Certains s’impatientent. Il est déjà 20h15. Le cirque d’hiver n’est pas encore rempli. Il le sera dans dix minutes. Le spectacle était annoncé à 20h. À chaque rangée les petits écrans sont allumés. On envoie quelques SMS, on vérifie son rendez-vous épilation pour demain, on montre à la copine les photos de l’anniversaire du petit, on cherche sur internet un peu de la vie de Barbara, on prend une photo de la chaise vide devant le piano noir qui attendent sur la piste. Un appel retentit : Mesdames, Messieurs, pour le confort des artistes et des autres spectateurs, merci d’éteindre vos téléphones et de ne pas prendre de photos avec ou sans flash. Quelques centaines de poches se font fouiller, et les téléphones se mettent en mode avion, certains retournent aux poches ou aux sacs, d’autres bien au chaud au creux des mains.
Je suis une femme qui chante
Il arrive. Énorme et tranquille. Il nous parle mais certainement pas d’anecdotes sur Barbara. Ce ne sera pas non plus un judebox des chansons les plus connues. Bien sûr il n’est pas question pour lui d’incarner la Longue Dame Brune. Simplement de faire passer un peu d’elle par lui. Il peut dire «Je suis une femme qui chante», et nous l’acceptons. Il peut dire «Pardonne-moi c’est lui que j’aime», et n’a pas besoin de reprendre la version masculine de Dis quand reviendras-tu : «Je n’ai pas la vertu des chevaliers anciens». Pour Depardieu ce sera «Je n’ai pas la vertu des femmes de marins».
Et je reviens de loin le cœur égratigné
La musique entrouvre les fragilités. Jamais peut-être on aura vu Depardieu aussi puissant, appuyé sur son pied de micro ou sur le piano. Une chanson c’est petit, et c’est fragile. L’exubérance n’a pas le temps de faire des acrobaties. Elle ne peut que percer, comme la lumière des ciels normands. Combien de Depardieu se raconte dans Barbara ce soir ?
Et riche de dépossession n’avoir que sa vérité
Il est là et c’est tout. Il est ce par quoi la chanson passe, dans une totale disponibilité. Cet état, c’est le travail de toute une vie. On ne le regarde pas, on regarde ce qui passe par lui. On sait déjà que c’est un de ces spectacles dont on sortira grandi. Qu’en rentrant, on n’aura pas envie d’aller réécouter les chansons de Barbara. Mais qu’on se dira : « C’est ça qu’il faudrait… pouvoir être aussi entier dans ce que je fais. Aussi présent. »
Quand on connaît les chansons, on les entend pour la première fois. Impossible de prévoir comment la note va tomber dans cette voix posée mais prête à dérailler, mi chantée mi parlée, qui parfois fuse, et parfois se dépose sur le pavé d’une mesure. Entre les chansons, on dirait que la chanson continue. C’est que le silence de Depardieu s’écoute. Il est toujours là. C’est presque difficile d’applaudir.
Où le bruit de la mer était une chanson
À chaque chanson, quelque part dans le public, un petit carré de lumière blanche s’allumait, sur l’heure, sur un nouveau message, sur une photo à dérober. Difficile à croire… qu’est-ce qui peut arracher les gens au spectacle de cette présence ? Devant moi un téléphone s’est allumé. Derrière, on essaye de s’accrocher à ce qu’il se passe sur scène. Mais la lumière bleu, blanche, est asphyxiante. Elle nous arrache notre attention déjà fragilisée par cette nouvelle faculté d’être en permanence connecté. À chaque nouveau petit carré blanc, un rayon laser gribouille la silhouette prise en faute. Des membres du personnel de la salle sont chargés de repérer les turbulents et de les marquer au laser. C’est prévu. Les lumières blanches et rouges continuent leur dispute jusqu’à la fin du spectacle où les lasers déclareront forfait. Les téléphones s’allument pour L’aigle noir et Dis quand reviendras-tu. Il faut capter, enregistrer, pouvoir dire qu’on était là. Quitte à ne pas être capable d’y être totalement.
J’ai seulement traversé des instants
Nous vivons un temps où la présence est de plus en plus fragilisée. Rares sont les rendez-vous aux cafés où le téléphone n’est pas posé sur la table et ne reçoit pas régulièrement des coups d’œil. Rares les moments où nous sommes totalement, corps et esprit, présents à ce que nous faisons. Combien de conversations en suspens laissons-nous, dispersées sur toutes les applications possibles ? Facebook, SMS, Messenger, Whatsapp, Skype. Notre esprit rebondit comme une balle de squash entre quatre murs. Instables et immobiles. Comment pouvons-nous envisager un changement de société si nous ne renouons pas avec la conscience de faire partie du monde et la faculté d’y être présent, dans chacun de ses moments ?
Dans cette société, jamais les arts du spectacle vivant, et particulièrement les arts du dénuement, n’ont été aussi nécessaires. Celui du conteur, du mime, de la marionnette, de la chanson, de la danse. À l’heure où la présence de la voix et du corps désertent bien des relations, le spectacle d’un être de chair qui parle avec son corps ou sa voix est une résistance et un salut. Une invitation à investir un espace miraculeux où nous sommes entièrement présents à ce que quelqu’un accomplit devant nous. Sans communication, sans transfert de donnée ou de message. Et ce soir-là dans le cirque d’hiver, Depardieu par Barbara et Barbara présente par Depardieu nous rendaient une part de ce que l’humain a de plus précieux.
Sarah Roubato a publié :
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Sur les banquettes rouges prennent place des gens de tous les âges, aux styles contrastés. Ils ont les parlers de différents milieux sociaux. C’est le public de Elie Guillou, malaxeur de mots protéiforme – la chanson, le conte, le carnet de voyage, la poésie. Ce jeudi, c’est la première d’un spectacle dont le directeur dira qu’il a mis deux ans à “accoucher”. C’est que nous sommes dans un de ces rares lieux qui prennent le temps d’accompagner les artistes dont il perçoivent les potentiels. Le théâtre Antoine Vitez à Ivry Sur Seine.
Lumières. Trois musiciens, et une silhouette dans l’ombre. La guitare commence. Quelque chose de la saccade grinçante du train sur des rails. Puis un son venant d’un instrument étrange qui frappe et frotte : c’est le piano et le violoncelle qui jouent à l’unisson.
Face au public, les bras le long du corps, l’auteur-conteur nous offre ce qu’il a ramené du Kurdistan, où il s’est rendu plusieurs fois durant les quatre dernières années. Une histoire cueillie dans le vécu du Voyageur, ce personnage qui essaime ses carnets, taillée par l’imaginaire de l’Auteur, et transmise par le Conteur : l’histoire d’une femme qui cherche à préserver son enfant de la guerre.
Comment parler d’un conflit ?
Nous avons tous grandi avec lui. Nous dans le fond du canapé, lui dans le matin blanc d’une ville en ruines qui apparaît dans la télévision. Pendant qu’on grandissait, l’enfant de la guerre courait toujours avec ses grands yeux et une pierre à la main. Il fait partie de notre paysage quotidien et lointain. De ce qui se passe de l’autre côté de notre paix. Un jour il est croate, le lendemain, palestinien, afghan, congolais, syrien, irakien, mais aussi yéménite, kurde, tchétchène. Un jour il est assis sur un tas de gravats, le lendemain il longe un mur derrière lequel vivre ne se conjugue pas pareil.
Entre les reportages éclair des journaux télévisés, les témoignages de réfugiés, les analyses des spécialistes et les photos choc partagées sur les réseaux sociaux, quel langage choisir pour entendre parler de la guerre ?
Elie Guillou n’est ni reporter, ni spécialiste du monde kurde. Il n’est qu’un voyageur qui ne vient pour aucune raison particulière, qui se laisse porter par les rencontres avec ce talent qu’il a pour les accueillir. Un voyageur dont le métier est de travailler avec les mots, chantés, écrits ou contés.
Après le spectacle, dans le couloir en U du théâtre, les photos de François Legeait rebadigeonnent nos yeux d’un peu de réel, en noir et blanc. Des silhouettes au milieu des ruines, des visages de femmes brandissant les photos de leurs disparus, des écrins de vie au milieu de la destruction. Lire les légendes devient difficile : les faits, les chiffres, les noms des lieux ont du mal à nous parler, tant on revient d’une heure et demie d’un autre langage.
Ce langage, c’est celui des petites choses où s’enroule la grande Histoire et ses grands mots auquel l’un des personnages s’accroche : Liberté, Résistance, Guerre, Paix. Les cheveux de la mère, le mûrier, la fontaine, le débat qui essaime dans une foule guettant le plongeon dans le vide d’un soldat. Des choses qu’on rencontre quand on voyage en prenant le temps de le perdre. Ce que Elie appelle voyager comme une proie. Et puis il y a ces bouts de réel qui à force de ricocher dans la tête de l’artiste pendant quatre ans, ont fini par devenir des symboles : le canari dans sa cage, la fiente des pigeons, des chaussures trop grandes, la prison numéro cinq, l’obsession d’une femme à tout nettoyer, les mains sur les yeux de l’enfant.
Extrait du portrait sonore «Elie, faiseur de petits nous», où Elie nous parle de sa manière de voyager. En musique de fond, la voix d’une petite fille et d’une clarinette dans un camp de réfugiés que Elie a enregistrées. Pour écouter le portrait entier (20 minutes) cliquez ici.
La question que la guerre pose à la paix
Elie n’affirme rien. Il esquisse. La cour, la fontaine, mûrier. À deux rues, c’est la guerre. Mais la mère s’obstine : “On n’entre pas !” La paix n’est-elle qu’une main posée sur des yeux ? La question résonne pour les spectateurs européens que nous sommes, car à la porte de notre paix, des milliers de réfugiés frappent. La prison numéro cinq revient dans les voix des personnages. On n’y est pas, mais la difficulté d’en parler nous écrase.
L’ostinato de la musique soutient la voix du conteur pour nous faire approcher ce qui a lieu entre les murs de la prison. « Et puis… » l’horreur se déplie. Tout le long de la déclamation, Elie fixe mes yeux. À moins que ce ne soit qu’une illusion, tant les mots, en faisant des détours par le langage poétique, touchent en plein dans le mil.
La guerre est un de ces mots banals, trop vite dits, qui s’étend bien au-delà des combats et du nombre de morts. La mère se bat pour que son enfant soit préservé. Le grand frère aussi se bat, pour que son petit frère puisse à nouveau rire dehors. La femme de ménage nettoie la fiente et le sang, pour continuer à être là. Que veut dire défendre, que veut dire protéger ? Les chaussures d’un enfant de la guerre poussent plus vite que ses pieds.
Comment ramener ce qu’on a vu : de l’expérience au récit
, dit le conteur chanteur dengbej. Le Kurdistan ? Qu’est-ce qu’il y aurait à en dire, pour ne pas abîmer le souvenir, pour ne pas déchirer les vérités. La question se pose pour tout voyageur qui prétend ramener quelque chose d’un monde étranger où il n’a été que passant. De passant à passeur, il y a parfois quatre ans. Pour que celui qui vit en paix ose parler de la guerre des autres, pour transformer le voyage en expression. Pour que le Voyageur laisse place à l’Auteur, et pour que l’Auteur laisse la place au Conteur. Ça n’est pas encore tout à fait le cas. Les trois semblent se disputer ce corps. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire ?
Voyageur : Eh, le Comédien, ne m’approche pas de trop près !
Comédien : Je n’ai même pas besoin de te toucher pour prendre ton ressenti. Ça se sent d’ici.
Auteur : Allez laisse-le tranquille ! Tu vois bien qu’il est fragile, le Voyageur.
Comédien : Oui, bourré d’émotions, d’odeurs, de souvenirs, de regrets, de peurs. Et puis de quoi tu te mêles l’Auteur ? Je ne suis pas à tes ordres.
Auteur : Dis-donc, le Comédien, c’est grâce à moi que vous vous êtes rencontrés tous les deux. Sans moi tu n’aurais rien à dire du tout !
Comédien : Qu’est-ce que ça change ? Tu ne me laisses pas dire les choses comme je veux. À chaque fois que je m’approche d’une vérité tu viens y coller le regard du créateur sur son oeuvre.
Voyageur : C’est vrai ça, l’Auteur. Si tu veux qu’on puisse bien s’entendre, le Comédien et Moi, il faut que tu nous laisses un peu seuls.
Quand c’est au tour du Chanteur, le corps incarne entièrement les mots. La chanson, c’est de là que vient Elie. Il chante pour incarner le dengbej, conteur et chanteur, personnage qui fait respirer le récit. Les yeux fermés, la main tendue vers on ne sait quoi, Elie habite de sa voix la langue kurde.
Quand on voyage plusieurs fois dans un pays, la musique de sa langue se ballade longtemps dans les oreilles, dans les rues grises de notre quotidien mal retrouvé. On se promène dans cette langue qui nous est avant tout musique, on se dit des phrases pour le plaisir de les faire tourner dans son oreille intérieure.
Prendre le détour pour toucher juste
La musique du spectacle n’est pas kurde. C’est celle de Babx. Mais elle a dans sa brisure, quelque chose du sentiment kurde. Elie Guillou n’est pas du genre à faire de l’illustration. Au fond, le Kurdistan est un prétexte pour interroger la guerre, comme les dengbejs étaient un prétexte pour aller au Kurdistan. Par son spectacle, Elie Guillou nous rappelle que tout sujet mérite une diversité de langages pour le porter. Et que le langage artistique a autant de légitimité à nous faire comprendre des enjeux aussi délicats et complexes que la guerre, que le langage de l’information.
Par la force de l’expression, par leur expérience du monde, par leur capacité à déplier les petits gestes du quotidien et du vécu, les auteurs, écrivains et artistes auraient toute leur place dans les médias, en dehors des rubriques Culture et Divertissement. Pour mieux nous faire entendre ce que le lointain dépose à notre porte.
Quand la dernière note d’une chanson résonne, les mains prêtes à applaudir restent suspendues. Elles attendent. Comme si elles allaient briser quelque chose. Les yeux restent fixés sur cette main déposée sur le manche de la basse ou sur le clavier du piano qui attend que la note finisse de résonner. Si quelques uns arrivent en retard, ils rentrent sur la pointe des pieds. Que se passe-t-il ici ?
« Même pas peur »
Seule sur scène, une fille aux cheveux ébouriffés enfourche sa fragilité et va nous cueillir des mots, le long d’une corde qu’on croyait bien cachée dans le noir de la salle. Elle les fait glisser sur sa ligne de basse qu’elle joue presque comme d’une guitare. Elle en joue comme de nous, délicatement, et à pleine corde. Dans la légèreté comme dans la douleur, Marion Cousineau se montre toujours nue. Son sourire qui se dessine au coin de sa joue droite, c’est tout ce qu’elle a comme paravent.
Ses mains tremblaient la première fois qu’elle a chanté dans un micro, au P’tit Bar de Montréal au Québec, un lieu comme il n’en n’existe plus beaucoup, où la chanson se vit pleinement et chaque soir. Elle y avait chanté pour l’anniversaire d’un ami qui a eu la magnifique intuition de lui demander ce cadeau. Il lui avait suffi de la voir gratter au coin du bar à l’heure où les portes se ferment et où on fume dedans. Aujourd’hui, ses mains ne tremblent plus. Cette fragilité, c’est sa force. Marion l’assoit, l’assume, la fait glisser sur sa basse. Les yeux ne se ferment plus par timidité comme aux premiers jours, mais pour mieux cueillir les mots qu’elle dépose au seuil de notre propre fragilité. L’œil gauche se ferme en premier. La main passe toujours dans les cheveux entre deux chansons, mais le geste est fini, assumé.
« Ces fêlures que tu regardes en face »
Par le spectacle de sa fragilité, Marion Cousineau nous invite à nous réconcilier avec nos maladresses, nos imbécilités, nos bobos de grands enfants blessés. Tout ce que notre société de la maîtrise et de la puissance nous interdit de montrer. « Je voudrais vivre Amour sans qu’il y ait toi et moi ». Elle parle d’amour pour un oiseau ou pour un arbre, de l’amour pour une adolescente dans une chanson d’une jeune femme à une jeune fille. Elle parle de ces choses qu’on ne dit pas et qu’on cache sous des postures qui font du bruit. Dire à celle qu’on a perdue qu’elle nous manque, à celui qu’on a effleuré d’un regard qu’on voudrait bien, dire ceux qui partagent notre sang comme ils nous étrangent parfois, dire à une rencontre d’un soir l’empreinte qu’elle a laissée sur nous. Des gens comme Marion, il en faudrait pour chacun d’entre nous, un petit être qui viendrait souffler à notre cou pour nous rappeler comme on est beau et puissant quand on montre nos fragilités.
« Juste un souffle à ton cou, morceau de moi et souvenir de nous »
Marion, c’est une fleur sur laquelle beaucoup de jardiniers ont dû se pencher en lui chuchotant : « Vas-y doucement ! », qui ont dû l’arroser de fous rires dans les verres du milieu de la nuit, qui ont dû lui poser une main sur l’épaule. Ils ont dû lui dire « Pourquoi pas ? » Pourquoi pas, tu viendrais chanter une chanson pour mon anniversaire ? Et pourquoi pas, on ferait un duo des chansons de Leprest ? Et puis on dirait que tu enverrais tes textes au concours Petite Vallée, et on dirait que tu ferais une résidence en France. Pourquoi pas ? Vas-y doucement !
Et quand elle entonne « La vie c’est un grand rêve qui se rêve debout », tirée de la chanson de Victor Frapp, on entendrait presque résonner un choeur qui tous les soirs dans le plus petit lieu de Montréal, se réchauffent de mots et de musique. Marion est seule sur scène, mais elle n’est pas seule dans la vie. Car cette fille, on ne l’admire pas. On l’aime.
« Ce qu’on est, on l’écrit au crayon mais sans gomme »
Si nous te disons tu, c’est parce que c’est à toi, petite individualité sur deux pattes, que notre travail s’adresse. C’est en toi qu’il résonne et c’est pour toi que nous le faisons. Si je dis nous, c’est parce que je ne suis qu’un parmi tant d’autres, jeunes créateurs, diseurs, faiseurs, qui cherchons une autre manière de travailler, de créer, d’exprimer le monde et d’y agir.
Nous t’écrivons de la terrasse d’un café, sur la petite place d’un de ces vieux centre villes qui finissent par tous se ressembler, entre les boutiques d’artisanat local fabriqué à trois cents kilomètres, celles des grandes enseignes, et les petits restaurants locaux dont les prix ne sont accessibles qu’aux touristes.
C’est samedi. L’artère principale ne désemplit pas. Deux adolescentes flashent sur un vernis à ongle dans une boutique de maquillage – 3.90€. Un petit garçon tend la main vers le paquet de bonbons multicolores exposé dans la vitrine d’une boulangerie – 1.50€. Un couple regarde des coussins de décoration – 15.99€, un autre le prix d’un balayage de mèches chez le coiffeur – 80€ . Un panini coûte 3€, un café à 2€, une crêpe appelée La Provençale 12€.
En face d’un chocolatier, un jeune homme est assis en tailleur sur le trottoir. Il tient un bout de carton avec marqué J’ai faim. Ça doit être son premier jour. L’indifférence n’a pas encore terni son regard. Ses yeux cherchent encore une voie de sortie. Sa barbe blonde est bien taillée. Il n’y a pas grand chose qui nous sépare. Un pas. Un pas de côté. Aujourd’hui, je dois tenir avec deux euros vingt pour travailler jusqu’au soir dans un café. Travailler, c’est à dire avancer un manuscrit qui s’ajoutera à ceux perdus dans une pile chez des éditeurs. Ça, c’est le vrai travail. Mais il ne pourra pas prendre tout mon temps. Car il faut encore réaliser un montage de trois minutes pour le prochain portrait sonore, pour vous donner envie de l’acheter. Vérifier la liste des sans réponse de ce dernier mois, et préparer les mails pour les relancer. Chercher de nouveaux médias à qui proposer des articles, chercher des radios pour diffuser des textes sonores. Prospecter, relancer, proposer, présenter, faire savoir…
Voilà quelques temps déjà que tu nous connais. Il y a un peu plus d’un an, tu fus un million et demi en trois jours à lire une lettre postée sur Mediapart. Depuis, tu es des centaines à écrire à Sarah. Tes messages lui rappellent que oui, il faut continuer, s’accrocher, que ça a du sens, que quelque chose bouillonne. Parfois, ces conversations par écrans interposés sont le prélude de rencontres, et nous nous retrouvons quelques semaines plus tard dans un café, une bibliothèque, un théâtre d’un coin de France, à parler de la société que nous voulons construire, de nos peurs, de nos défis, de nos envies. À tous les passeurs qui permettent ces rencontres, merci.
Chaque jour Sarah reçoit des dizaines de messages de toi. Tu lui dis que ses mots ont changé quelque chose dans ta vie, que tu y retrouves ce que tu as toujours ressenti, tu lui parles de ta situation, de tes questionnements. Elle répond à chacun. Elle sourit quand tu t’excuses de la déranger, quand tu lui écris qu’elle n’aura sûrement pas le temps de répondre. Elle se demande quelle image tu te fais de sa vie. Internet est une vitrine. Tout y est affichage : affichage d’humeur, de statut, d’information. Sur internet, il faut toujours dire que tout va bien. Mettre des points d’exclamation. Montrer aux gens que ça marche, pour qu’ils viennent. C’est la règle : on achète les livres qui se vendent bien et sont aux premiers rayons des libraires, on va voir les spectacles qui remplissent déjà les salles, on clique sur les publications les plus partagées.
Quand tu écris à Sarah, tu ne te contentes pas de flatteries. Tu livres tes fragilités et tes doutes. Tu l’invites à une intimité. Alors aujourd’hui, nous allons répondre à ton invitation. On va te parler de ce travail qui est le nôtre, de cette vie étrange de créateur sur internet. On te parlera sans détour et sans précaution, honnêtement et directement.
“Avec internet, tu peux atteindre plus de monde !”
On nous dit souvent que nous avons la chance de vivre dans un monde où, grâce à internet, nous pouvons partager nos créations directement avec les gens, et toucher un public très large. Partager, c’est là le mot utilisé. Mais dans partage, il y a échange. Or, quand un créateur met en ligne ses créations gratuitement, sache qu’il ne partage pas. Il ne te les offre même pas, car dans offrir, il y a encore de l’échange : le sourire de la personne à qui tu offres, le plaisir de voir l’effet produit. Derrière l’écran, rien de tout ça. Nous balançons nos créations dans cet espace intersidéral, et c’est tout. C’est un courrier qui n’attend aucune réponse.
Le créateur qui met son travail en ligne a tout de l’artiste ambulant. Il a travaillé pendant des semaines, des mois, des années, sur sa création. Comme il veut te présenter le meilleur travail possible, il a cassé sa tirelire pour acheter du bon matériel : un micro, une carte son, une caméra, un logiciel. Il passe quelques semaines à se tailler un beau site internet, comme l’artiste ambulant dépensera ce qui lui reste pour s’acheter un beau costume. Quand il poste un contenu sur internet, il met ses mains en porte-voix, et te crie : “Regarde mon travail, regarde ce que je sais faire ! ” Toute la difficulté consiste à attirer ton attention, pour que tu t’arrêtes quelques secondes devant sa publication. Il réécrit plusieurs fois le chapeau de son article, réfléchit bien aux mots clés, crée des teasers, des B.O, des montages courts, des formules, des posts sur Facebook. L’artiste ambulant ne choisit pas son heure au hasard. Il sait qu’il faut t’attraper quand tu auras l’esprit libre, dans le métro en revenant du boulot, ou le dimanche matin. Le meilleur article peut passer à la trappe s’il n’est pas posté à la bonne heure.
Le mythe : “Si tu as du talent, tu vas y arriver”
Ce jeune créateur dont nous te parlons a grandi dans une société où on lui dit que si on fait du bon travail, si on a du talent, si on s’accroche, on est récompensé. Bel idéal qui suppose que les gens ne s’y trompent pas. Alors il se dit que si tu aimes ce qu’il te donne gratuitement, tu achèteras le reste. On lui a dit qu’il fallait d’abord se faire connaître, et ensuite espérer vendre. D’abord travailler, ensuite proposer son article, son film, ses photos, son reportage. Comme des salles proposent aux musiciens de venir jouer gratuitement, de nombreux sites proposent aux créateurs de publier contre de la visibilité. C’est le nouveau graal : la visibilité.
Quand il est encore dans son antre à créer, et qu’il voit le bout d’une oeuvre, les murs de sa chambre font un drôle de bruit. C’est que ses rêves sont trop grands, ils les font craquer. Il se dit que ça y est, cette fois ça va marcher. Non, ne t’inquiète pas, il n’est pas de ceux qui rêvent de succès facile et de gloire. Sa seule prétention est de pouvoir sculpter, dans la matière qu’il a choisie, quelque chose qui lui permettra de manger, de se loger, assez pour que son travail occupe le centre de sa vie et qu’il ne soit jamais relégué en périphérie, dans les miettes du temps que lui laissera son boulot de survie.
Et puis avec le temps, de coup d’essai en tentative, de projet en projet, les murs de sa chambre finissent par se taire. Le jeune créateur a appris à rabaisser ses attentes. S’il pouvait déjà se rembourser ses frais, il serait satisfait. Imagine, dans ton travail, n’avoir d’autre espérance que celle de te rembourser tes frais de déplacement, de téléphone ou de papèterie.
Il passe plus de temps à agiter les bras pour attirer ton attention qu’à créer. Imagine un circassien qui passerait plus de temps à te crier de venir voir son spectacle qu’à répéter son numéro. Toute cette gesticulation devant l’écran l’épuise, assèche ses instincts, coupe sa réflexion. Il perd ce rythme de la création qui fait qu’un musicien devient bon en jouant, chaque jour. Il sait qu’il pourrait aller beaucoup plus loin s’il était libre. Il se sent la taille d’une comète à qui on offrirait l’étendue d’un bac à sable.
Il se sent pris dans l’obligation de poster régulièrement, pour ne pas te perdre, pour que tu vois qu’il est actif. Le vois-tu, certains soirs, les yeux rougis par l’écran, le rond brun de la tasse qui se superpose aux autres sur son bureau, faire craquer son cou, dans le silence de sa chambre, après avoir passé cinq heures à bien arranger un extrait de son travail pour te donner l’envie de lire, de regarder ou d’écouter ce qu’il fait ?
Bien sûr cette vie, il l’a choisie. En fait, il a choisi de ne jamais donner priorité à autre chose qu’à son vrai travail. Mais il n’a pas choisi le reste. Passer une heure à choisir une police pour que le visuel soit beau et attire l’attention de l’internaute, ça il ne l’a pas choisi. Il sait bien qu’il ne sera jamais payé à l’heure, ni même à la valeur réelle de son travail. Soit. Il ne demande qu’une chose : pouvoir gagner assez pour se nourrir, se loger, se chauffer, et pour avoir le temps de continuer à créer. Parfois il s’imagine qu’un de ses pairs qui aurait déjà fait ses preuves, lui propose une chambre dans sa maison, qu’il puisse venir y travailler le temps qu’il a besoin. Il souffre du manque de lien intergénérationnel entre les créateurs. Les anciens sont bien trop occupés pour daigner répondre aux petits jeunes. La transmission qui a pu exister entre le maître et l’apprenti, le simple lien de confiance qui autoriserait un jeune à se confier à un grand frère, une épaule pour se reposer, une oreille pour accueillir les découragements comme les excitations, ou bien simplement, un moment qui ne soit pas dérobé à l’urgence, une soirée où quelque chose se dépose, tout cela semble avoir été balayé.
Pourtant, au milieu de cet isolement des individus et des générations, certains tentent autre chose. On s’invente d’autres manières de faire, soi-même, sans intermédiaire, dans l’entraide, le troc, l’échange. Pour la nourriture, le transport, les services. Mais pas encore pour l’immatériel. Il ne viendrait à l’esprit de personne de ne pas payer son café. Mais payer un enregistrement, une chanson, de la musique, une photo…
Les nouveaux métiers à inventer
Le 10 janvier 2017 en rallumant son ordinateur, Sarah trouve quatre-vingt seize messages datés du jour-même. Elle comprend que c’est aujourd’hui qu’a été postée la lettre Trouve le verbe de ta vie sur le site de la Relève et la Peste, un de ces nouveaux médias qui te propose de te faire voir le monde autrement. Elle apprend qu’en vingt-quatre heures, cette lettre a été partagée 50 000 fois. Donc lue par quelques centaines de milliers de personnes.
Entre le 1er janvier 2016 et le 9 mars 2017, les portraits sonores L’extraordinaire au quotidien (en cliquant ici tu arriveras sur la page) ont récolté 256,50€, grâce à 23 acheteurs. Soit 85€ par mois. Dans ce même laps de temps, quelques dizaines de milliers lecteurs sont venus sur les pages de ces portraits. Voilà plus de six mois que le matériel d’enregistrement à 2000€ n’est pas sorti de son sac, qu’aucun nouveau portrait n’a été enregistré. Parce qu’il faut d’abord essayer de diffuser ce qui a été fait. Chaque portrait prend environ un mois de travail à temps plein. Ils sont vendus à prix ouvert – tu peux y mettre entre 50 centimes et 20 euros. L’équivalent d’un café, d’un ticket de métro, d’un sandwich. Tiens, la ville change de costume, c’est la fin de l’après-midi. L’heure de l’apéro, le Vittel menthe à 3.20€. Un fond de sirop sucré et de l’eau. Si 10% des 50.000 personnes qui ont partagé la lettre donnait 1€ pour écouter un portrait de 30 minutes… 1 mois de travail… 1€… 10% de 50.000… 5000€, de quoi vivre largement pendant un an.
Qu’est-ce que j’ai mal fait, mal pensé, mal évalué ? Le métier d’agitateur sur internet n’est pas inné, ce n’est pas le nôtre, et ce n’est pas lui que nous avons choisi. Internet est un outil et non une fin. Il faut se remettre en question. Mais le travail de créateur ne dépend pas que de soi. Alors nous nous interrogeons sur toi, lecteur. Incompréhension, stupeur. Et oui, colère (On t’a promis que cette lettre sera honnête) Bien sûr, tu es sans cesse sollicité. Les numéros inconnus qui t’appellent après le travail pour te proposer des produits, les campagnes de don des associations, et puis nous sommes des centaines, des milliers d’artistes sur internet à te demander d’encourager notre travail. Tu ne peux pas donner de partout. Bien sûr. Et le Vittel menthe à 3.20€, et le coussin de décoration, et le sandwich. Bien sûr nous ne sommes qu’une fraction de secondes dans ta vie sur internet, et nous devrions nous estimer heureux que tu t’arrêtes pour cliquer, pour liker, pour partager. Bien sûr il y a les guerres d’Irlande…
On nous conseille parfois de faire des levées de fond sur des sites participatifs. Mais c’est encore de l’aumône. Nous voudrions autre chose. Nous prétendons que nous faisons un travail qui mérite rémunération. Comme le Vittel, comme le sandwich, comme le vernis à ongle.
Cette autre société dont nous rêvons
À l’heure où la France s’inquiète de son avenir, tu dois te dire qu’il y a d’autres priorités. Mais c’est au contraire le meilleur moment, pour te parler de ces jeunes qui essayent de se réinventer leur métier, qui cherchent d’autres modèles économiques. Et qui n’y arriverons pas sans toi. Comme aucun artiste, aussi génial, talentueux et travailleur fut-il, n’a réussi sans l’aide, l’écoute et la disponibilités de ses pairs.
Alors, nous diras-tu, quel est le but de cette lettre ? Te faire culpabiliser ? Sûrement pas. Simplement te rappeler à ton pouvoir de consommateur, toi la paire d’yeux qui es en train de lire ces lignes entre deux urgences. Toi qui lis, qui commentes, qui partages derrière ton écran, sache que chacun de tes clics est un geste que tu poses dans le circuit de la création et des médias. Toi qui te plains peut-être d’entendre toujours la même chose dans les médias, toi qui voudrais autre chose. Tu n’es pas invisible, tu n’es pas anodin. La société est comme la peau d’un tambour : chaque geste que tu fais et que tu ne fais pas, résonne à l’autre bout. Chaque fois que tu achètes, et chaque fois que tu n’achètes pas, tu choisis le monde auquel tu participes. Celui de demain, celui de tes enfants. Le nôtre, le mien. Celui qui me fera continuer ou celui qui me fera un jour tout poser par terre, et m’assoir en tailleur sur le trottoir avec une petite pancarte.
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Marie n’est pas artiste ni thérapeute. Mais elle guérit par l’art, comme le font les peuples autochtones.
Ses performances multisensorielles vont chercher loin dans ce qui nous dérange et qu’on ne verbalise pas. Gynocide, ou le dernier accouchement du monde, J’ai mal sur la souffrance des animaux en abattoir, Pet shop, où elle se fait promener en laisse par des passants. Des performances qui sont nées de visions que Marie a eues au détour de notre réalité quotidienne.
Dans son jardin en campagne montréalaise, Marie explique comment elle travaille cet art de la performance corporelle et ce qui la différencie des comédiens.
Solitaire et solidaire, Marie fait sortir sa généreuse colère dans des combats militants. Parce qu’elle a mal à l’animal dans l’abattoir comme elle a mal à la terre ou à l’humain.
Une personne qui apprend à se guérir elle-même, qui cherche l’équilibre entre le corps et l’esprit, qui apprend à contrôler sa violence et qui exprime celle du monde, a beaucoup a nous apprendre.
Marie fait partie de ces passeurs qui marchent, tenant dans leurs poings serrés la semence d’une autre humanité à venir.
Ce portrait cubiste est le premier de la série… merci de votre indulgence.
musiques choisies par Marie :
Mr Bungle Disco Volante
Arditti quartet Ligeti String quartet 1
Bad Brains Build a nation
et
extrait du Pow wow de Wemotaci, 2013
crédit générique de l’émission : What does the Wind Adam Goulet
« Ah oui tu chantes ? Mais c’est une passion ou un métier ? »
Choisissez parmi les quatre réponses suivantes :
A. Non c’est juste une passion, quelque chose que je fais pendant mon temps libre.
B. Oui c’est un métier non rémunéré qui occupe les trois quarts de mon temps. Le quatrième quart étant consacré à la survie alimentaire.
C. Oui c’est une passion parce que ça m’habite tout le temps.
D. Non ce n’est pas un métier parce que je ne suis pas payé pour le faire.
Tout métier n’est point passion. Mais toute passion ne devient pas métier. Le Conseil des Arts et des Lettres du Québec donne la définition suivante d’un artiste professionnel : « Se déclare artiste professionnel, crée des œuvres ou pratique un art à son propre compte ou offre ses services, moyennant rémunération, à titre de créateur ou d’interprète, a une reconnaissance des ses pairs, diffuse ou interprète publiquement ses œuvres dans des lieux ou un contexte reconnus par les pairs. » Tout est dit : déclaration personnelle, rémunération, et double reconnaissance, par ses pairs (aînés) qui reconnaissent que l’on fait partie de ce corps de métier, et par le public qui reconnaît l’artiste.
Pourtant, un artiste qui se produit sur scène et qui remplit chaque fois sa salle, ne gagne pas nécessairement de l’argent. Si un plombier vient chez vous, même pour ne rien faire, sa visite sera payée. Car il a donné de son temps professionnel. Pour l’artiste, si la salle n’est pas assez pleine, il ne peut qu’espérer pouvoir rembourser une partie de ses frais. Car c’est ainsi que toutes les chaînes fonctionnent autour de l’acte artistique : le créateur, celui sans qui éclairagiste, ingénieur du son, personne qui s’occupe du vestiaire, personne à la billetterie, infographiste qui fait l’affiche, personne qui fait le ménage dans la salle, directeur de théâtre, placeurs, n’auraient pas de travail. Mais eux sont payés à l’heure, et que la salle soit pleine ou vide, toucheront le même salaire. «Mais c’est ta passion !». Sachez que devant cet éloge dit avec admiration, tout artiste grince des dents après vous avoir remercié. Que l’on songe un seul instant qu’un artiste devrait être heureux d’être payé en visibilité, en reconnaissance morale, en applaudissements, voilà qui le place à part. Et pourquoi donc ? Pourquoi la passion de l’artiste ne vaudrait-elle pas celle de l’artisan pour la matière qu’il travaille, du paysan pour la terre ? Revenons donc sur ce qui semble une évidence, mais qui s’oublie vite : être artiste, c’est un métier. Un métier particulier, si particulier qu’il ne peut se faire sans passion.
Artiste : un métier comme les autres ?
Bien sûr le talent, bien sûr l’envie, bien sûr la passion. Mais les arts de la scène constituent un savoir-faire particulier qui demande des années de formation et un travail continu.
Prenons un auteur-compositeur-interprète : son métier se déroule plus ou moins en trois étapes, si on exclue sa formation qui est continue : la création (écrire des textes, composer les mélodies, les arranger, conceptualiser un spectacle), la mise en forme (répétition avec ou sans musiciens, travail de la voix et de l’instrument, mise en scène). Ensuite vient le travail qui est normalement celui d’un agent ou d’un producteur : la présentation (enregistrer du son et de la vidéo, créer un site internet, faire les photos, préparer une affiche, créer une carte de visite), puis contacter des salles de spectacle, les journalistes, entretenir un réseau, vendre les billets, faire la publicité, fréquenter les lieux où il peut rencontrer des professionnels du spectacle (PR), envoyer sa candidature à des concours qui peuvent demander jusqu’à 80$ pour que son travail soit écouté par un jury.
L’artiste n’est rémunéré qu’à la fin de ce processus : par les spectacles et les ventes d’albums, profits qui servent le plus souvent à payer ses musiciens et à se rembourser les frais. Car à chaque étape, il doit payer les preneurs de son, infographistes, tous ceux qui participent à créer cet emballage propre et joli qu’on appelle un site internet, un clip, une démo, dans le seul but d’attirer votre attention, cher public, pour que vous veniez le voir.
L’artiste exerce-t-il finalement un métier différent des autres ? Il partage avec tous les métiers créatifs un rapport au temps particulier : l’artisan est payé pour le produit final, qu’il y passe trois heures ou dix heures par jour. Le professeur aussi peut passer toutes ses fins de semaines et ses soirées à préparer ses cours et à corriger ses copies, sans que ce temps soit rémunéré. Mais au final il a tout de même un salaire assuré. L’artiste, lui, n’en n’a jamais l’assurance.
L’artiste n’a pas d’horaires du bureau, il ne rentre pas chez lui en se disant que c’est le moment de relaxer. Il travaille en permanence : dans la rue, pendant une conversation, en faisant ses courses, avant de s’endormir. Mais ce temps-là ne lui est pas reconnu comme un temps de création. Au Québec et au Canada, il doit pour cela devenir boursier du CALQ ou du CAC qui fournissent à l’artiste des frais de subsistance pendant sa période de création. En France, les artistes bénéficient du statut d’intermittent, qui est un régime du chômage. Dans les deux cas, les élus sont rares, et on ne veut décidément pas reconnaître que l’artiste a un métier : il est soit chômeur soit boursier. Bref, un statut exceptionnel.
De petites phrases en petits gestes : un métier sous-reconnu
À Montréal, on trouve dans la rue, dans les bars, dans les petites salles, un foisonnement d’artistes en devenir qui, sans avoir la reconnaissance d’exercer un métier, ont pourtant le niveau de bien des professionnels. Trop doués et trop expérimentés pour jouer gratuitement, pas assez reconnus pour exiger des conditions décentes, ils doivent chaque jour faire face aux petites marques de mépris de leur métier.
« Amène tes amis ». Une phrase que l’artiste entend souvent dans les petites salles où il se produit. Comme il est lui-même son propre agent, c’est à lui de remplir la salle. Pour bien des gérants de salles et de bars, peu importe que le public soit toujours la même gang d’amis ou bien un vrai public qui se renouvelle. L’artiste doit donc déjà assurer de remplir pour pouvoir accéder à la scène, lieu où normalement il doit se former et rencontrer un public. Fini le temps où les directeurs de salle prenaient le risque de programmer un artiste sachant qu’au début il n’y aurait pas grand monde.
« Il y a un chapeau à l’entrer pour encourager l’artiste ». À Montréal, tous les lieux où les artistes jouent ne passent pas le chapeau. Il doit souvent se contenter d’un repas, d’une bière, et de la fameuse visibilité que le lieu lui offre. Que les clients viennent dans ce lieu parce qu’il y a de la musique, c’est un détail. Quand on passe le chapeau, on « encourage » l’artiste. On ne le rémunère pas pour son travail. Et l’artiste lui-même rit en prenant le chapeau à la fin de la soirée : « Yeah ça va me payer le gaz ! ». Il serait intéressant de faire une étude pour savoir la proportion que les gens laissent dans le chapeau par rapport à ce qu’ils dépensent en alcool. Personne ne songerait d’ailleurs à ne pas payer sa bière. Mais il est normal de mettre un 1$ ou moins dans le chapeau, voire rien du tout.
À Montréal, un nombre impressionnant de bars vivent principalement grâce aux musiciens qui viennent s’y produire plusieurs fois par semaine et attirent du monde. C’est ce qui fait en grande partie le dynamisme de cette ville. Pourtant, il est commun pour l’artiste de constater du matériel défectueux : un ampli qui ne marche pas, un micro capricieux, trois entrées de la console hors service. Vous me direz, ce sont des petits lieux qui n’ont pas beaucoup de budget. Il faut qu’ils payent les loyers de plus en plus chers, les taxes, les barmans, les serveurs, l’ingénieur de son quand il y en a. Il faut bien que cela tombe sur quelqu’un.
L’artiste, qui sera le dernier payé bien que tout ce monde-là vive grâce à lui, n’a qu’à remercier. Celui qui lèverait le ton serait un capricieux. Imaginez un peu, si vous refusiez de travailler au bureau parce que l’ordinateur est défectueux. Non bien sûr, vous vous débrouillez, ou bien vous amenez le vôtre ! De toute façon si vous refusez, il y en aura toujours dix derrière vous qui seront prêts à prendre la job. Car c’est peut-être ce que ce mépris a de plus pervers : il crée une génération d’artistes qui oublie qu’ils exercent un métier, un vrai.
Nous produisons un sous-métier
Car à force d’être traités comme une sous-catégorie de travailleurs, les artistes finissent par y croire. Eux aussi se mettent à séparer passion et métier. On fait ça par passion, pas pour l’argent. Alors on fait profil bas. Mais en quoi le fait de faire reconnaître que ce qu’on fait est un métier enlèverait la passion qu’on y met ? Les artistes s’entraident. S’échangent des services…et parfois s’exploitent entre eux. Il est fréquent qu’un auteur compositeur qui fait son album autoproduit et qui engage un musicien baisse le prix demandé en prétextant que l’album donnera des contrats de scène. Un peu comme si on achetait moins cher un pinceau sous prétexte que la peinture réalisée se vendra bien. Difficile pour le musicien de faire valoir que son travail vaut tel prix point barre. L’auteur compositeur lui-même est en galère…cercle infernal.
Défendre le droit des artistes à être reconnus comme des professionnels est un combat qui se livre à toutes les échelles, et ne peut se gagner que si les artistes se mettent ensemble pour parler d’une seule voix. Car sachez-le, du plus petit bar poussiéreux aux plus grandes scènes, dans la vente d’un album autoproduit ou bien sous label, l’artiste est toujours le dernier payé. Il prend ce qu’il reste une fois que tous ceux qui dépendent de lui sont payés. Il n’est pas envisageable que tous ces acteurs du spectacle se partagent les risques, fixent un pourcentage des recettes.
Si nous étions dans une société de troc, d’échange de service ou bien dans une société où l’artiste, de par son seul statut d’artiste, serait assuré d’un logement par la municipalité, de nourriture par les marchands de légumes, de soins par les médecins, nous n’aurions pas à demander de l’argent. Pourquoi serait-il dégradant de monnayer une chanson et non dégradant de monnayer un meuble ou un légume sorti de la terre ? Voilà qui est bien méprisable pour le paysan ou pour l’artisan.
Ces questions mériteraient une étude approfondie pour cerner les enjeux des différents acteurs de l’art du spectacle. Les petits lieux ne savent pas s’ils resteront encore ouverts le mois prochain, les festivals voient leurs subventions diminuer. Chacun sa galère. Mais au final, c’est bien l’artiste qui paye le plus cher. Un artiste travaille avec la matière humaine, les sentiments et le vécu. C’est ce qui est le moins chiffrable. Pourtant, les heures qu’il passe devant l’ordinateur, les frais d’équipement et de transport, les recettes qu’il permet de faire à un lieu de débit de boisson, sont bien chiffrables. Le développement des technologies a permis à l’artiste de tout faire lui-même : cadeau d’indépendance empoisonné, car il passe maintenant plus de temps sur son ordinateur qu’à son instrument.
Le temps du mécénat est révolu. L’artiste n’a plus que les bourses, les aides sociales ou les jobs alimentaires pour survivre et financer son «projet », comme on dit. Assisté ? Profiteur du système ? Commençons déjà par reconnaître la pleine et entière valeur de son métier. Il ne s’agit pas de réduire l’art à quelque chose de monnayable. Et vous, c’est une passion ou un métier ?