Cette lettre a donné naissance au livre Lettres à ma génération publié chez Michel Lafon. Pour commander le livre, cliquez sur le livre. Pour lire des extraits, cliquez ici.
Lettre publiée dans
Je ne suis qu’une lettre d’opinion, pas un essai. Je suis juste une petite lampe de poche qui a essayé d’éclairer ce qui était trop souvent laissé dans l’ombre. Alors oui, mon étroit faisceau lumineux laissera bien d’autres choses dans l’ombre. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas importantes. Simplement que parfois pour ramener la corde à un juste milieu, il faut tirer très fort d’un côté.
Salut,
On se connaît pas mais je voulais quand même t’écrire. Je suis française, je n’ai pas trente ans. Paris, c’est ma ville.
J’ai grandi au milieu de gens de beaucoup de nationalités, cultures et religions différentes. Je suis autant républicaine et transculturelle. J’ai « des origines » comme on dit maghrébines. Surtout, je suis pisteuse de paroles et d’histoires. J’essaye de raconter un petit bout du monde, de mettre en mots les puissances endormies que tant de gens portent en eux.
J’ai toujours adoré les terrasses. La dernière fois que j’étais à Paris j’y ai passé des heures, dans les cafés des 10e 11e et 18earrondissements. À la terrasse, je m’offre le luxe d’aller nulle part. Je prends de mes nouvelles au cœur d’une ville qui ne sait pas que j’existe. Ni dehors ni dedans, je cultive l’attente au milieu du passage. Ni vraiment dans la rue, ni tout à fait quelque part, j’ai rendez-vous avec la ville entière. J’y ai écrit un livre qui s’appelle Chroniques de terrasse. Il est maintenant quelque part dans la pile de manuscrits de plusieurs maisons d’édition. Aujourd’hui j’aurais envie d’y ajouter quelques pages.
Pourtant aujourd’hui, ce n’est pas en terrasse que j’ai envie d’aller.
Depuis plusieurs jours, on m’explique que c’est la liberté, la mixité et la légèreté de cette jeunesse qui a été attaquée, et que pour résister, il faut tous aller se boire des bières en terrasse. Je ne suis pas sûre que si les attentats prévus à la Défense avaient eu lieu, on aurait lancé des groupes facebook « TOUS EN COSTAR AU PIED DES GRATTE-CIELS ! » ni qu’on aurait crié notre fierté d’être un peuple d’employés et de patrons fiers de participer au capitalisme mondial, pas toi ?
On nous raconte qu’on a été attaqués parce qu’on est le grand modèle de la liberté et de la tolérance. De quoi se gargariser et mettre un pansement avec des coeurs sur la blessure de notre crise identitaire. Sauf qu’il existe beaucoup d’autres pays et de villes où la jeunesse est mixte, libre et festive. Vas donc voir les terrasses des cafés de Berlin, d’Amsterdam, de Barcelone, de Toronto, de Shanghai, d’Istanbul, de New York !
À écouter et lire les nombreux spécialistes, il me semble qu’on a plutôt été attaqués parce que la France a bombardé certains pays en plongeant une main généreuse dans leurs ressources, parce que la France est accessible géographiquement, parce que la France est proche de la Belgique et qu’il est facile aux djihadistes belges et français de communiquer grâce à la langue, parce que la France est un terreau fertile pour recruter des djihadistes.
Oui je sais, la réalité est moins sexy que notre fantasme. Mais quand on y pense, c’est tant mieux, car si on a été attaqué pour ce qu’on est, alors on ne peut pas changer grand chose. Mais si on a été attaqué pour ce qu’on fait, alors on a des leviers d’action :
– S’engager dans la recherche pour trouver des énergies renouvelables, car quand le pétrole ne sera plus le baromètre de toute la géopolitique, le Moyen-Orient ne sera plus au centre de nos attentions. Et d’un coup le sort des Tibétains et des Congolais de RDC nous importera autant que celui des Palestiniens et des Syriens.
– S’engager pour trouver de nouveaux modèles politiques afin de ne plus déléguer les actions de nos pays à des hommes et des femmes formés en école d’administration qui décident que larguer des bombes (car parfois les bombes c’est bien il paraît), ou qu’on peut commercer avec un pays qui n’est finalement qu’un Daesh qui a réussi.
– Les journalistes ont montré que les attentats ont éveillé des vocations de policiers chez beaucoup de jeunes. Tant mieux. Mais où sont les vocations d’éducateurs, d’enseignants, d’intervenants sociaux, de ceux qui empêchent de planter la graine djihadiste dans le terreau fertile qu’est la France ? Si elles sont aussi nombreuses que les vocations policières, alorson peut se demander pourquoi les journalistes ont choisi de se focaliser dessus. Si les jeune se tournent plutôt vers les vocations policières qu’éducatrices, on peut se demander ce que cela traduit.
Si la seule réponse de la jeunesse française à ce qui deviendra une menace permanente est d’aller se boire des verres en terrasse et d’aller écouter des concerts, je ne suis pas sûre qu’on soit à la hauteur du symbole qu’on prétend être. L’attention que le monde nous porte en ce moment mériterait qu’on aille bien plus loin.
Je ne suis pas en train de te dire qu’il ne faut pas y aller, en terrasse ! Bien sûr qu’il faut y aller, comme il faut aller à la boulangerie, à la bibliothèque, au cinéma. Il faut tout simplement vivre. Parce qu’on n’a pas le choix. C’est une résistance symbolique. Mais dans toute situation de «guerre» ou en tous cas, exceptionnelle, il faut faire des choix pour être le plus efficace possible. Et dans l’imaginaire médiatique, je n’ai pas vu de mouvement «parlons-nous !» ou «aidons-nous !». Si un jour nos enfants se penchent sur cet épisode, je ne me sentirais pas fière que le symbole de cette résistance ait été l’image de moi en train de boire un verre. J’aurais préféré une main tendue, surtout une oreille qui s’ouvre.
Alors c’est peut-être un peu tôt, mais il n’est jamais trop tôt pour s’interroger. Je me demande si on ne peut pas profiter de ce besoin d’être ensemble pour redéfinir l’image que les médias projettent de ce que nous sommes, nous les jeunes. Je ne me suis pas reconnue dans le symbole médiatique de mixité, de liberté et de fête qui a été affiché dans les médias de masse. Peut-être que toi aussi, d’ailleurs. Parce que je sais bien que tu as mille visages. Que certains agissent déjà, chaque jour au quotidien, en cherchant un autre modèle de société. Ceux-là souvent n’ont pas le temps de brandir des symboles. Je sais que d’autres voudraient bien agir mais ne savent pas comment faire. Et que d’autres ne se sont pas posés la question. Ce sont bien sûr à ces deux derniers que j’écris.
Ma mixité
Qu’on soit maghrébin, français, malien, chinois, kurde, musulman, juif, athée, bi homo ou hétéro, nous sommes tous les mêmes dès lors qu’on devient de bons petits soldats du néo-libéralisme et de la surconsommation. On aime le Nutella qui détruit des milliers d’hectares de forêt et décime les populations amazoniennes, on achète le dernier iphone et on grandit un peu plus les déchets avec les carcasses de nos anciens téléphones, on préfère les fringues pas chères teintes par des enfants du Bengladesh et de Chine, on dépense des centaines d’euros en maquillage testé sur les animaux et détruisant ce qu’il reste de ressources naturelles.
Ma mixité, ce sera d’aller à la rencontre de gens vraiment différents de moi. Des gens qui vivent à huit dans un deux pièces, peu importe leur origine et leur religion. Des enfants dans les hôpitaux, des détenus dans les prisons. Des vieilles femmes qui vivent seules. De ce gamin de douze ans à l’écart d’un groupe d’amis, toujours rejeté parce qu’il joue mal au foot, qui se renferme déjà sur lui-même. Des ados dans les banlieues qui ne sont jamais allés voir une pièce de théâtre. Ceux qui vivent dans des petits villages reculés où il n’y a plus aucun travail. Les petits caïds de carton qui s’insultent et en viennent aux mains parce que l’un n’a pas payé son cornet de frites au McDo. D’habitude quand ça arrive, qu’est-ce que tu fais ? Tu tournes la tête, tu ris, tu te rassures avec un petit «Et ben ça chauffe !» et tu retournes à ta conversation. Si tous ceux qui ont répondu à l’appel Tous en terrasse ! décidaient de consacrer quelques heures par semaine à ce type d’échange… il me semble que ça irait déjà mieux. Ça apportera à l’humanité sans doute un peu plus que la bière que tu bois en terrasse.
Ma liberté
Je ne vois pas en quoi faire partie du troupeau qui se rend chaque semaine aux messes festives du weekend est une marque de liberté. Ma liberté sera de prendre un autre chemin que celui qui passe par l’hyperconsommation. D’avoir un autre horizon que celui de la maison, de la voiture, des grands écrans, des vacances au soleil et du shopping.
Ma liberté sera celle de prendre le temps quand j’en ai envie, de ne pas m’affaler devant la télé en rentrant du boulot, d’avoir un travail qui ne me permet pas de savoir à quoi ressemblera ma journée.
Ma liberté, c’est de savoir que lorsque je voyage dans un pays étranger je ne suis pas en train de le défigurer un peu plus. C’est vivre quelque part où le ciel a encore ses étoiles la nuit. C’est flâner dans ma ville au hasard des rues. C’est avoir pu approcher une autre espèce que la mienne dans son environnement naturel.
Ma liberté, ce sera de savoir jouir et d’être plein, tout le contraire des plaisirs de la consommation qui créent un manque et le besoin de toujours plus. Ma liberté, ce sera d’avoir essayé de m’occuper de la beauté du monde. «Pour que l’on puisse écrire à la fin de la fête que quelque chose a changé pendant que nous passions» (Claude Lemesle).
Ma fête
Ma fête ne se trouve pas dans l’industrie du spectacle. Ma fête c’est quand j’encourage les petites salles de concert, les bars où le musicien joue pour rien, les petits théâtres de campagne construits dans une grange, les associations culturelles. Passer une journée avec un vieux qui vit tout seul, c’est une fête. Offrir un samedi de babysitting gratuit à une mère qui galère toute seule avec ses enfants, c’est une fête. Organiser des rencontres entre familles des quartiers défavorisés et familles plus aisées, et écouter l’histoire de chacun, c’est une fête.
La fête c’est ce qui sort du quotidien. Et si mon quotidien est de la consommation bruyante et lumineuse, chaque fois que je cultiverai une parole sans écran et une activité dont le but n’est pas de consommer, je serai dans la fête. Préparer un bon gueuleton, jouer de la gratte, aller marcher en forêt, lire des nouvelles et des contes à des jeunes qui sentent qu’ils ne font pas partie de notre société, quelle belle teuf !
N’allez pas me dire que je fais le jeu des djihadistes qui disent que nous sommes des décadents capitalistes… s’il vous plaît ! Ils n’ont pas le monopole de la critique de l’hyper-consommation, et de toute façon, ils boivent aux mêmes sources que les pays les plus capitalistes : le pétrole et le trafic d’armes.
Voilà. Je ne sais pas si on se croisera sur les mêmes terrasses ni dans les mêmes fêtes. Mais je voulais juste te dire que tu as le droit de te construire autrement que l’image que les médias te renvoient. Bien sûr qu’il faut continuer à aller en terrasse, mais qu’on ne prenne pas ce geste pour autre chose qu’une résistance symbolique qui n’aura que l’effet de nous rassurer, et sûrement pas d’impressionner les djihadistes (apparemment ils n’ont pas été très impressionnés par la marche du 11 janvier), et encore moins d’arrêter ceux qui sont en train de naître.
Ce qu’on est en train de vivre mérite que chacun se pose un instant à la terrasse de lui-même, et lève la tête pour regarder la société où il vit. Et qu isait… peut-être qu’un peu plus loin, dans un lambeau de ciel blanc accroché aux immeubles, il apercevra la société qu’il espère.