Ce dimanche dans Questions Politiques sur France Inter présenté par Ali Baddou, Natacha Polony et Raphaël Glucksman ont ouvert la discussion sur les scènes de la ruée vers le Nutella dans certains supermarchés ce weekend (300 partis en un quart d’heures soit l’équivalent de ce qui se vend en 3 mois, scènes de violence et de bagarres). Tentant de tirer les questions sociales et culturelles qui se posent derrière ce qui semble être anecdotique, les deux intervenants ont essuyé quelques petites phrases du présentateur, qui elles non plus, ne sont pas anecdotiques.
Pour écouter cette discussion (8 premières minutes) : cliquez ici.
Les points de suspension ne sont pas anecdotiques. Chaque intervention d’Ali Baddou interrompt la parole des intervenants. N’est-ce pas un procédé habituel, opposer une contradiction pour pousser les intervenants à préciser leur pensée ? Ici, les procédés sont plutôt insolites : affirmation péremptoire et subjective c’est bon, évaluation en direct de l’argument d’un intervenant, avec pour argument l’opinion de personnes en régie à Radio France… seraient-ils en train de finir les derniers Ferrero Rochers rescapés des fêtes ?
Ce n’est pas la première fois que Nutella fait débat. Les enquêtes, reportages et campagnes d’information se focalisent sur les stratégies de Ferrero pour leurrer le consommateur sur les ingrédients de sa célèbre pâte à tartiner, les risques pour la santé et les dégâts sur l’environnement de la culture d’huile de palme. Dans ce schéma, la critique n’est tournée que vers les industriels dont le consommateur est une pauvre victime naïve. Or la consommation n’est pas qu’une question de domination d’industriels, c’est une culture qui touche à nos pulsions les plus primaires et qui affecte nos comportements. Ce dimanche, à une heure de grande écoute, était posée la question des processus à l’oeuvre quand un consommateur achète : addiction, bas prix à tout prix, pulsion du désir effaçant toute considération de respect de l’autre. D’où venait donc ce besoin de la part du présentateur de tenter de désamorcer la réflexion de ses intervenants ?
Le besoin du clash ?
La culture du clash est omniprésente dans les rédactions. Les duels, face à face, match forment les titres accrocheurs des rubriques. L’affrontement devient l’objet même du spectacle médiatique, plutôt que l’élaboration d’une pensée par la confrontation des points de vue. Sauf qu’il arrive bien souvent que les intervenants soient plutôt d’accord et ne jouent pas en permanence le jeu de l’affrontement. De fait, malgré leurs oppositions sur la souveraineté nationale, l’Union Européenne, l’interventionnisme, l’une défendant un socialisme libertaire, l’autre la sociale démocratie, sur beaucoup de sujets, Polony et Glucksmann sont plus en décalage de points de vue d’où partent leurs analyses qu’en désaccord de fond. Le véritable affrontement se situe peut-être ailleurs, entre des intervenants dont les positions brouillent les catégories habituelles et dérangent autant qu’elles font de l’audimat, et des journalistes énonçant une doxa dénuée de toute exigence d’argumentation. Mais il semble que dans ce cas-ci, le présentateur ait plutôt cédé à une pulsion qu’à une stratégie d’affrontement.
Un réflexe au pays des premiers consommateurs mondiaux : «Le Nutella, c’est trop bon !»
Les dénonciations des ravages de l’huile de palme tant sur les forêts que ses habitants primates orang outans et humains, les villages décimés, les enfants malades, tout cela ne résiste pas à la conclusion sans appel : «Mais c’est trop bon !» Aveu d’impuissance qu’on peut observer dans tous les lycées quand le sujet est abordé avec les adolescents.
Que l’être humain de notre siècle considère comme plus précieux son propre plaisir que le bien-être de la planète où il vit, cela n’est pas une surprise. Que ce plaisir soit en train de le tuer, qu’il le sache mais écarte l’idée, c’est encore habituel. Mais un autre élément vient s’ajouter quand il s’agit d’un symbole comme le Nutella : le rire.
Dans les courtes huit minutes de ce débat, Polony et Glucksmann ont interrogé à juste titre le rire méprisant de nombre de commentateurs des vidéos, assimilés aux bobos parisiens, envers les personnes défavorisées qui se battaient pour les pots de Nutella en rabais. Mais un autre rire mérite d’être interrogé : celui qui suivit le commentaire de Ali Baddou et qui suit systématiquement la phrase Mais c’est trop bon ! de toute personne se défendant de manger du Nutella. Le commentaire sur les gens en régie à Radio France nous laisse imaginer les regards complices des gourmands, cherchant à se rassurer sur le fait qu’ils sont du côté de la norme.
Aimer le Nutella envers et contre tout, c’est cool. Comme l’ont souligné Glucksmann et Polony, c’est la question culturelle du fétichisme des marques qui se pose. Dès lors qu’on parle d’autres pâtes à tartiner qui seraient faites avec de bons ingrédients, la méfiance est immédiate. On aurait pu imaginer, à l’évocation de produits meilleurs au goût, meilleurs pour la santé et l’environnement, et qui reviendraient moins cher (car consommés plus lentement) un intérêt ou tout du moins une curiosité. Mais non. C’est moins bon. Ce dimanche, Ali Baddou fut un excellent porte-parole des millions de personnes apparemment fières de leur addiction contre laquelle ni le bobo écolo ni l’intello ringarde ne pourront rien.
La fausse question du prix
La figure du bobo parisien assumée par Raphaël Glucksman a été rapidement évoquée dans la critique légitime des ricanements autour des vidéos. «Les lieux où on a vues ces images désolantes sont des lieux marginalisés, de déclassement, de cette France qui ne gagne pas.», a commenté Glucksmann. Natacha Polony a approuvé l’idée en disant : «Il faut faire en sorte qu’il n’y ait plus de gens qui en soient à 2 euros près».Or cette vision est exclusivement citadine. Elle oppose les bobos des centre-villes aux pauvres des zones périurbaines.
Or quand on se donne la peine de voyager en France et de prendre le temps de vivre avec les gens, on se rend compte que la périphérie ne rime pas forcément avec mal-être, et que faible revenu ne signifie pas forcément malbouffe. Il existe des gens très riches chez qui on trouvera du Nutella, et des gens tout aussi pauvres que ceux des lieux «déclassés» qui font le choix de la qualité. Partout en France, dans des hameaux et petits villages, il existe des gens dont les revenus sont équivalents à celui des pauvres dans les périphéries. Ceux dont on ne parle jamais.
Ces personnes n’ont pas les moyens de s’acheter des vêtements neufs et vont dans des magasins d’occasion, ils s’alimentent dans des circuits courts ou raclent les légumes abîmés des fins de marché.Chez eux, sur des étagères fabriquées avec des palettes récupérées à la déchèterie, on trouvera de la pâte à tartiner bio, de l’huile de coco et des savons artisanaux. Ces personnes ont le double privilège d’être isolées des grands centres de consommation, et d’avoir un accès direct à des produits de qualité. Mais ils font aussi le choix, quand ils vont en magasin, de la qualité, qui va souvent de paire avec une économie : le vinaigre blanc et du bicarbonate de soude coûtent moins chers que des produits ménagers, couper de vieux bouts de tissus fait économiser sur l’achat d’essuie-tout ou d’éponges, acheter une bonne paire de chaussure qui dure dix ans revient moins cher que d’en acheter une mauvaise chaque année, mélanger dans un mixeur une poignée de noisettes, du cacao du lait et de l’huile revient moins cher que d’acheter sa pâte. Ce n’est pas une question de moyens, c’est une question de culture et de pratiques sociales.
La culture se pose aussi dans l’appréciation du bon. S’il était possible d’envisager que ceux qui boycottent le Nutella ont autant envie de sucre et de gras que ceux qui en mangent, alors on pourra parler de l’éducation au goût. Car le goût s’apprend et se réapprend, comme l’oreille musicale ou l’appréciation du sport. Ceux qui détestaient faire du sport et qui s’y sont mis le savent : plus on en fait plus on l’apprécie. De même pour le goût : en mangeant des produits de qualité, le corps réajuste ses besoins. Il finit par rejeter naturellement les produits industriels et les éléments chimiques, comme lorsqu’on passe du temps en montagne et qu’on revient en ville, on trouve que ça pue. Qui retrouve le vrai goût de la noisette, du chocolat, du sucre non raffiné, découvre alors des sensations de gras et de sucre bien plus intenses que celles fournies par les produits industriels. Ce qui semblait être une privation devient alors un plaisir décuplé. Dès lors, le corps est plus rapidement rassasié et n’en demande pas autant. Ce processus est un changement dont peuvent témoigner tous ceux qui l’ont expérimenté, et qui furent, eux aussi, de grands fans de Nutella, et qui restent de grands gourmands. Encore faut-il ôter les étiquettes qui pèsent sur ces discussions.
La question de la liberté : sommes-nous libres de nos choix ?
Faut-il souhaiter ce dont les gens ont besoin ou ce que les gens demandent ? La liberté comme le désir sont des constructions sociales. Elles s’apprennent et se forgent par l’éducation et l’expérience. La liberté de s’aliéner de son propre gré est sans doute la plus grande invention de la société de consommation. Nous sommes libres, comme dit Ali Abaddou, de vouloir acheter. Même ce qui nous fait du mal, ce qui nous rend addicts et violents. C’est une liberté qui ne s’exerce pas en dehors de ce qu’on nous vend comme étant désirable, et qui n’envisage pas de désir en dehors de ce cadre. On est bien loin de «cette espèce de petite liberté de penser tout seul» dont parlait Brassens.
Le problème qui se pose à ceux qui la remettent en question est d’être perçus comme des donneurs de leçon. La forme y est peut-être pour quelque chose : enter un débat sur France inter par des intellectuels, et une discussion avec des ruraux aux RSA qui défendraient le même point de vue, la réception ne serait peut-être pas la même. L’endroit d’où l’on parle est autant un gage de légitimité ou de désaveu que les arguments qu’on avance. Il serait peut-être temps de faire entendre ceux qui dans leurs pratiques quotidiennes, nous montrent qu’on peut être gourmand, coquet et se divertir en dehors des codes de la société de consommation.
Sarah Roubato a publié
Trouve le verbe de ta vie ed La Nage de l’Ourse. Cliquez ici pour en savoir plus. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.
Lettres à ma génération ed Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.
Comme cela ne semble pas prêt d’arriver, il ne reste plus qu’à attendre que les ravages de l’huile de palme créent des catastrophes naturelles jusque dans nos pays, que des milliers de personnes soient obligées de fuir leurs territoires créant des guerres civiles, bref, que quelque chose ait lieu que nous puissions considérer comme assez grave pour envisager de mettre dans la balance le plaisir de notre pâte à tartiner. Mais qu’est-ce qui serait assez précieux pour nous faire renoncer au plaisir d’une pâte à tartiner ?
Sarah,
Je partage totalement cette analyse. Débats-leurres avec pantins narcissiques en mal de reconnaissance. J’écoute moi aussi à cette heure-là, en voiture … Dommage que la Tribune des critiques de disques sur France Musique ait été reportée si tard, à 16h !
Excelente, tant sur le fond que sur la forme, la «lettre à Zola». J’ai 72 ans, et ai connu, enfant, la société de NON-CONSOMMATION dans les années d’après guerre.
Amitié, Sarah.
Catherine Grenier
Bonjour Catherine, je corrigerais cependant «pantins narcissiques en mal de reconnaissance» car je ne remettais pas en cause les intervenants qui énonçaient des analyses très pertinentes. Il y a de très bons journalistes à Fr Inter comme partout ailleurs.