être été violentés ; qui ont attendu, qui ont porté, qui se sont courbés, qui ont dansé. Et puis on découvre toute la variété des corps qui se laissent aller. Les corps gras qui se répandent et les corps maigres qui se replient ; les seins tombants et les seins saillants. Dans ce lieu embué et bruyant se montre tout ce que notre société nous apprend à cacher : la vieillesse, l’usure ; le trop plein, le trop maigre. Les poils, les taches, les bourrelets, les cicatrices. Une femme s’affale sur le ventre, la tête dans ses bras. Ses seins sont si énormes qu’ils semblent debout sous elle, détachés de son corps. Une autre est si maigre que ses seins en tuyau semblent la courber vers l’avant.
Après la douche, tu traverses la salle déjà encombrée de femmes qui causent. C’est vendredi, jour de la prière chez les musulmans, et traditionnellement au Maghreb, jour de hammam. Dans la salle chaude pourtant, tu ne trouves qu’une seule femme. Quarante ans peut-être. Elle te regarde et te sourit, d’un sourire qui est presque comme un appel. D’habitude, les femmes ne se regardent pas comme ça. Elles cognent des yeux plutôt, retournent tout de suite à leur frottage ou à leurs conversations, et plus tard, se lorgnent les unes les autres. Mais cette femme regarde vraiment, semble chercher à qui elle a affaire. Elle a l’air terriblement seule. Pas abattue pourtant, forte, mais aussi épuisée. Quelque chose de trop lourd pour un seul corps humain lui pèse dessus.
Tu retournes là où tu avais posé ta bassine avec ta clé, ton gant et ton savon. Une femme s’y est installée avec sa copine. Elle parle fort, prend de la place et ne bougera pas d’un centimètre pour toi. Tu n’insistes pas, tu vas en face. Tu sais que c’est la pire place car proche de l’évacuation d’eau. En d’autres termes, toutes les eaux sales des femmes vont couler vers toi. Mais ici, ce qui est propre et ce qui ne l’est pas est inversé. La sueur, les muqueuses, le henné dégoulinant des cheveux, la terre (ghasul, prononcé rassoul) qu’on met sur la peau, ça n’est pas sale. Ce qui est sale, c’est de ne pas savoir se laver.
Est-ce que tu te rappelles toi, de cette partie de peau entre la base du sein et l’aisselle ? Est-ce que tu te frottes tout le long des deux flancs ? Tu y passes souvent derrière tes genoux, entre les orteils, derrière le talon ? Et là, à la base du cou toujours sous les cheveux, est-ce que tu frottes ? Quand je dis frotter, je ne veux pas dire passer une seule fois. Je veux dire y passer des dizaines et des dizaines de fois, et faire tomber ces peaux mortes qu’aucune fleur de douche ni aucun gant tout doux ne peut impressionner. Ici, on n’est pas dupe. Ce n’est pas une belle mousse blanche qui nous donnera l’impression d’être propres, mais ces petits rouleaux de peaux mortes qui nous donnent l’impression d’être une gomme en train d’effacer des pages et des pages de mots inutiles… peut-être ceux que j’entends résonner sans les comprendre.
Devant toi, une femme qui pourrait être ta grand-mère est penchée au-dessus de ses cuisses écartées. Elle se retourne à peine pour se raser le minou. Elle te lance un regard l’air de dire : «Bah quoi, c’est de là que t’es sortie, ma fille ! » Puis elle se rince les cheveux pleins d’argile. Une petite rivière couleur de terre avec des touffes de poils dégouline vers l’évacuation, juste à tes pieds. Tu n’es pas dégoûtée. Des poils, c’est des poils. Tu entends d’ici tes copines dire « Pouah c’est dégueu ! » et soudain, leurs douches quotidiennes avec les petits gants tous doux qui font mousser des savons à la fleur chimique, ça te paraît plus sale que ces corps qui se frottent une fois par semaine dans tous les recoins avec du savon d’olive.
Derrière deux énormes femmes, un petit bout de jeune fille te regarde depuis un moment. Elle a l’air prête à disparaître par dedans, à se retourner sur elle-même et s’avaler toute seule, tant elle est maigre renfoncée dans son torse. Elle te regarde avec… oui, peut-être… tu ne sais pas. Ce regard-là entre une femme et une femme, c’est haram.
On te tapote le bras. Une petite femme à l’allure grandiose te met un bout de savon noir dans la main, et se retourne. Elle veut que tu lui savonnes le dos. Évidemment, ni excusez-moi ni merci. La question ne se pose pas : elle est ton aînée, et même si vous ne vous connaissez pas, tu lui dois aide, service et respect. Ici, c’est comme si on prenait soin d’un grand corps féminin. Tu frottes, en te disant que dès que tu as fini tu vas boire une grande lampée d’eau froide dans la petite bassine en plastique. Elle finit par te remercier quand même, et repart avec ton tabouret à la main.
Tu commences à fatiguer. Se frotter à 50 degrés, c’est éprouvant, et tu n’as pas assez d’argent pour payer un supplément pour le gommage. Habituellement, il y a toujours une femme seule pour te proposer de te laver le dos. Tu regardes autour de toi. La jeune fille maigre est partie. La seule femme seule, c’est celle de la pièce chaude qui est maintenant assise près d’un lavabo. Elle ne se tient pas droite mais elle a l’air de tout dominer. Elle continue à regarder autour d’elle, comme si elle attendait quelque chose. C’est à toi d’y aller. « Tu veux que je te lave le dos ? » Elle attend pour le gommage, mais oui, elle veut bien, et elle fera de même pour toi. Et sans doute, elle attendait quelqu’un à qui parler, car elle se met à te parler. Le gommage, c’est un peu comme l’épouillage chez les chimpanzés, ça permet de créer un lien social.
Tu remarques qu’elle n’a pas beaucoup de peaux mortes. « Ah bon ? Pourtant ça fait six mois que je n’ai pas fait de hammam. À Beyrouth, il n’y a pas de hammam. » Beyrouth ? Oui, elle vient de là-bas. Elle vit dans la partie à peu près épargnée par les bombardements. Enfin quand elle dit épargnée, elle parle des immeubles. Parce que les tremblements quand sifflent les avions, les insomnies en ayant peur de rater une alerte, la voix du porte-parole de l’armée israélienne qui annonce les bombardements à venir et ordonne les évacuations, elle connaît. « Je suis née là-dedans, je ne connais que ça. » Elle est poétesse et cinéaste franco-libanaise, et a dû revenir plus tôt à cause de la guerre.
Ce corps sur lequel sont tombés des milliers de missiles, tu es en train de le laver. Tu as envie d’y aller le plus doucement possible, mais tu sais que ce corps est fort, et qu’il a besoin d’un contact. Elle te demande ton nom. « Sarah ». Elle ne cille pas. Elle sait que c’est un prénom hébreu. Maintenant vous parlez comme deux femmes qui bavarderaient sur un banc public. Tu vas te rhabiller, elle attend encore son tour de gommage. Elle ne se sent pas très bien, mais après ce qu’elle t’a raconté, tu n’as pas envie de jouer l’occidentale apitoyée, et tu la laisses.
Salle de repos. Les tissus recouvrent les cheveux et une partie des corps qui attendent de sécher sur les tapis. On mange des clémentines, on prend un thé à la menthe, on regarde des vidéos sur les téléphones. En face de toi à nouveau, tu retrouves la vieille femme qui se rasait. Elle est habillée en pantalon et tunique, un torchon bleu et blanc en guise de foulard sur les cheveux, et des petites lunettes. On dirait une bonne soeur. Elle a l’air beaucoup moins impressionnante que quand elle était toute nue.
Une femme sort de la salle, le gant à la main. Elle rejoint ses copines qui attendent encore nues. Elle commence en arabe mais finit en français « Soit-disant elle a eu un malaise, alors elle passe avant tout le monde celle-là ! » Ses copines sont catégoriques : « Si elle va faire un malaise, elle fait comme tout le monde, elle sort et elle attend dehors. » Les flèches acérées pleuvent. Je sais très bien de qui elles parlent. Elles parlent de celle qui a écrit un jour sur son blog : « Je me sens poudre. Je suis inhabitable tout comme tous ces villages emportés par le feu de Netanyahou et sa haine. »
Ici au hammam, j’ai retrouvé toute l’humanité, dans ce qu’elle sait être de plus fraternelle et de plus intolérante, de plus pur et de plus sale.
Ce texte a mis plusieurs jours pour être travaillé. Car oui, l’écriture, c’est un travail, c’est mon métier, et c’est ma vie. Je n’ai pas un job me permettant d’écrire à loisir gratuitement. Ce texte, aucun média n’a voulu le publier contre rétribution. Des textes comme celui-ci, j’en ai beaucoup en moi, mais je ne peux en écrire 10% car tout ce que je publie sur ce blog n’est pas rémunéré. Alors, si vous pensez que ce texte vaut un café, vous pouvez me le donner ici https://fr.tipeee.com/sarahroubato avec votre carte bancaire ou par Paypal. Merci !
*Avec une exception pour le hammam de la Mosquée de Paris, qui malgré un look de carte postale, se trouve investi en semaine par des maghrébines qui y font régner l’ambiance de hammam de quartier.