Sur les banquettes rouges prennent place des gens de tous les âges, aux styles contrastés. Ils ont les parlers de différents milieux sociaux. C’est le public de Elie Guillou, malaxeur de mots protéiforme – la chanson, le conte, le carnet de voyage, la poésie. Ce jeudi, c’est la première d’un spectacle dont le directeur dira qu’il a mis deux ans à “accoucher”. C’est que nous sommes dans un de ces rares lieux qui prennent le temps d’accompagner les artistes dont il perçoivent les potentiels. Le théâtre Antoine Vitez à Ivry Sur Seine.
Lumières. Trois musiciens, et une silhouette dans l’ombre. La guitare commence. Quelque chose de la saccade grinçante du train sur des rails. Puis un son venant d’un instrument étrange qui frappe et frotte : c’est le piano et le violoncelle qui jouent à l’unisson.
Face au public, les bras le long du corps, l’auteur-conteur nous offre ce qu’il a ramené du Kurdistan, où il s’est rendu plusieurs fois durant les quatre dernières années. Une histoire cueillie dans le vécu du Voyageur, ce personnage qui essaime ses carnets, taillée par l’imaginaire de l’Auteur, et transmise par le Conteur : l’histoire d’une femme qui cherche à préserver son enfant de la guerre.
Comment parler d’un conflit ?
Nous avons tous grandi avec lui. Nous dans le fond du canapé, lui dans le matin blanc d’une ville en ruines qui apparaît dans la télévision. Pendant qu’on grandissait, l’enfant de la guerre courait toujours avec ses grands yeux et une pierre à la main. Il fait partie de notre paysage quotidien et lointain. De ce qui se passe de l’autre côté de notre paix. Un jour il est croate, le lendemain, palestinien, afghan, congolais, syrien, irakien, mais aussi yéménite, kurde, tchétchène. Un jour il est assis sur un tas de gravats, le lendemain il longe un mur derrière lequel vivre ne se conjugue pas pareil.
Entre les reportages éclair des journaux télévisés, les témoignages de réfugiés, les analyses des spécialistes et les photos choc partagées sur les réseaux sociaux, quel langage choisir pour entendre parler de la guerre ?
Elie Guillou n’est ni reporter, ni spécialiste du monde kurde. Il n’est qu’un voyageur qui ne vient pour aucune raison particulière, qui se laisse porter par les rencontres avec ce talent qu’il a pour les accueillir. Un voyageur dont le métier est de travailler avec les mots, chantés, écrits ou contés.
Après le spectacle, dans le couloir en U du théâtre, les photos de François Legeait rebadigeonnent nos yeux d’un peu de réel, en noir et blanc. Des silhouettes au milieu des ruines, des visages de femmes brandissant les photos de leurs disparus, des écrins de vie au milieu de la destruction. Lire les légendes devient difficile : les faits, les chiffres, les noms des lieux ont du mal à nous parler, tant on revient d’une heure et demie d’un autre langage.
Ce langage, c’est celui des petites choses où s’enroule la grande Histoire et ses grands mots auquel l’un des personnages s’accroche : Liberté, Résistance, Guerre, Paix. Les cheveux de la mère, le mûrier, la fontaine, le débat qui essaime dans une foule guettant le plongeon dans le vide d’un soldat. Des choses qu’on rencontre quand on voyage en prenant le temps de le perdre. Ce que Elie appelle voyager comme une proie. Et puis il y a ces bouts de réel qui à force de ricocher dans la tête de l’artiste pendant quatre ans, ont fini par devenir des symboles : le canari dans sa cage, la fiente des pigeons, des chaussures trop grandes, la prison numéro cinq, l’obsession d’une femme à tout nettoyer, les mains sur les yeux de l’enfant.
Extrait du portrait sonore «Elie, faiseur de petits nous», où Elie nous parle de sa manière de voyager. En musique de fond, la voix d’une petite fille et d’une clarinette dans un camp de réfugiés que Elie a enregistrées. Pour écouter le portrait entier (20 minutes) cliquez ici.
La question que la guerre pose à la paix
Elie n’affirme rien. Il esquisse. La cour, la fontaine, mûrier. À deux rues, c’est la guerre. Mais la mère s’obstine : “On n’entre pas !” La paix n’est-elle qu’une main posée sur des yeux ? La question résonne pour les spectateurs européens que nous sommes, car à la porte de notre paix, des milliers de réfugiés frappent. La prison numéro cinq revient dans les voix des personnages. On n’y est pas, mais la difficulté d’en parler nous écrase.
L’ostinato de la musique soutient la voix du conteur pour nous faire approcher ce qui a lieu entre les murs de la prison. « Et puis… » l’horreur se déplie. Tout le long de la déclamation, Elie fixe mes yeux. À moins que ce ne soit qu’une illusion, tant les mots, en faisant des détours par le langage poétique, touchent en plein dans le mil.
La guerre est un de ces mots banals, trop vite dits, qui s’étend bien au-delà des combats et du nombre de morts. La mère se bat pour que son enfant soit préservé. Le grand frère aussi se bat, pour que son petit frère puisse à nouveau rire dehors. La femme de ménage nettoie la fiente et le sang, pour continuer à être là. Que veut dire défendre, que veut dire protéger ? Les chaussures d’un enfant de la guerre poussent plus vite que ses pieds.
Comment ramener ce qu’on a vu : de l’expérience au récit
, dit le conteur chanteur dengbej. Le Kurdistan ? Qu’est-ce qu’il y aurait à en dire, pour ne pas abîmer le souvenir, pour ne pas déchirer les vérités. La question se pose pour tout voyageur qui prétend ramener quelque chose d’un monde étranger où il n’a été que passant. De passant à passeur, il y a parfois quatre ans. Pour que celui qui vit en paix ose parler de la guerre des autres, pour transformer le voyage en expression. Pour que le Voyageur laisse place à l’Auteur, et pour que l’Auteur laisse la place au Conteur. Ça n’est pas encore tout à fait le cas. Les trois semblent se disputer ce corps. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire ?
Voyageur : Eh, le Comédien, ne m’approche pas de trop près !
Comédien : Je n’ai même pas besoin de te toucher pour prendre ton ressenti. Ça se sent d’ici.
Auteur : Allez laisse-le tranquille ! Tu vois bien qu’il est fragile, le Voyageur.
Comédien : Oui, bourré d’émotions, d’odeurs, de souvenirs, de regrets, de peurs. Et puis de quoi tu te mêles l’Auteur ? Je ne suis pas à tes ordres.
Auteur : Dis-donc, le Comédien, c’est grâce à moi que vous vous êtes rencontrés tous les deux. Sans moi tu n’aurais rien à dire du tout !
Comédien : Qu’est-ce que ça change ? Tu ne me laisses pas dire les choses comme je veux. À chaque fois que je m’approche d’une vérité tu viens y coller le regard du créateur sur son oeuvre.
Voyageur : C’est vrai ça, l’Auteur. Si tu veux qu’on puisse bien s’entendre, le Comédien et Moi, il faut que tu nous laisses un peu seuls.
Quand c’est au tour du Chanteur, le corps incarne entièrement les mots. La chanson, c’est de là que vient Elie. Il chante pour incarner le dengbej, conteur et chanteur, personnage qui fait respirer le récit. Les yeux fermés, la main tendue vers on ne sait quoi, Elie habite de sa voix la langue kurde.
Quand on voyage plusieurs fois dans un pays, la musique de sa langue se ballade longtemps dans les oreilles, dans les rues grises de notre quotidien mal retrouvé. On se promène dans cette langue qui nous est avant tout musique, on se dit des phrases pour le plaisir de les faire tourner dans son oreille intérieure.
Prendre le détour pour toucher juste
La musique du spectacle n’est pas kurde. C’est celle de Babx. Mais elle a dans sa brisure, quelque chose du sentiment kurde. Elie Guillou n’est pas du genre à faire de l’illustration. Au fond, le Kurdistan est un prétexte pour interroger la guerre, comme les dengbejs étaient un prétexte pour aller au Kurdistan. Par son spectacle, Elie Guillou nous rappelle que tout sujet mérite une diversité de langages pour le porter. Et que le langage artistique a autant de légitimité à nous faire comprendre des enjeux aussi délicats et complexes que la guerre, que le langage de l’information.
Par la force de l’expression, par leur expérience du monde, par leur capacité à déplier les petits gestes du quotidien et du vécu, les auteurs, écrivains et artistes auraient toute leur place dans les médias, en dehors des rubriques Culture et Divertissement. Pour mieux nous faire entendre ce que le lointain dépose à notre porte.
Pour découvrir Elie Guillou et aller le voir en spectacle : http://elieguillou.fr/
Pour acheter son portrait sonore (à prix libre à partir de 50 centimes d’euros) : www.sarahroubato.com/extraquotidien/elie
Pour l’acheter sous forme de CD (à prix libre à partir de 5 euros) : https://www.sarahroubato.com/acheter/portraits
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