Lettres sans réponse

Capture d’écran 2017-06-04 à 11.54.49Mon amie, ma sœur, ma mère,

Voilà quelques temps que je te parcours et que je t’observe. Avec un œil qui te découvre, et un qui te retrouve. L’œil de l’étranger et l’œil de l’enfant du pays. Car j’ai eu la chance de te quitter un jour. Et de te revenir. Mon étrangère, mon enfance.

Je n’ai pas voulu te visiter mais t’habiter. J’ai vécu avec des paysans, des ouvriers, des artistes, des professeurs, des cadres, des commerçants. Dans un appartement huppé d’un centre ville et dans une ancienne bergerie d’un hameau de montagne, au onzième étage d’une tour de banlieue d’une Zone Urbaine Sensible et dans un petit pavillon.

Derrière les différences sociales et économiques, les codes et les registres de langage, j’ai entendu les mêmes envies, les mêmes peurs, les mêmes aspirations, les mêmes doutes face à un monde où le savoir ne mène pas à la sagesse, où plus on gagne du temps moins on en a à perdre, où l’échange d’informations ne renforce pas les liens entre les gens, où l’accessibilité de tout n’empêche pas l’uniformisation de la pensée, où la libéralisation tue la liberté. De quoi effacer d’un revers de pied les lignes tracées sur le sable de nos représentations qui séparent les jeunes des vieux, les ruraux des citadins, les ouvriers des patrons, les chômeurs des travailleurs, les artisans des intellectuels.Capture d’écran 2017-04-15 à 14.38.40

Partout où je vais, c’est une autre ligne que j’ai vu se dessiner. Une ligne qui passe entre voisins, entre collègues, entre frère et sœur [1]. Entre ceux qui reproduisent ce qu’on leur a appris et ceux qui remettent en question, qui tentent de retrouver un équilibre entre liberté individuelle et le vivre-ensemble, qui recalibrent leurs priorités, qui changent de perspective, qui essaient, qui se trompent, qui recommencent. Entre ceux qui laissent faire et ceux qui prennent le risque de mal faire. Entre ceux qui attendent que le changement vienne d’en haut et ceux qui l’appliquent dans chaque geste de leur quotidien. Entre ceux qui ont renoncé à leur puissance et ceux qui la reconquièrent. Entre ceux qui font faute de mieux et ceux qui œuvrent pour faire mieux. Entre ceux qui se contentent du monde tel qu’il est et ceux qui poursuivent le monde tel qu’il devrait être.

Ma chère, ma très chère France, mon refuge, ma référence, mon juge,

Tant de regards sont posés sur toi ces jours-ci. Des regards otages du spectacle médiatique.

Les lions sont lâchés. Ils se roulent dans la poussière de l’arène en donnant des coups de dents dans l’air. Ils se griffent à coups de formules soigneusement préparées par les communiquants, de chiffres taillés sur mesure, de dénonciations sorties du coffre, de petites phrases chargées à bloc et de grands mots vidés de leur substance.

Le spectacle a lieu tous les cinq ans. Autour de la piste, les enfants de Monsieur Loyal présentent les lions, commentent la longueur de leur crinière, la couleur de leurs poils, leur poids, l’écartement de leurs yeux. À chaque spectacle la première rangée de gradins recule. Il y a bien longtemps que les lions ne voient plus les spectateurs qu’ils tentent de séduire. Ils leur disent qu’ils les comprennent, qu’ils les connaissent, qu’ils les représentent.

Les spectateurs ennuyés écoutent quand même. Ils n’ont rien d’autre à faire. Faut dire qu’ils n’y voient plus très bien. Heureusement les petits Loyal sont là pour les guider jusqu’à leurs sièges. Ils leur décrivent ce qui se passe dans l’arène, leur disent quand hocher la tête et quand la secouer. Leur pouvoir de décision a l’étendue d’un passage clouté.

Les lions ouvrent le spectacle avec des rugissements de haut calibre : démocratie, république, liberté. Puis ils attaquent avec les formules qui ont fait leur gloire : injecter de l’argent, suppression de postes, réduction de la dette. Ils distillent par de petits grognements les mots chômage et emploi, feuille de paye et exonération fiscale, sécurité, assistanat, libéral, capital, social. Il y a bien longtemps que les mots rêve, imagination, envie, possibilités, vivre ensemble, entraide, découverte, apprendre, bien-être, bonheur, espérance ont déserté l’arène.

cature d'écran 2017 2Pourtant, sous le vacarme du spectacle, un autre bruit se fait entendre. Un bruit de grattage, de reniflage, de pioches et de coups. C’est le bruit des taupes qui ont déserté les gradins. Chaque année elles sont plus nombreuses.

Juste sous l’arène, des taupes travaillent. Jour et nuit, jour de spectacle et jours de relâche. Elles creusent, abattent des cloisons entre des mondes qui s’ignoraient, relient des galeries, inventent de nouveaux itinéraires de vie. Souvent elles arrivent à des impasses, impossible de creuser plus loin. Alors elles font demi tour, et cherchent un autre accès.

Elles préparent le monde de demain. Elles ne savent pas si ce sera suffisant. Tant pis. Elles creusent. Sous ceux qui rugissent, elles agissent. Sous ceux qui grognent, elles grattent. Sous les coups de griffes, elles reniflent. Pour pouvoir se dire à la fin du spectacle que quelque chose a changé pendant qu’elles sont passées.

Elles ne savent pas qu’elles sont aussi nombreuses. Chacune dans son tunnel suit un instinct, une idée, une intuition, une folie. Elles ont troqué la vision du monde qu’on leur a apprise contre celle d’un monde qui n’existe pas encore. Elles flairent les potentiels. Au fond du tunnel, elles voient d’autres horizons.

Chacune dans son couloir se croit seule. Elles passent souvent à quelques centimètres l’une de l’autre sans se rencontrer. Parfois, il suffit d’un coup de griffe bien placé, et un mur s’ouvre sur une vaste galerie où elles se rencontrent. Alors elles créent des associations, des collectifs, des mouvements, des villages. Creusent des écoles alternatives, des monnaies locales, font du bio, organisent des circuits courts, se libèrent de l’argent par le troc, encouragent un tourisme respectueux des espaces qu’il traverse, inventent d’autres modèles d’entreprise, créent des associations pour ceux que leur âge, leur handicap ou leur parcours de vie, isolent de la société.Capture d’écran 2017-04-15 à 14.53.59

Elles préparent un monde où nos activités – manger, se chauffer, se déplacer, se maquiller – respectent le vivant, où les générations travaillent, s’amusent et apprennent ensemble, où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres.

Elles arrivent de tous les coins de la plaine. Des usines, des salles de classe, des champs, des bureaux, des estrades. De la grande ville, des banlieues, des campagnes. Là haut, on leur avait appris qu’elles appartenaient à différentes espèces. Qu’elles devaient évoluer de chaque côté d’une ligne de fracture qui sépare les centre-villoises et les banlieusardes, les rurales et les citadines, les ouvrières et les cadres, les chômeuses et les travailleuses, les littéraires et les scientifiques, les jeunes et les vieilles, celles qui sont nées ici et celles qui sont nées ailleurs.

Sous terre, elles se sont rencontrées. Et elles ont appris que la véritable ligne de fracture était ailleurs. Entre celles qui mesurent le bonheur par l’accumulation de biens et de loisirs, et celles qui le mesurent par le temps passé à prendre soin du vivant. Entre celles qui travaillent pour consommer, consomment pour se consoler de travailler, et celles qui travaillent pour réaliser un rêve qui s’occupe de la beauté du monde. Entre celles qui courent après le temps et celles qui l’habitent.

Autour de l’arène, personne ne soupçonne qu’un monde est en train de se construire sous terre. Les Monsieur Loyal crient le plus fort possible pour recouvrir le bruit des taupes.

Ma belle France, ma merveille, mon insupportable,Capture d’écran 2017-04-15 à 14.49.58

Il est temps pour toi de changer le miroir dans lequel tu te regardes.

Partout entre tes flancs, des gens de tous les âges, de toutes les origines, de toutes les convictions et de tous les savoir-faires te modèlent une autre silhouette. Ceux-là ne font pas les unes et ne font pas le buzz. Ils sont de la race des pionniers. Ceux qu’on oublie en marchant sur les sentiers qu’ils ont tracés.

Beaucoup ne connaissent de toi que ce qui se joue dans l’arène médiatique. Ils s’en servent pour se faire des opinions, pour voter, pour diriger leurs enfants vers des chemins de vie périmés. Le jeu est faussé d’avance. Les spectateurs applaudissent, huent, lèvent le poing, brandissent des pancartes, parce que celui-ci est jeune, celui-là est drôle, cet autre a les oreilles décollées.

Ma reine, mon enfant, mon inconnue,capture d'écran 2017 1

Je te souhaite de l’audace, et de l’humilité. L’audace d’entreprendre toi-même le changement auquel tu aspires. Par le petit et par le grandiose. Par les projets démentiels et par les gestes infimes. Pour que chacun retrouve la puissance de rêver, de désirer, de créer.

Je te souhaite l’humilité d’apprendre d’autres sociétés. De ne pas craindre de te perdre en allant voir ailleurs. Je sais que tu fais encore briller les yeux de bien des gens dans le monde entier. Je me demande parfois si la lumière de ton phare n’est pas comme celle des étoiles – d’un autre temps. Et si la lumière de demain ne viendra pas du monde des taupes.

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[1] J’ai vu deux voisines dans un hameau de montagne, l’une aspergeant ses cultures de pesticides, se nourrissant chez Carrefour et l’autre faisant son jardin en permaculture et s’inscrivant dans les circuits courts. Deux femmes dans la même montagne, pour deux modèles de vie radicalement opposés. J’ai vu des jeunes passer leurs journées devant un ordinateur pour développer leur start-up pour éditer, créer et vendre, sur un modèle d’entraide et de solidarité. J’en ai vu d’autres passer aussi leurs journées devant leur écran, à consommer de l’image qui remplit mais ne comble rien. Dans un bus j’ai vu une fille voilée rentrant dans sa banlieue, et une autre en petite jupe qui allait descendre au centre ville. Elles avaient toutes les deux le même sac à main de marque, et le même téléphone à la main, toutes les deux maquillées comme des poupées. Deux élèves modèles de la consommation et du règne de l’apparence.

J’ai vécu avec ceux qui n’ont rien et qui se sentent riches de manger les légumes du coin, de pouvoir arpenter la montagne, d’avoir le temps d’apprendre et de faire, j’en ai vu qui ont les dernières baskets, le téléphone, les écrans plats, et qui ont les traits de quelqu’un qui a toujours faim. J’ai vu des gamins de neuf ans n’avoir comme seule question à poser à un danseur après le spectacle « Combien tu gagnes ? ». J’ai vu des retraités participer à un loto pour aider une association caritative, et se plaindre que les lots ne soient pas assez beaux. J’en ai vu d’autres ne pas compter le temps qu’ils passent à accueillir, à créer des rencontres, à partager.

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Politique

Nuit debout1

Chanson pour la Nuit Debout, «Un homme qui vient», à écouter en cliquant sur la photo 

 

 

 

Jeudi 38 mars 2016

Dans ce pays, le rêve est difficile. Je ne parle pas du rêve qui se chante derrière un slogan et s’éteint une fois rentré chez soi, une fois l’euphorie passée, ni de la vague envie qui dort dans un lieu qu’on appelle un jour, quand j’aurai le temps. Je parle d’un rêve qui s’implante dans le réel. Un rêve qui connaîtra des jours maigres, qui trébuchera, qui se reformulera. Un changement qui ne se déclare pas, mais qui s’essaye, les mains dans le cambouis du quotidien. C’est un rêve moins scintillant que celui des cris de guerre et des appels à la révolution. Il ne produit qu’une rumeur qui gonfle, et vient s’échouer sur nos paillassons, à l’entrée de nos vies. Elle s’étouffera peut-être, à force de se faire marcher dessus par tous ceux qui ont plus urgent à faire.

C’est un pays où les gens passent plus de temps à fustiger ce qui ne va pas qu’à proposer des alternatives, où l’on dit plus facilement “Le probème c’est…” plutôt que “La solution serait…”. Et pourtant… c’est de ce pays qu’est en train de gronder une rumeur, celle d’un rêve qui se réveille, et qui passe sa Nuit Debout.

Il est facile de dire ce que nous voulons – une vraie démocratie, l’égalité des chances, le respect de la terre – et encore plus facile de dire ce que nous ne voulons pas. Bien plus difficile de dire comment nous voulons y arriver. Car voilà qu’il faut discuter, négocier, évaluer, faire avec le réel.

citation1

Pourtant, partout dans le monde, et ici aussi, des semeurs cultivent le changement. Manger autrement, se chauffer autrement, éduquer autrement, vivre ensemble autrement, s’informer autrement. Ils voient leurs aînés, leurs voisins de rue, de métro ou de bureau, n’être que les rouages d’un système auquel ils ne croient plus. Les miroirs sont brisés : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leurs élus, dans leurs médias, dans leurs écoles. Et pourtant… pourtant ils votent encore sans conviction, ils écoutent encore la messe de 20 heures et disent à leurs enfants de bien faire leurs devoirs. Il sera toujours plus facile de changer une loi que de changer une habitude, une indifférence ou une peur. Chaque jour, les semeurs luttent contre ces ennemis, bien plus redoutables que ceux dont on veut bien parler.

La génération du Grand Écart

Et moi dans tout ça ? Moi la jeunesse, moi l’avenir, moi Demain ? On m’a collé sur le front bien des étiquettes, mais elles sont tombées les unes après les autres. Ça doit être le réchauffement climatique qui le fait transpirer.

On me parle d’une génération Y, à laquelle j’appartiendrais de par mon année de naissance et mon utilisation supposée des nouvelles technologies. Ou d’une catégorie sociale – jeune, sans emploi, précaire – basée sur mon statut économique. On me parle aussi d’une communauté culturelle, basée sur le pays d’origine de mes parents, et on m’appellera Français d’origine… Pourtant, c’est loin de ces catégories que se retrouvent les gens qui font partie de ma génération, celle qui ne se définit ni par l’âge, ni par la profession ni par le statut socio-économique, ni par l’origine ethno-culturelle. Ils ont 9 ans, 25 ans, 75 ans, vivent au coeur de Paris ou dans une bergerie au pied d’une montagne. Ils sont ouvriers, paysans, professeurs, artistes, chercheurs, médecins, croyants ou athées; leurs origines culturelles chatouillent tous les points cardinaux. Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui forme notre nous ?

C’est une posture partagée. Le geste que nous imprimons dans le monde, celui par lequel un sculpteur pourrait nous saisir. La génération rêveuse et combattante de 68 était celle du poing levé et des yeux fermés. La nôtre sera celle qui voit ses pieds s’écarter à mesure que grandit une faille qui va bientôt séparer deux mondes. Celui du capitalisme consumériste en train d’agoniser, et l’autre, celui qui ne connaît pas encore son nom. Un monde où nos activités – manger, se maquiller, se divertir, se déplacer – respectent le vivant, où chacun réapprend à travailler avec son corps, s’inscrit dans le local et l’économie circulaire, habite le temps au lieu de lui courir après. Un monde où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres, et où la politique s’exerce au quotidien par les citoyens.

C’est un monde qui jaillit du minuscule et du grandiose ; du geste dérisoire d’un inconnu qui se met à nettoyer la berge d’une rivière aux Pays-Bas, et du projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans pour nettoyer les océans avec un immense filtre.

citation2 Chacun choisit son geste pour répondre à la crise : beaucoup attendent que ça passe, et ferment les yeux en espérant ne pas se retrouver sur la touche. D’autres, inquiets de voir s’amenuiser les aides et les indemnisations, s’acharnent à colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer. Ils descendent dans la rue pour préserver le peu que le système leur laisse pour survivre. Certains réclament un vrai changement, pendant que d’autres, loin des mouvements de foule, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront, ce sera peut-être le début de quelque chose.

À la fin de chaque journée, je ressens toujours la même courbature. C’est le muscle de l’humeur qui tire. Je fais le grand écart, entre enthousiasme et désespérance. J’ai l’espoir qui boite. On avance comme on peut.

J’avance en boitant de l’espérance

Chaque semaine, j’entends parler d’un nouveau média – une revue papier à cheval entre le magazine et le livre, un journal numérique sans publicité, une télé qui aborde les sujets dont on ne parle pas. Des gens qui cherchent une autre manière de comprendre le monde, qui pensent transversal et qui prennent le temps de déplier les faits. Et chaque soir pourtant, je vois la même lumière bleutée faire clignoter les fenêtres à l’heure de la messe de 20 heures. Dans une heure, ce sera le Grand Débat. La Grande Dispute de ceux qui nous gouvernent. Les voilà penchés au-dessus du lit de notre société malade, comme ces médecins qui débattaient pendant des heures sur la façon de bien faire une saignée.

– Il faut tirer la croissance par le coude gauche !

– Non ! Par le droit !

– C’est ce que vous répétez depuis vingt ans, et regardez le résultat ! C’est par le troisième orteil qu’il faut la tirer ! Et le chômage il faut le réduire en lui faisant subir un régime drastique !

– Certainement pas ! Il faut lui tronçonner les cervicales ! Il perdra d’un coup vingt centimètres !

– Si vous faites ça vous allez avec une repousse par les pieds ! la seule solution c’est d’attaquer le problème aux extrêmités : élaguer les membres inférieurs et postérieurs, 2 cm par an.

Droite, gauche, centre essayent de nous faire croire qu’ils ne sont pas d’accord.

Je fais défiler la roulette de ma souris. Ça y est, Boyan Slat, dix-neuf ans, qui avait lancé l’idée d’un filtre géant pour nettoyer les océans, a obtenu la première validation de son expérience. Je souris, et fais défiler la page. Prochain article : Berta Caceres, une femme qui luttait contre la construction d’un barrage sur des terres autochtones a été assassinée dans les Honduras. Mes mâchoires se resserrent. Mon doigt hésite. Sur quel article cliquer ? Vers quel côté de la fente aller ? Les deux visages se font face devant mes yeux. Deux combattants, deux espérants, qui nous offrent à la fois toutes les raisons d’y croire, et toutes les raisons de renoncer. Tant pis, je cliquerai plus tard. J’ai un rendez-vous. C’est important, les rendez-vous. Surtout à Paris.

En sortant je descends mon sac de cartons, papiers et plastique. La beine à recyclage est pleine à craquer. Tant pis, je vide mon sac dans la poubelle. Dans la rue, mon téléphone sonne. Pas le temps de mettre l’oreillette. Je m’enfile quelques ondes dans le cerveau. Au bout du fil, un ami qui vit dans un hameau de douze habitants dans le sud : “Depuis quatre jours on s’est occupé à sauver un magnolia centenaire de la tronçonneuse municipale”. Ils étaient quatre, ils se sont enchaînés à l’arbre. Le magnolia est sauvé – Je souris. Mais quelque chose m’aveugle. C’est le panneau publicitaire à l’entrée du métro. Cet écran consomme autant que deux foyers – Je me crispe. L’année dernière, la municipalité de Grenoble n’a pas renouvelé les contrats avec les publicitaires, et les remplace progressivement par des arbres – Je souris. Une dizaine de chaussures Converse et Nike me ralentissent. Un groupe d’adolescents. Les bouteilles de Coca et de Sprite dépassent de leurs sacs plastiques. Ils se passent un sac de chips et une barquette de Fingers au Nutella. Il paraît que c’est pour eux qu’il faut qu’on se batte – Je me crispe. Il y a deux semaines, Ari Jónsson, un étudiant en design de produits islandais, a présenté son invention : une bouteille en bioplastique qui se dégrade en fertilisant naturel – Je souris. J’avance en boitant de l’espérance.

citation3

Serait-il impossible de vivre debout ?

Depuis une semaine, des milliers de personnes ont décidé de se mettre debout. Sans porte-parole, sans leader charismatique – par manque ou par choix ? – comme pour dire que le mythe de l’homme providentiel était de l’autre côté, et qu’il fallait trouver autre chose.

Je ne sais ce qui transforme une manifestation en mouvement populaire. Je sais que le vote d’une foule n’est pas la démocratie. Qu’un slogan n’est pas une proposition. Qu’il faut de l’humilité pour que sa parole porte loin. L’art de la parole publique n’est pas de parler de soi devant les autres, mais de parler des autres comme de soi. Je sais que si tous ceux qui se sentent dépossédés de leurs droits se retrouvent pour parler, c’est déjà beaucoup. Je sais que Paris n’est pas la France, et que beaucoup d’idéaux écrits sur le bitume sont déjà mis en oeuvre dans les campagnes, loin des micros des grands médias. La Nuit Debout n’a peut-être pas vocation à devenir un parti politique ou un mouvement tel que nous le comprenons dans le système actuel. Elles sont le laboratoire d’exploration d’un changement démocratique. Le défi sera sans doute que cette prise de parole et ces rencontres citoyennes perdurent dans le quotidien de chacun, une fois les occupations de la rue passées. À moins que la rue ne devienne un lieu de rendez-vous régulier. Elles sont un laboratoire où tous les possibles sont permis. Il faut avoir le courage de donner une chance à ses rêves. Histoire de dire qu’au moins, on aura essayé.

photo : Francis Azevedo

Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits. livre sarah