Le goût des fruits qu’on trouve sur le chemin

Rien à faire, je redeviens enfant. Me lèche les doigts et sautille de joie. J’ai trouvé des fruits ! En me promenant, par hasard. Sans les attendre. Les prunes au bord d’un verger entre deux villages du Gers, sur une route écrasée de chaleur. Les figues de barbarie dans une ruelle d’une petite ville des Causses du Quercy, qui m’ont laissé quelques pics dans les doigts, les pommes d’un hameau de la montagne noire, les pêches et les prunes du jardin d’une maison secondaire de l’Ariège.

À vrai dire ils ne sont pas toujours meilleurs que ceux que je trouve sur les marchés. Mais ils ont meilleur goût quand même. Le goût d’un cadeau inattendu, comme quand un visage familier surgit d’un lieu et nous l’égaye pour quelques secondes. Ils ont le goût de la sueur de la marche qui ne sait pas quand elle finira. Ils ne sont plus des produits consommés pour satisfaire un plaisir, ils sont un événement, attachés à un lieu, au vent qui soufflait ce jour-là, au chant des cigales ou au bruissement des feuilles sous les pieds. Ces fruits-là, on les mange toujours en riant. On se sent privilégié. On retrouve le plaisir d’avoir les doigts qui collent.

Ils ont surtout le goût d’une saison. Il y a une jouissance incommensurable à retrouver chaque année un fruit qu’on n’a pas mangé pendant dix mois. À  goûter les premiers et à se dire que les suivants seront de plus en plus bons. Quelque chose qui s’apparente à l’effervescence des jours de marché en montagne, quand tous les habitants descendent dans la vallée et convergent vers la même place. Ici la rencontre a un goût particulier. Celui que n’ont que les choses dont on a ressenti le manque. Le manque, qui est considéré comme le mal absolu dans nos sociétés qui nous vantent les mérites de l’abondance. Mais il n’y a d’abondance que dans l’alternance entre le manque et la satisfaction. Si tout m’était disponible en tout temps, je n’aurais plus de désir. Mon plaisir n’existe que dans un relief.

Une personne travaillant dans une de ces boulangeries devenue institution dans un quartier de grande ville m’a raconté un petit changement apparu récemment. On se mettait à refaire des viennoiseries et de pâtisseries en fin de journée, car les clients venant à 18h n’étaient pas satisfaits de ne plus trouver la tarte mirabelle, et ne pouvait se résoudre à prendre une tarte abricot. De ce fait, au lieu de finir la journée avec très peu de restes, assez peu pour pouvoir les partager entre les employés, la boulangerie finissait avec une vitrine remplie comme aux heures de pointe.

Ce mécanisme, nous le mettons en place pour satisfaire cet enfant que nous avons tous croisé dans un rayon de magasin, celui qui crie en étirant la main : «  Je veux… ! Je veux… ! Je veux… ! » Cet enfant-là ne connaîtra pas le plaisir de ratisser la dernière tartelette du rayon, ni celui de l’enfant derrière lui qui devra goûter à quelque chose de nouveau.

Quelle espèce de temps plat avons-nous inventé qui rend tout ce que nous mangeons disponible à tout moment, qui le déconnecte d’un cycle au sein duquel le travail de l’homme prend tout son sens, et qui, en nous faisant croire qu’il nous comble, tue en nous le désir ? Il serait peut-être temps pour nous de retrouver le manque, pour savoir jouir à nouveau.

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