Nuit du 15 au 16 avril 2019, loin de Paris
Notre Dame,
Je ne croyais pas un jour pleurer pour un monument. C’est fait. Ce soir, j’ai pleuré. Pourquoi ? Pour du bois ? Et les hommes qui se noient en Méditerranée ? Et les rires des enfants étouffés dans la poussière des bombardements ? Et les filles vendues, et les fers qui frottent la peau des éléphants, et le cri du poulet quand il cogne la cage ? Les commentaires de ce style vont aller bon train, et beaucoup se délecteront dans un confortable schéma binaire.
Je ne pleure pas un patrimoine architectural. Surtout par les mille trois cents chênes décimés pour élever la grandeur du génie humain. Je sais que tout bâti repose sur la destruction du vivant. Que nos sociétés élèvent leur orgueil à la face du Temps. Il n’y pas si longtemps j’ai écrit :
Pourquoi nier la loi naturelle ? Toute chose doit disparaître. Elles sont faites pour être salies, amochées, réparées, modifiées, et puis perdues – poussière, éclats, copeaux… C’est peut-être ce qu’il nous faut accepter. Que la beauté passe. [« Lettre à Blanche-Neige », Lettres à ma génération, ed Michel Lafon. Merci à ceux qui voudront commenter que je fais de l’autopromotion de ne pas gaspiller leur énergie, ce n’est pas le moment]
Il y a bien des manières de vous aimer. Que l’on soit croyant ou athée, Parisien ou non, spécialiste de monuments historiques ou incapable de dire à quelle époque vous fûtes construite. Qu’on vous connaisse par Victor Hugo ou Disney, vous avez su exister pour tous. C’est là le sort de tout ce qui est grand. De ceux que nous appelons génies chez les hommes, et merveilles dans la nature.
J’ai le sourire triste en songeant qu’il y a quelques heures, je disais que je n’étais pas sensible à l’architecture, que ce n’est pas un langage qui me touche. Alors ? Vous êtes bien autre chose qu’un monument historique. Ce que j’aime d’un bâtiment, c’est la vie qu’il sait créer autour de lui. J’aime des lavoirs le bavardage des femmes et la ténacité du quotidien dans un geste mille fois répété. J’aime des grottes préhistoriques cet art qui ne se montre pas, ce souffle pigmenté, ces mains ancestrales qui laissent leur empreinte à la lumière de torches incertaines. Ce que j’aime des églises, c’est leur silence, la résonance des voix qui osent y chanter, le froid de la pierre. Des oasis où l’on peut se déposer un instant, dans ce monde du mouvement et du bruit permanents.
Et parce que je les aime, j’enrage contre leur destruction. Je ne parle pas de la destruction de leur pierre mais de la destruction de ce que j’oserais appeler leur âme. Et c’est toujours vous que je cite en exemple : « Tu vas à Notre-Dame, c’est insupportable… » Voilà comment il y a quelques heures à peine, j’ai parlé de vous, pour dire mon dégoût de la beauté prostituée au tourisme de masse. De ce flot incessant de touristes, à la queue leu-leu, téléphones brandis, en quête de la même photo, qui se fichent bien de vos murmures, de ceux qui prient. De cet étrange phénomène par lequel ceux qui viennent admirer une beauté la détruisent dans l’acte même de leur admiration.
Voilà pourquoi depuis bien longtemps, je ne vous ai plus rendu visite lors de mes séjours parisiens. Mais je n’ai pas cessé de vous porter en moi. Vous serez toujours celle pour qui pendant l’année la plus ardue de mes études, je me réveillais vingt minutes plus tôt pour prendre le RER plutôt que le métro, et partager le festin que vous offrez aux promeneurs matinaux de vos quais. Vous serez celle devant laquelle je retrouvais cette musicienne rencontrée sur le parvis de votre cousine la grande Mosquée Bleue à Istanbul :
Tu es là, devant Notre-Dame. Dans le cercle que tu dessines, les gens puisent ce qui leur faut. Je ne sais pas sur quel place tu dresses ta silhouette aujourd’hui. Mais savoir que quelque part dans le monde, une fille prospère avec quatre cordes et dix doigts me suffit. [« Lettre à Jessi, une musicienne des rues », Lettres à ma génération, ed Michel Lafon]
Cette fille merveilleuse qui jouait debout devant vous vit aujourd’hui dans un fauteuil roulant. Comme vous, elle trouvera une autre force pour exister.
Chaque fois que je passe devant vous, vous me rappelez à cette saison d’amitié . C’est le pouvoir que vous avez, rappeler un souvenir, un moment, une rencontre. Je me rends compte maintenant que la question n’est pas de savoir Pourquoi je pleure cette nuit mais bien Qu’est-ce qui pleure en moi cette nuit ?
Cette nuit, loin d’elle, je me souviens que je suis bien enfant de Paris. Je suis donc de quelque part. Comme les attentats de Charlie Hebdo me rappelaient que j’étais française, alors que je vivais si loin. Cet événement me touchait plus que d’autres tout aussi terrible. Quelque chose existe donc de moi qui dépasse ma petite personne. J’appartiens à quelque chose de plus grand. Voilà ce qui avait amené tant de Parisiens sur votre parvis, le stylo à la main. Voilà ce qui nous amène ce soir à pleurer, Notre Dame. Dans la crainte de votre disparition, nous avons retrouvé une appartenance. À une ville, un pays, une histoire, quelque chose de commun à l’humanité peut-être. Ce commun que tout étouffe aujourd’hui.
Il y a quelques temps, à Montréal, une sculpture autochtone représentant les femmes autochtones disparues au Canada fut détruite par accident[1]. Je me suis demandée si ça n’était pas ainsi que son histoire devait se raconter. Alors cette nuit, je me demande si ce n ‘est pas une nouvelle histoire que vous voulez nous raconter, sur nous-mêmes. À condition que nous voulions bien écouter.
Sarah Roubato a publié :
Partout en France et ailleurs, ils sont sur le point d’avoir trente ans. Une foule d’anonymes qui cherchent à habiter le monde ou à le fuir, à dessiner leurs rêves ou à s’en détourner. Au cœur du tumulte, ils s’interrogent, se font violence et ce sont leurs voix que l’on entend se déployer
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Une jeune femme écrit à un adolescent et lui propose d’envisager son avenir avec un autre regard que celui qu’on lui a appris, pour faire face à un monde qui change et qu’il va devoir réinventer. Une lettre qui résonne à tout âge pour ceux qui ont eu envie de quitter les chemins tout tracés et à qui on a dit que c’était impossible.
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Un recueil de lettres adressées à toutes celles et ceux, même s’ils ne peuvent pas répondre, qui peuplent la solitude d’une jeune femme éprise de la beauté du monde. Comment la dire, comment la préserver, comment y participer, alors que des forces contraires – l’hyperconsommation, les renoncements politiques, l’ambivalence du progrès technologique – nous isolent toujours plus les uns des autres ?
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Merci pour cet article.