Ce dont ce projet a besoin : d’un éditeur !
Au cœur d’un été toujours plus brûlant et toujours plus bruyant, que l’envie m’est venue de me pencher sur ce qui est en sursis, comme on se penche sur l’eau d’un lavoir où plus aucune parole ne résonne. Sans pleurnicher et sans revendiquer, juste pour regarder quelque chose s’en aller.
Le rocher ne prétend pas arrêter le courant. Il peut seulement lui donner une forme, l’empêcher de se déverser tête baissée. Lui proposer de ralentir, de se détourner, une micro seconde. Il est peut-être la question que la montagne pose à la rivière.
Ainsi j’ai essayé de poser quelques rochers sur la rivière de notre époque. Sur ses déséquilibres, sa vitesse et sa direction unique. Interroger le temps présent depuis un autre temps. Interroger la société liquide par ce qui tient depuis longtemps à l’humain, et dont on se détourne. Pas pour dire c’était mieux avant, mais pour tenter de retrouver le chemin d’un équilibre, et donc de la paix.
Ce manuscrit est une série d’éloges. Faire l’éloge, c’était peut-être prendre la pose du rocher. S’ancrer, se poser, interroger ce qui s’écoule à toute vitesse. C’est se tenir entre les trois temps : porter le passé de la montagne, se laisser sculpter par le présent, et inviter l’avenir.
EXTRAITS
Éloge de l’abondance
L’abondance est ce qui me fait encore sourire une fois disparu. Elle n’est pas dans la joie d’accumuler, ni dans la satisfaction d’avoir des tomates en toute saison, ni dans la reproduction de la même expérience dans des destinations différentes de vacances. Elle est dans le rapport que j’entretiens à l’objet, à la nourriture, au paysage avec lequel j’entre en relation. Elle est dans la manière dont je jouis ; dans la joie de retrouver chaque année un fruit ou un légume que je n’ai pas mangé aux autres saisons ; dans ma capacité à aiguiser mon regard pour suivre les microchangements d’un paysage où je reviens. Elle est dans la fête célébrée chaque fois que je retrouve le sourire de quelqu’un avec qui « ne rien faire » suffit ; dans le plaisir décuplé que je suis capable de trouver dans la plus simple expérience – voir une fleur s’ouvrir ou un arc-en-ciel se dessiner dans une flaque d’huile. Alors elle accomplit quelque chose d’extraordinaire : elle fait de moi un sujet, plutôt que l’intermédiaire entre la fabrication d’un produit et sa vente. Je ne suis plus le réceptacle passif d’une offre éternelle, je participe au monde qui m’entoure.
Maintenant je sais que l’abondance n’est pas quelque chose qui m’est donné, mais ce que je crée dans mon rapport au monde. Elle est ma capacité à accueillir ce qui se présente à moi, qu’elle soit chère ou gratuite, simple ou sophistiquée, accessible en tout temps ou rare. Elle est enfant de la sobriété généreuse du vivant. Elle s’inscrit dans ses limites, dans le peu et dans la juste mesure de ce qui est à prendre. Et elle est infinie dans ma capacité à m’en émerveiller, à en jouir et à la partager.
Éloge de la conscience
À chaque instant, on me pousse à fermer les volets de cette fenêtre. À n’envisager ce que je fais que pour me faire plaisir ; à orienter ma vie dans la seule direction de mon bonheur personnel. Depuis toujours on me demande « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? ». On ne m’a jamais demandé « À quoi tu veux participer ? » Mon plaisir, mon bien-être et mon bonheur, je l’envisage avant tout dans la satisfaction à consommer, posséder et jouir d’un objet, d’un divertissement, d’un lieu ou d’une expérience. Participer à un effort collectif, aider ou soutenir plus faible que moi, sentir que ce que je fais est utile, sont des plaisirs pour les personnes à part, celles dont je vais dire qu’elles se donnent, se sacrifient, ne pensent pas à elles mais aux autres. Comme s’il n’y avait pas de bonheur à trouver dans le don. Et pourtant…
Quand je chante dans une chorale, ce n’est pas la beauté de ma voix qui me donne du plaisir, c’est le fait qu’elle se fonde avec les autres. Ici, je ne cherche pas à faire valoir ma singularité. Je ne perds pas ma voix propre, mais mon plaisir est dans ma participation à plus grand que moi. Je me dépasse tellement que j’acquiers une nouvelle puissance, pas celle qui me distingue ou qui écrase l’autre, mais une puissance qui tient sa source de mon lien même à l’autre. Ce sentiment, je sais que je peux le retrouver dans d’autres sphères de ma vie.
Avec le temps peut-être, j’apprendrai à déployer une conscience qui ne dépendra pas de mon appartenance sociale, qui ne sera ni un drapeau ni un mot d’ordre ; qui ne promettra ni punition ni récompense. Elle ne sera pas un énoncé à suivre, mais simplement une boussole qui me permettra de savoir dans quelle direction je marche. Elle ne froncera pas les sourcils chaque fois que je la trahirai, mais elle sera simplement là pour me faire sentir mon appartenance au monde. Elle m’offrira la chance de me soucier de ce qui me dépasse. C’est là qu’elle me rendra ma puissance. Une puissance qui n’est pas forcément ce qui s’accomplit, mais dans ce qui pourrait s’accomplir, si elle rencontrait les bonnes circonstances. Ce potentiel d’agir dans le monde, je ne peux peut-être pas le déplier maintenant, mais qui est là. Alors, même si je n’y arrive pas, je sais que j’aurais participé à plus grand que moi. J’aurais retrouvé le pouvoir d’appartenir.
Éloge de l’échec
On reconnaît souvent un grand artiste à la réponse qu’il donne quand il est interrogé sur son succès, quand il reconnaît ce qu’il doit à un ensemble de facteurs qui lui échappent. Il sait qu’il ne mérite pas plus que ceux qui, à talent et travail équivalents, n’ont pas bénéficié des mêmes circonstances. C’est là qu’on reconnaît aussi le bon journaliste : c’est celui accepte cette humilité face à la contingence. Les autres s’accrocheront à l’histoire qu’ils veulent vendre : l’artiste exceptionnel dont le talent a ébloui tout le monde, et qui ne pouvait que rencontrer le succès.
Les rares histoires des personnes qui, parties de la misère la plus totale, sont parvenues au plus haut – les Charlie Chaplin, les Oprah Winfrey, les Quincy Jones – deviennent des produits qui se vendent très bien sur le marché médiatique et du développement personnel. Les formules j’ai toujours su que j’y arriverai, je n’ai jamais douté, ou encore j’agis bien, donc je vais y arriver deviennent des mantras. Je peux orienter ce qui s’accomplit dans ma vie, éviter aux chances qui se présentent de finir dans le caniveau, provoquer les rencontres fertiles. Si ça ne marche pas, c’est qu’il y a quelque chose en moi à corriger. Alors la réussite comme l’échec deviennent l’occasion d’affirmer la toute-puissante de l’individu face au chaos du monde.
Ces enfants de l’échec, voilà que j’ai envie de raconter leur histoire. Aux personnes qui n’auront pas fait les bonnes rencontres, qui seront arrivées trop tard ou trop tôt, je ne leur dirai pas qu’autre chose les attend. Je vais les écouter, et les accueillir avec leur récit. Tous ces petits cailloux qui peuvent briser un destin, épuiser une volonté, empêcher un talent de naître, j’aimerais les montrer, quitte à ébranler le récit de notre capacité à contrôler notre destin et à donner du sens à ce qui nous arrive.
Quand les enfants de l’échec auront à nouveau le droit d’exister, alors j’aurai une force nouvelle. Je n’agirai plus dans l’espoir du succès, car je sais que je n’aurai pas forcément ce que je mérite. Je saurai contempler mon impuissance et l’injustice du monde, sans avoir besoin de la nier ou de la repousser et sans qu’elle me paralyse. J’aurai acquis l’humilité de faire de mon mieux, pour rien. La meilleure version de moi- même, je travaillerai à l’atteindre sans attendre qu’elle me rapporte. Pour ce qui adviendra, pour la beauté du geste, ou simplement pour ne pas trahir ce que je suis. Je n’attendrai rien, aucune récompense. Je serai capable d’embrasser mes échecs comme on accepte de voir la neige disparaître sans savoir si elle reparaîtra l’an prochain sur les sommets.
Éloge du désespoir
Tout élan a un point d’épuisement au-delà duquel il perd de sa vitesse. C’est le point d’apogée, au-delà duquel le funambule perd l’équilibre. C’est le chiffre au-delà duquel une espèce est en voie d’extinction ; le point de non retour où la personne maltraitée enfin dit non ; le jour où le détenu à l’isolement ne veut plus s’alimenter. Ça ne prévient pas, ça arrive et ça ne se donne pas des airs. C’est juste qu’un jour, on arrête d’espérer.
Soudain, je n’ai plus eu envie de me révolter. Me voilà capable de dire Ça ne marche pas, ils n’en veulent pas, sans ressentir de colère et donc sans espoir, car il faut beaucoup d’espoir pour être en colère. Le désespoir, ça soulage. Je pèse moins lourd, comme la plante qu’on a séchée. Voilà que je marche sans joie et sans attente. Sans tristesse non plus, mais simplement sans chercher l’horizon. Les portes qui se ferment sur mon passage ne me font plus mal. Elles font ce qu’elles ont à faire, et je fais ce que j’ai à faire. L’eau qui coule de la montagne n’a pas de courage, elle est eau. Alors je continue, pas parce que j’y crois encore, mais parce que je suis moi. Je ne cherche plus à obtenir ce que je mérite, mais simplement à faire ce qui est juste, dans la justesse de ce que je suis et la justice dont le monde a besoin.
Je marche la même route mais pas du même pas. Mon pas doit être léger, comme sur un lac gelé, sans chercher à y laisser une empreinte. Je marche avec attention mais sans attente. Me voilà enfin délivré de l’avenir. Je ne dépends plus de ce qui peut m’arriver pour mon bonheur. Je ne suis pas le sage en retraite dans son monastère ni le génie incompris dans sa tour d’ivoire. Je pratique simplement le détachement du paysan qui n’a pas besoin de croire que la graine va pousser pour la planter, et qui sait très bien qu’elle peut ne pas germer. Il le sait d’expérience, pour tous les orages, les crues et les sécheresses qu’il a connues. Il la plante parce qu’il est paysan, et que c’est son geste-au-monde.
Ce que j’accomplis ne sert plus mon but, mes aspirations, mes envies, mais un grand élan auquel d’autres participent aussi. Alors que je réussisse ou pas n’a plus la même importance, car ce qui compte, c’est que je suis une partie de cette grande vague qui s’appelle espérance.
Éloge de la colère
La colère dont je veux parler n’est pas le trépignement de l’enfant gâté qui n’obtient pas ce qu’il veut, ni l’agacement de la personne qui reproche à une autre ce qu’elle est. Elle est plutôt l’éveil du sentiment d’injustice. Soudain, ce qu’il se passe en dehors de moi me concerne. Quand l’autre qui m’est pourtant totalement inconnu est méprisé, oublié ou renié, rabaissé ou moqué, quelque chose de l’humain que je porte est abîmé.
Cette colère que je ressens ne me contraint pas, au contraire. Elle me grandit, elle m’élargit, comme quand je chante au milieu d’une chorale. Je participe à un corps plus vaste que le mien, à un chant plus grand que ma voix. Alors peu importent mes frustrations personnelles, car cette colère me porte à participer à un élan qui continuera sans moi et au-delà de moi. « Quand on n’est pas en colère c’est qu’on est tout seul », disait Brel.
Cette belle et saine colère, je lui souhaite de devenir un sujet de société plutôt qu’un objet médiatique, quelque chose qu’on écoute et qu’on intègre plutôt que quelque chose qu’on observe et qu’on relaie. Car une société qui ne sait plus produire et écouter sa juste colère, serait une société du renoncement et de l’indifférence.
Éloge de la verticalité
Elle doit bien exister quelque part, cette verticalité qui n’écrase pas, qui ne dénigre pas, qui n’impose pas, mais qui parvient à engager le meilleur de chacun, comme le chef de chœur permet aux chanteurs et aux musiciens de chanter ensemble. En anglais, on l’appelle conducteur plutôt que chef, ce qui lui va mieux. On le voit de dos, car il n’est pas le centre du projet, il n’en n’est que le passeur.
Si quelqu’un sait animer une réunion et équilibrer les points de vue, faisons-lui confiance pour distribuer équitablement le temps de parole. Pour comprendre que cette personne qui a du mal à s’exprimer aura besoin de plus que trois minutes pour en dire autant que ce que cette autre personne pourrait dire en deux minutes. Si une autre personne sait traduire efficacement l’esprit d’un groupe sans se mettre en avant, qu’elle soit porte-parole. Une autre qui sache apaiser les tensions, une autre encore donner un cap, faisons-leur confiance. Si encore quelqu’un sait saisir la colère et l’espérance d’un groupe, poser les mots que personne n’a jamais prononcés, mais qui sont déjà les nôtres ⁄ qu’on reconnaît tout de suite quand on les entend, offrons-lui la chance de porter notre voix. Se donner des rôles et se structurer, ce n’est pas déléguer un pouvoir, c’est reconnaître le talent de chacun, et se faire confiance. C’est permettre à chaque singularité d’être mise au service d’un élan commun.
Il existe une verticalité qui est simplement celle de la colonne vertébrale, à laquelle les muscles peuvent s’accrocher, pour que leur mouvement ait une direction. Structure, souplesse et élan. Ainsi le talent singulier de chacun s’accroche à la structure d’un collectif qu’un souffle porte.
N’être que dans la structure, c’est ne pas épouser le mouvement du vivant et me condamner à la rigidité. N’être que dans le flot du moment, c’est aller nulle part et me condamner à la dispersion. N’être que la tige qui se dresse, c’est risquer de m’asservir à ce qui brille. Je peux rejoindre l’immobilité de la roche, le mouvement de la rivière et l’énergie de la fleur tendue vers la lumière. Partout où j’irai, je chercherai à être roche, rivière et fleur.
Éloge de la rigueur
Les yeux du musicien se ferment. Le comédien prend de l’épaisseur et devient plus grand que nature. Devant nous, la marionnette prend vie. Le boulanger pousse un soupir de satisfaction à chaque pain qu’il sort du four. L’artisan recule pour mieux regarder ce qui a pris forme sous ses doigts. L’entrepreneur a la gorge serrée en inaugurant ce qu’il a passé de longues soirées à imaginer sur son bureau. Le maître d’arts martiaux prend avec fierté la main de son élève qui vient pour la première fois de le faire tomber.
Il y a une harmonie à retrouver entre rigueur et flexibilité, entre persévérance et adaptabilité, entre le dépassement de soi et l’écoute de soi. C’est un équilibre délicat, mais c’est bien pour ça qu’il est à souhaiter, loin de ceux qui rejettent tout ce qui s’expérimente aujourd’hui, persuadés de la décadence inéluctable de nos sociétés, et plus confortables dans la nostalgie d’un temps idéalisé. Mais loin aussi de ceux qui pensent échapper à un système injuste et violent en mettant l’éducation au service de l’individu centré sur lui-même. Il y a un travail qui annihile et fait de l’individu une machine à reproduire, qui épuise les corps et vide la pensée. Et puis il y a l’asservissement à son seul plaisir, qui fait picorer de projet en projet, et fait de nous des gens de peu de parole sur qui on ne peut pas compter. L’un nous détruit, l’autre nous perd. Entre les deux, il doit bien y avoir quelque chose à espérer.
Éloge du vouvoiement
C’est pas cool, une personne qui veut vouvoyer. C’est même snob, car c’est refuser la proximité. Ça fait pas égalitaire, pas peuple. On se tutoie ? est pourtant la question la plus dictatoriale qui soit. Elle ne demande rien, elle impose. Soit tu dis oui et tu rentres dans un système de valeur qui décrète que tutoyer c’est être proche, décontracté, cool, ouvert, et vouvoyer c’est être distant, coincé, hautain. Soit tu dis non et tu vas tout de suite briser l’élan de l’autre vers toi. C’est aussi une question qui décrète ce qui devrait pouvoir advenir naturellement, au bon moment. Elle cueille un fruit avant qu’il soit mûr. Si on se mettait à regarder le vous et le tu d’après leurs potentiels, on verrait que après le tu, il n’y a rien, car on ne repasse pas du tu au vous. Dans le vous au contraire, il y a une promesse. Un tu dort dans le vous. Simplement, il prend le temps de s’ouvrir, si on lui donne assez d’eau et de soleil.
On peut vouloir admirer de loin une vallée avant d’y descendre. Comme on peut vouloir faire durer le désir de loin avant de se toucher. La juste distance permet au peintre de saisir son sujet, au couple de tenir, à la proie de se protéger du danger. La distance n’est pas nécessairement froide. Deux comédiens sur un plateau qui se rapprochent trop détendent l’élastique émotionnel. Qu’ils s’éloignent l’un à cour, l’autre à jardin, et la tension est immense. Si la corde d’un instrument n’est pas tendue, elle ne sonne pas.
Éloge de la parenthèse
« J’entre sans attendre que la porte s’ouvre. Je sais qu’il n’est pas question qu’il s’interrompt pour venir m’ouvrir. Je le trouve en train de nettoyer l’établi. Je m’assois sur une marche. On parle l’air de rien, pendant qu’il range les derniers outils, accroche ce qui doit sécher jusqu’à demain et rince sa tasse où le café de midi a été oublié. Un rayon du soleil d’hiver traverse les carreaux. On entend les étourneaux aller de l’érable au hêtre juste dehors. Dans ce moment parenthèse entre la journée de travail qui finit et la routine du soir qui l’attend, quelque chose de lui devient disponible. C’est là que, chaque jour pendant plusieurs semaines, je l’ai véritablement rencontré. »
C’est à l’heure de rentrer les bêtes que l’éleveur s’est mis vraiment à me parler. Au moment de ranger le chantier, que le maçon s’est confié. Toutes les rencontres qui ont compté pour moi se sont faites entre parenthèses. J’ai dîné chez des milliers de gens, mais c’est toujours des conversations de cuisine, entre la fin du repas et le coucher, que je me souviens. Comme si les choses ne devaient se passer que dans les plis de nos vies, toujours en dehors des espaces qu’on leur assigne. Tous les ados savent que c’est dans le couloir et sur les balcons qu’ont lieu le meilleur des soirées.
On se pose sur les marches d’un escalier de secours, dans un couloir où plus personne ne circule, sur les briques d’un chantier, sur un banc oublié. Le plus nulle part qu’on peut, pour le plus rien à faire possible. C’est tout ce qu’il nous faut, mais c’est vraiment ce qu’il nous faut. Ici je n’ai rien à démontrer, rien à prouver, puisque je ne suis plus la vendeuse, le patron, la gérante, l’employé, l’enseignante, la mère, le fils, celui qui est né là ou celle qui est partie là-bas. La personne assise à côté de moi n’a aucune image de moi, aucune attente, aucun intérêt. Elle ne fait que saisir ce que je suis à cet instant, quand il ne reste de moi que l’essentiel. Ce qu’on partage ici ne se postera sur aucun réseau et ne se racontera dans aucun roman. Parce qu’ici, on ne parle pas de ce qui nous arrive, mais de ce qu’on espère, de ce qu’on refuse, de ce qu’on combat. On ne se connaît pas par ce qu’on a accompli, mais par ce qui dort et rugit et espère et chante en nous.
Se rencontrer entre parenthèse, c’est s’autoriser à rencontrer des personnes qu’aucun algorithme ne nous suggèrerait, et qu’on ne risque pas de croiser à une soirée. C’est une autre musique que celle qu’on raconte à tout le monde, celle qu’il y a entre ce qu’on est et ce qu’on pourrait être. Dans cet océan de possibles où il y a l’espace d’une immense rencontre.
Éloge de l’oreille
En amputant mes conversations de la voix de l’autre, je me prive de tout ce qui dépasse l’information et m’aiderait à entrer en relation avec l’autre. Car entre l’autre et moi, il n’y a pas que ce qui se dit, il y a aussi ce qui se joue. Parler, ce n’est pas qu’émettre des mots. Voilà pourquoi il y a tant de malentendus dans les conversations silencieuses de nos tchats et de nos sms. D’ailleurs, quand je veux retrouver un souvenir d’enfance dans une odeur, percevoir toutes les saveurs d’un plat, mieux apprécier une musique, embrasser quelqu’un, jouir… qu’est-ce que je fais ? Je ferme les yeux.
Alors j’apprends parfois à faire taire mes yeux. À marcher la nuit avec moins de lumière, à parler au téléphone sans caméra, à écouter une histoire sans avoir besoin de regarder la personne qui me la raconte. J’apprends simplement à apaiser ma vision, pour que l’écoute puisse à nouveau trouver sa place. Alors peut-être, je n’aurais plus besoin d’avaler des centaines de vidéos par jour, et mes pouces ralentiraient. Alors peut-être que je trouverai insupportables les bavardages des plateaux-télé et que je me mettrai à réclamer de vrais débats. Peut-être que je demanderai au patron du café d’éteindre l’écran allumé juste derrière le visage de l’ami que je retrouve, et que des lieux propices à la rencontre pourront à nouveau émerger. Je saurai, quand un échange devient difficile ou incertain, parler directement avec la personne derrière la fenêtre du tchat. Je saurai offrir à quelqu’un qui est seul la chaleur de ma voix, plutôt qu’un cœur de pixels.
Et qui sait, enrichir mon expérience est peut-être une condition de la paix sociale. En retrouvant l’oreille, je retrouve ma parole et mon écoute. L’écoute me permet d’être à nouveau en harmonie avec ce qui est différent de moi, car c’est l’écart entre deux notes qui produit une harmonie. Un son est produit par la rencontre d’ondes dans l’air et d’un obstacle. Le son harmonieux est donc la différence qu’il y a entre deux frottements né d’une collusion. Cultiver un rapport oral au monde, c’est s’offrir une chance de saisir ce qui se frotte à moi, ce qui fait obstacle, ce qui colluse. C’est la possibilité de rencontrer l’altérité. C’est appréhender l’autre par ce dont il n’a pas l’air, et par là où il ne me ressemble pas. Ce voisin qui n’a pas l’air très sympathique, ce professeur que j’ai peut-être trop vite jugé, cet ami que je crois connaître et que je n’ai peut-être pas toujours bien écouté.
Retrouver l’oreille, c’est aussi retrouver ma parole. Elle qui pèse si peu, dans ce monde de sollicitations où tout peut être annulé, reporté et oublié. Pourtant, ma parole m’engage auprès de l’autre. Elle raconte quelque chose de ma relation au monde. Quand je donne rendez-vous à quelqu’un à qui j’achète quelque chose sur internet, quand je dis à un ami que je le rappelle plus tard, à un jeune qui me sollicite bien sûr écrivez-moi, quand je m’engage dans un projet bénévole que je finis par lâcher, quand je dis je te tiens au courant, j’agis. Dire, c’est accomplir un geste dans le monde.
Éloge du silence
Comment faire valoir un droit au calme, si ce n’est au silence ? Est-ce que ce droit sera un jour reconnu au même titre que celui de l’espace sans tabac ? Le droit au vide, au rien, à l’ennui, à la non-activité, est inaudible, écrasé sous le droit de s’exprimer, et ses espaces seront bientôt aussi rares que l’eau potable. Quand la première neige se dépose en montagne, quelque chose fait silence pour qu’autre chose fasse musique. Il en va ainsi de toutes les formes d’expression : il faut que quelque chose se taise pour qu’autre chose puisse parler, ou chanter.
Nous avons trois silences à réapprendre : un silence d’humilité face au vivant, un silence de générosité ⁄ d’accueil face à l’autre, et un silence de vérité envers soi-même. Redonner place à ces silences, ce n’est pas une recommandation de spiritualités post-modernes à la mode pour bobos végétariens en quête de sens. C’est simplement, s’autoriser à respirer à nouveau nos vies.
Éloge de la nuit
La nuit surtout nous apprend à devenir attentifs, vigilants. Peut-être alors qu’on retrouverait une qualité qui manque cruellement à notre monde : celle de veiller. Veiller les uns sur les autres, veiller sur ce qui nous entoure, être vigilant sur ce à quoi on participe. Une qualité qui ne peut pas vivre dans un monde dominé par le besoin de voir et d’afficher en permanence.
Les veilleurs ne sont pas des éclaireurs qui combattent la nuit. Ils vivent avec elle, la respectent et l’accompagnent. Ils n’ont qu’une petite lampe sur les trottoirs, qu’un phare au milieu de la mer, qu’une petite cabine de verre au bout d’un couloir sombre. Veiller le monde, veiller ce qui nous entoure, c’est simplement savoir maintenir la bonne lumière qui ne perturbe pas la nuit ; c’est prendre juste ce dont on a besoin ; c’est être vigilant sur ce à quoi on participe. C’est aussi guetter ce qui réside entre les choses et les êtres, dans la relation, et ce qui se raconte dans le silence des êtres. C’est redevenir attentifs à nos peurs, à nos violences et à nos faiblesses. Je nous souhaite de pouvoir un jour redevenir veilleurs de nous-mêmes, veilleurs de nos voisins et du vivant. Réapprendre à poser une oreille sur le monde, pour lui ⁄ nous redonner une chance.
Éloge de la relation
Sur l’écran, tu viens de mettre un cœur ou un pouce levé sous les mots que je viens de t’envoyer. Mais rien ne me dit si ton pouce levé est un ok ça marche réellement enthousiaste, ou bien simplement poli. Rien ne m’indique la couleur de ton silence quand tu tardes à répondre. Je ne sais pas si tu prends le temps pour trouver les bons mots, si ça t’es complètement sorti de la tête, ou si tu t’en fous. Nous sommes dans de l’échange d’information – une information émotive – mais pas dans une relation. Tu me poses une question, j’y vois une remise en question ; tu me donnes une explication, je le prends comme une leçon. Tu exprimes ta souffrance, je le ressens comme une attaque ; tu me réclames une réponse, je trouve que tu me harcèles. Je traverse les paysages, les lieux, les groupes, sans jamais me demander ce que j’y laisse comme empreinte. Et puis un jour je reçois toute la violence d’une séparation, d’une fermeture, d’un rejet. Je ne comprends pas, je m’égosille et je m’effondre. Je n’arrive plus à voir ce qui se joue entre moi et le monde, dans cet espace que je crois vide, et qui nous tient. Cette troisième entité qui existe entre moi et l’autre. Prendre soin de la relation, c’est être capable de saisir la place que j’occupe dans ma famille, dans mon environnement professionnel, dans mon voisinage, comme dans le paysage que je traverse.
Quand je prends soin de la relation, je prends aussi soin de mes ruptures. Car je ne suis pas qu’en relation avec les personnes que je fréquente et avec qui j’échange. Je suis aussi en relation avec les personnes que je ne vois plus et à qui je ne parle plus. Chaque jour, je subis et fais subir de petits bannissements. À chaque fois que je quitte une conversation, un projet ou une relation de façon brutale, j’abîme ma relation aux autres, au monde et à moi-même. Achever une conversation, quitter un projet ou rompre une relation, sont des gestes qui méritent d’être bien faits. Quand j’envoie un message définitif, quand je bloque, quand je ne réponds pas, j’autorise ⁄ je participe à la violence du monde. Dans ce petit geste insignifiant, j’adhère à la violence du monde. À celle de mon patron qui me diminue, de mon propriétaire qui m’expulse, de l’automobiliste qui me colle, de mon voisin qui fait du bruit à trois heures du matin, des passagers qui restent debout devant une personne âgée.
En oubliant comment mes actions participent au monde, j’oublie que je suis une personne, et pas seulement un individu. La personne est cette singularité qui résonne avec le monde. C’est moi dans mon rapport à ce qui m’entoure, dans tout ce que j’ai appris, que j’ai fait mien ou que j’ai rejeté ; moi dans mon positionnement face ou contre, dans ou en dehors, avec ou sans. C’est reconnaître que ce que je suis n’est pas une entité face au monde, mais qu’elle est une forme d’expression du monde. Quand je considère les gens comme des individus, je peux me dire qu’ils sont bobo ou beauf, écolo ou pollueurs, chasseurs ou végétariens, de droite ou de gauche, riche blanc hétéro dominant ou femme racisée du peuple. Mais quand je considère l’autre comme une personne, même l’adversaire, l’hostile, le différent de moi, je peux me mettre à chercher de quelle expérience du monde il témoigne. Si je suis en conflit ou en malaise avec quelqu’un, je peux me demander quelles attentes ou quelles peurs j’ai sans le savoir ranimé. Et de la même manière, je peux reconnaître comment d’autres personnes m’ont aidé à devenir ce que je suis, que ce soit en m’accompagnant, en me soutenant, en me rejetant ou en m’ignorant.
Éloge de la présence
La présence n’a rien à voir avec la proximité spatiale ni le nombre d’heures passées ensemble. Beaucoup vivent des années ensemble sans être présents l’un à l’autre. Ils vivent à côté, en partageant la même table et le même lit. Au contraire, il arrive qu’on voit quelqu’un une fois toutes les on-ne-sait-plus-combien, mais sa présence est si intense, qu’elle nous nourrit pour longtemps. Ou bien elle nous fait peur, et nous préférons revenir à notre carence quotidienne.
La présence est un mode de relation au monde, qui peut s’appliquer partout et dans n’importe quelle condition On peut tout à fait être présent à la rue bruyante où on vit et à l’effervescence de son quartier, comme on peut consommer la forêt, la montagne, ou la méditation.
Éloge de la diversité
La diversité est un muscle qui se travaille avec le temps, qui se crispe si on ne l’a pas développé jeune, et qui peut donner quelques crampes. Découvrir d’autres manières de faire, de penser et de ressentir, c’est un peu comme l’air marin ou celui des montagnes : la première fois, il donne le vertige. Mais avec le temps, il développe les poumons et la santé. À condition de ne pas y faire de tourisme. Est-ce au lieu de m’arrêter devant une prairie pour prendre en photo les vaches, je saurais m’accouder un instant à la barrière, et écouter l’éleveur me parler de ce qu’il a perdu et de ce qu’il a accompli, de ce qui lui fait peur et de ce qui le fait tenir ? Il est facile de faire de la diversité de surface, en invitant des personnes racisées à parler de racisme, des femmes à parler de sexisme, et ainsi, les réduire à n’être que des exemplaires pour cocher la case tolérance. Mais il y a une autre diversité à retrouver, celle qui me permettrait d’avoir une véritable amitié avec une personne de quatre-vingts ans ou avec un adolescent qui ne soient pas de ma famille. Celle qui me ferait entrer au café du coin que je ne fréquente jamais pour parler aux habitués qui y passent leurs soirées. C’est peut-être en franchissant ces minuscules frontières que je pourrai participer à l’érosion des entre-sois.
Alors j’apprendrai à redonner du temps à des formes d’amour que je néglige parce qu’elles sont en dehors du triptyque famille-amoureux-amitié. Celui que j’ai pour mon maître qui aura vu en moi tous les possibles et m’aide à les faire éclore, celui pour ma vieille voisine pour qui je suis peut-être la seule personne à qui elle parle de la journée. Celui que je porte au commerçant chez qui je passe juste pour discuter à son comptoir. Celui pour cet enfant qui n’est pas de ma famille, celui pour mon complice de scène ou d’aventure. Toutes ces personnes que la norme me dit de faire passer après l’amoureux, les amis, la famille, comme si elles ne méritaient que les miettes de mon temps. Comme si la société d’abondance avait aussi réussi à me faire prendre goût à la monoculture de l’amour.