Appels au boycott, aux cartes postales à envoyer à la Maison Blanche, à contacter les représentants de chaque État, à faire des dons à ACLU (American Civil Liberties Union), les réactions à la séparation des enfants de migrants de leurs parents à la frontière états-unienne sont unanimes et nombreuses. Indignation, honte, colère, sincères et légitimes. Déclarations de l’ONU, marches de citoyens, parole arrachée par des membres du Congrès, avertissements de psychologues, journalistes ne pouvant contenir leurs larmes… Quelque chose qui dépasse les clivages idéologiques et les catégories sociales a été rallumé. Dans ce flot émotif et indigné, aucun doute possible : nous sommes du bon côté de la barrière. Derrière, une administration inhumaine, cynique et cruelle, ôtant aux migrants leur humanité, dont un fou à perruque blonde tire les ficelles. Se pourrait-il que cet événement nous interroge malgré tout sur notre position envers ceux qui, à nos frontières, risquent leur vie pour offrir à leurs enfants une chance de grandir loin de la violence ?
De l’ordre avant toute chose
Nous sommes tous habitués à voir des horreurs aux infos. Et pourtant, ni les enfants afro-américains tués ni les jeunes filles autochtones disparues au Canada n’ont suscité dans le monde entier des marches, des appels à boycott ou des condamnations de l’ONU. L’injustice et l’horreur ont leurs critères de succès. Si cet épisode bouleverse autant la société américaine, c’est parce qu’il touche à ce qui est le plus sacré dans la culture occidentale et particulièrement aux États-Unis : les enfants, mais aussi parce qu’il interroge ce qu’est la nation américaine : un pays bâti sur le rêve de gens qui quittent leur pays à la recherche du Rêve Américain, et sur la croyance bien amarrée des Américains d’être le peuple porteur du Bien.
Mais avec la brutalité des crises sociales, économiques et culturelles, l’idéologie de l’ordre à restaurer à de quoi fleurir. Lorsque le représentant Jerrold Nadler interrompt une séance au Congrès pour dénoncer la séparation des enfants de leurs parents à la frontière mexicaine, le président de l’assemblée souhaite enchaîner. Un cri de foule se fait alors entendre : « Families belong together ! ». Le président déclare alors « We will be in recess until the capital police restores order ». Pendant ce temps, le Président des États-Unis déclare « So we want a safe country, and it starts with the borders. » Restaurer l’ordre et la sécurité, voilà qui répond à la peur qu’ont toujours suscitée ceux qui affluent aux portes d’un territoire, de tout temps et sur tous les continents. Donald Trump sait jouer sur ces peurs ancrées dans notre comportement de primates et de mammifères : « They could be murderers and thieves and so much else[1] » Il ne croit pas si bien dire. Car les associations et les spécialistes le soulignent : le traumatisme vécu par ces enfants aura des conséquences sur leur vie, et augmentera leurs chances d’instabilité psychologique, condition idéale avec l’exclusion pour mener au crime. Much else, c’est peut-être bien Donald Trump qui est en train de le fabriquer.
La force des images
Depuis le mois d’avril, 2300 enfants venant de pays d’Amérique centrale ont été séparés de leurs familles[2]. Pour les habitants des villes frontières et les agents frontaliers, cela fait plusieurs semaines que ce qui arrivait occasionnellement est devenu la norme. Et bien plus longtemps que les migrants sont maintenus « en cage » dans des centres criminels ou administratifs. Mais il a fallu des images pour comprendre qu’une détention signifie enfermer des gens. Il a fallu des enregistrements sonores et d’autres images encore pour comprendre que les enfants pleurent, qu’ils soient séparés ou non de leurs parents. En l’occurrence, la petite fille de la photo de John Moore pas été séparée de sa mère. Mais elle en est devenue le symbole. C’est que cette photo n’est plus journalistique, elle est artistique. Et que l’art s’occupe de vérité et non de véracité.
La misère doit être mise en représentation pour nous toucher. Et bien mise, avec ce qui nous touche le plus : le sort des enfants. Il nous faut la photo qui dit tout, celle d’un enfant échoué sur une plage turque, ou celle d’une petite fille pleurant pendant que sa mère se fait fouiller. Il nous faut de quoi partager sur les réseaux sociaux, et exprimer notre indignation en quelques lignes ou avec un smiley mécontent ou triste. Les rapports des ONG, les papiers des reporters qui mettent en garde avant que tout le monde en parle, les livres de ceux qui sont sur le terrain depuis bien longtemps, n’engendrent pas des levées de bouclier. Ils sont noyés dans le flot d’informations que nous recevons chaque jour du monde. Et pourtant, certaines photos parviennent à susciter nos réactions, et d’autres non. Pourquoi celle-ci et pas celles-là ?
Sans doute qu’il nous faut une origine directe et bien identifiée du fléau. Car pour les enfants congolais descendant dans les mines pour extraire des minéraux que nos États achètent, pour les enfants malformés des champs de Monsanto en Argentine dont nous achetons les produits, ou pour les enfants esclaves des champs d’huile de palme dont les villages sont brûlés pour notre pâte à tartiner, la chaîne de responsabilités est trop longue : exploitants agricoles, entreprises qui les emploient, supermarchés qui achètent les produits… consommateurs qui les achètent pour faire plaisir à leurs enfants ? Alors, point de mouvement de foule, point de marches. À l’opposé, Donald Trump est identifiable, caricatural et spectaculaire. Un candidat idéal pour exercer notre indignation. Notre compassion, aussi légitime soit-elle, n’est pas évidente. Elle est sélective. Fabriquée, suscitée, enclenchée par des processus médiatiques auxquels nous réagissons. Et elle mérite que nous l’interrogions pour ne pas en devenir les marionnettes. Simplement pour en être dignes.
On ne peut qu’espérer que les cris et les larmes des enfants parqués aux frontières des États-Unis fassent résonner ceux qui n’ont pas eu la chance de se faire entendre : les milliers de cris avalés par les mers sur les route de l’Europe de tous ceux qui sont tous devenus des enfants dès lors qu’ils ont essayé de renaître. Car chez nous se jouent depuis des années des drames, moins spectaculaires car plus silencieux.
En Europe : autres méthodes, mêmes enjeux
Dix jours à peine avant le tollé d’émotion suscité par les images des enfants migrants aux USA, le bateau l’Aquarius contenant 629 migrants se voyait interdit l’entrée par les autorités italiennes et maltaises. Alors que le président de l’Assemblée de Corse ouvrait les portes de l’île de beauté, le gouvernement français fit une prouesse d’esquive digne de la citation :
« La question du flux migratoire est un défi pour l’Europe, et cette question doit être abordée dans le cadre européen et qu’elle passe en France par une politique équilibrée qui consiste d’abord à traiter avec les pays d’origine de ces migrations les conditions de départ et les conditions d’accompagnement au développement pour éviter ces départs. Elle passe aussi par une politique de contrôle des frontières de l’UE.[3] »
Devant ce refus édulcoré, point de manifestations, point de marches, point d’appel au boycott, point de journalistes en larmes. Bien sûr, il nous manquait les images des 123 mineurs et les 7 femmes enceintes vomissant, crevant de soif, fatigués et affaiblis, tremblant de peur. Leur prison manquait de barbelés, elle n’avait que les 275 000 km2 bleus de la mer Tyrrhénienne. Aucun micro pour enregistrer les cris des enfants. Nous ne saurons jamais comment sonne une angoisse longue de sept jours et sept nuits.
Suite à des critiques au sein de la majorité, la France propose maintenant d’accueillir une partie des migrants aujourd’hui en Espagne. Élan de générosité, ou calcul politique comme celui de Trump signant un décret pour empêcher la séparation des familles ? Certes, nous n’avons pas eu un Premier Ministre lançant un chiudiamo i porti (fermons les ports). Nous avons simplement donné 3 milliards d’euros à la Turquie pour ne pas que les migrants arrivent en Europe.
Chez nous, ce ne sont pas les déclarations hystériques d’un chef d’État, ou la veste taguée de la Première Dame qui posent question : c’est le silence. Celui de nos politiques, et sans doute aussi, le nôtre.
L’horreur naît dans notre quotidien, est élevée par les circonstances, et grandit dans notre indifférence
La question des flux migratoires est complexe et prétendre qu’il y aurait à choisir entre accueillir et repousser, entre ouvrir et fermer, serait ridicule. Mais si nous avons la capacité de lever les boucliers derrière nos écrans quand tous les ingrédients d’une vague d’émotion médiatique sont là, pourquoi ne pas le faire pour des situations qui se passent à nos portes ?
Ce qu’il se passe aux États-Unis, nous pouvons toujours le regarder de loin et nous dire qu’ils sont fous, que ce pays n’est décidément plus une démocratie. Mais nous pouvons aussi prêter l’oreille à ce qui fait écho à nos propres comportements. Car l’horreur naît dans notre quotidien, est élevée par les circonstances, et grandit dans notre indifférence.
Elle commence quand nous parlons de gens comme d’une masse. De quoi parlons-nous quand nous évoquons le problème des migrants ? Parlons-nous de médecins, d’ingénieurs bien établis dans leurs pays qui fuient la guerre, parlons-nous de journalistes ou de cadres menacés par un régime, parlons-nous de minorités fuyant les persécutions, de jeunes hommes cherchant à se sortir d’une misère trop pâle pour intéresser nos caméras ?
Elle commence quand me demande si je suis sûre d’être seulement française avec la tête que j’aie, moi qui suis née en France, qui ai mes souvenirs de jeu au parc Brassens, découvert ce que devait être ma vie à la rencontre de Baudelaire et de Zola, qui ai fréquenté les grandes insitutions parisiennes et ses hameaux les plus reculés de ce qu’on appelle La France profonde.
Elle commence dès que quelqu’un investi d’un pouvoir, fût-il minime, brandit une règle à l’encontre de tout bon sens. Dès que cette règle piétine des enjeux humains, de santé et de bien-être fondamentaux. Oui, dès que l’administration refait faire trois fois sa photo de pièce d’identitié à une personne en fauteuil roulant qui souffre d’une maladie l’empêchant de lever la tête, dès qu’un chauffeur de bus qu’il vient d’arrêter à un feu rouge laisse résolument sa porte fermée à une femme chargée de courses tenant un enfant à bout de bras, dès qu’un patron de café refuse le toit de sa terrasse à une personne n’ayant pas les moyens de se payer un café mais voulant s’abriter d’une trombe d’eau, nous sommes déjà dans le même geste que celui de Donald Trump défendant l’application de la loi.
L’application d’une règle au mépris de tout bon sens, l’association de l’identité française d’après des traits physiques, la confusion de situations distinctes en une masse informe, voilà déjà quelques ingrédients nécessaires à créer le genre d’aberration que nous observons actuellement de l’autre côté de l’Atlantique. Une aberration qui pourrait bien n’être qu’une cousine à peine éloignée de celle qui s’affaire à nos frontières.
[1] 3’03 https://www.youtube.com/watch?v=k7lEt_Yr6-w Déjà en 2015, il déclarait : « They are not sending you, they’re not sending you. They’re sending people that have lots of problems and they are bringing their problems to us. They are bringing drugs, they are bringing crime, they’re rapists. »
[2] PBSO News Hour
https://www.youtube.com/watch?v=UCxbJFUoqFs
[3] http://www.lalibre.be/actu/international/la-touche-d-humour-maladroite-entre-edouard-philippe-et-charles-michel-au-sujet-de-l-aquarius-5b1f8e365532a296886a5fe4
Merci infiniment pour ce texte, et pour les autres.