Marcher, pour ne pas mourir. Fuir le froid, la sècheresse, la perturbation d’un territoire, le manque de nourriture. Tout quitter pour mieux vivre ailleurs. Pour donner une chance à ses petits. C’est la force qui a permis a toutes les espèces de peupler la terre… En cette journée internationale des réfugiés, voici une lettre tirée du livre Lettres à ma génération, ed Michel Lafon.
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Quelques esprits tristes me disent qu’il est ridicule de vous écrire une lettre, car vous ne comprenez évidemment pas le français. Laissons-les. Vous avez été l’éléphant le plus filmé au monde. Vous connaissiez bien la caméra, sans savoir ce qu’était un film. Disons que c’est l’endroit où je vous ai rencontrée.
Vous savez, cette femme blonde qui arrivait avec sa jeep et passait ses journées à vous regarder ? Cynthia Moss. Pendant plus de trente ans, elle a fait partie de votre paysage. Et vous du sien. Chaque jour, elle se réveille éléphant, elle sourit éléphant, elle espère éléphant, elle pleure éléphant, elle s’endort éléphant. Ces gens-là sont un peu à part, car ils passent plus de temps avec des êtres qui ne sont pas de leur espèce. Du matin au soir, tous les jours de la semaine, ils observent, jumelles dans une main, carnet dans l’autre. Des mois de recherche pour récolter des bouts d’information minuscules qu’ils mettront des années à assembler. Ils vivent dans un autre temps.
Léguer, c’était là votre ultime épreuve. Une matriarche doit transmettre son savoir pour assurer la survie des siens. Il ne suffit pas de faire, il faut encore transmettre. Première leçon. Grâce au travail de Cynthia et des caméramans qui sont venus vous filmer, vous léguez aussi quelque chose à notre espèce. Chez nous, c’est ce qu’on appelle un testament. Mais nous le réduisons à un inventaire et à une intention de division des biens matériels. Nous ne signons pas de testament spirituel.
Quand votre fils Ely est né, il ne pouvait pas se lever. Ses deux pattes avant étaient pliées. La loi de la nature voudrait qu’une mère abandonne son enfant s’il ne peut pas marcher. Toutes les mères éléphants jusque là observées le faisaient. En tant que matriarche, vous aviez la responsabilité du groupe, et de vos deux premiers enfants. Pourtant, vous êtes restée. Et pendant trois jours, vous avez essayé de relever votre fils.
Il faisait chaud. Votre fille Erin avait soif. Elle hésitait. Elle a fini par s’éloigner. Mais en entendant le bébé crier, elle est revenue en courant, et ne vous a plus lâchés. Dans ce geste et dans l’acharnement de votre petit à vouloir se lever, votre héritage se transmettait déjà. Le troisième jour, les pattes avant de Ely se sont dépliées. Épuisé, il a levé la tête et a trouvé votre mamelle. Ely est devenu un mâle magnifique. Vous leur avez montré que tout éléphant qu’on est, on peut s’arracher aux lois de son espèce. Pas pour les trahir. Pour les réinventer.
Quelques années plus tard, Erin a été touchée par une flèche empoisonnée. Cette fois, vous avez fait le choix de continuer à marcher. Je ne sais pas comment se présente à vous un tel choix. Vous n’avez sûrement aucune notion de ce qu’est la raison. Mais vous avez bien eu conscience de quelque chose qui était plus important que l’élan qui vous ramenait vers votre fille mourante. Ce jour-là vous étiez bouleversée. Votre visage suintait, marque d’émotion intense chez les éléphants. Et vous avez réussi, Echo. Votre petit-fils est devenu le plus jeune orphelin à avoir survécu.
Votre famille marche encore sur les routes que vous lui avez montrées. Des pistes de milliers de kilomètres que les hommes commencent à peine à cartographier. Les éléphants avancent avec cette fausse lenteur qu’ont tous les géants.
Robert Capa
Marcher pour ne pas mourir. Fuir le froid, la sècheresse, la perturbation d’un territoire, le manque de nourriture. Tout quitter, pour mieux vivre ailleurs. Pour donner une chance à ses petits. C’est la force qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre. Elle habite les oies, les papillons, les baleines, les gnous, les tortues marines, les éléphants… et les hommes.
Quelque part, un sac dans une main, un enfant dans l’autre, nous marchons aussi. Chassés, réfugiés, migrants. Puis installés, résidents, méfiants envers les nouveaux déplacés. Comme nous, vous avez des territoires à protéger. Vous prenez possession d’un point d’eau et vous le défendez contre les intrus. Chez vous aussi il y a les dominants et les dominés, mais vous avez su trouvé l’équilibre entre le territoire des uns et la route des autres, tous deux nécessaires à la survie de l’espèce. Nous, on cherche encore.
Sarah Roubato a publié Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.
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