Abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, mouvement Me Too, cri d’alarme de 15 000 scientifiques sur le réchauffement climatique, crise des réfugiés, Brexit, crise en Catalogne, ratification du CETA, cris de colères dans les prisons et dans les maisons de retraite, 5COP21, grèves des cheminots, blocage des universités. Ces événements n’auraient-ils pas un air de famille ? Comme si quelque chose d’essentiel se jouait que nous n’arrivons pas à nommer. Derrière la complexité de chaque phénomène, la même question se pose, patiente et entêtée.
Réinventer son rapport au monde
L’individu contemporain est en quête d’un nouveau rapport au monde. Être autre chose qu’un consommateur voué à engraisser la machine qui l’aliène. Les manifestations de cette recherche sont variées. Le phénomène des voyages en solitaire du globetrotter est en pleine expansion partout dans le monde : des jeunes de vingt à trente ans partent en solitaire pour des mois arpenter les continents, sans autre but que la rencontre. Les artistes itinérants, les bibliothèques ambulantes, les camions-cinéma, réinventent le troubadour et permettent à l’art de réinvestir les espaces désertés par l’industrie culturelle. Les formations de développement personnel foisonnent et tentent de résoudre les angoisses liées à la perte de sens et à l’effritement des liens sociaux. De nouvelles formes de religiosités empruntant à différentes traditions se développent très vite dans les pays occidentaux, remplaçant Dieu par le Cosmos, le Grand Tout, la Nature, la Vie[1], où chacun se fabrique sa propre spiritualité.
Nous sommes les enfants d’un individualisme où chacun est tourné vers la satisfaction d’un désir privé. La plupart de nos désirs passe par la consommation d’un bien, d’un paysage, d’un spectacle, d’un instant, d’un savoir, c’est à dire de la jouissance immédiate, facile et reproductible, qui nous satisfait sur le court-terme et que nous avons besoin de reproduire rapidement. Nous avons développé une étonnante capacité à passer rapidement d’une satisfaction à l’autre, et à retourner rapidement à notre condition, sans avoir donné à ce que nous venons de vivre la chance de faire germer quelque chose de nouveau en nous. Nous sacralisons des valeurs dans des fêtes que nous consommons dans un espace-temps bien délimité. Ainsi sommes-nous une nation le temps d’un 11 janvier, une famille le 24 décembre, des citoyens le temps d’une élection. La remise en question elle-même de la consommation s’arrête aux portes de l’histoire individuelle. On entend souvent cité le fameux Chacun fait sa part des Colibris pour dire que je fais ce que je peux, et tout ce que je peux, c’est agir dans mon périmètre d’action individuelle[2]. C’est oublier la contagion de l’action du colibri.
(Être un colibri, qu’est-ce que c’est ?)
À quoi sert de savoir ? Il y a un besoin, mais pas de demande
Le livre de Stéphane Hessel Indignez-vous ! s’est vendu à quatre millions d’exemplaires en un an. Pourtant, aucun boycott généralisé, aucune révolution, aucune descente de milliers de citoyens dans la rue pour empêcher la signature du CETA ou du TAFTA, aucune réaction de masse au cri d’alarme des 15 00 scientifiques sur le réchauffement climatique. Nous descendons dans la rue pour réclamer le peu que le système nous laisse pour survivre, colmatant les brèches d’un monde en train de se fissurer. Mais jamais nous ne faisons appel à notre véritable arme : notre pouvoir de consommateur.
Il y a un besoin d’autre chose, mais il n’y a pas de demande. La demande supposerait de pouvoir formuler le besoin, de croire en l’action collective, et de retrouver la volonté de puissance de l’individu. Mais nous restons enfermés dans une dualité individu/collectivité, où les uns envisagent l’individu comme un électron isolé dont les choix et les aspirations naîtraient de lui-même, et où les autres, souhaitant retrouver du collectif, ne peut convoquer que les structures malades de la nation ou de la communauté religieuse.
Les informations ne manquent pas sur la mainmise des multinationales, la corruption des systèmes de grande consommation, les médicaments dangereux ou inutiles, les impasses de l’école, des services publics et de nos organisations politiques, les dérèglements de tous les systèmes vivants et du climat, la dévastation de notre santé par ce que nous mangeons et respirons. Jamais nous n’avons aussi bien su ce qu’il se passe autour de nous et partout sur la planète. Nous n’ignorons plus, mais nous pratiquons l’ignorance volontaire. Pas seulement pour survivre au flot d’informations, mais parce que en mesurer les conséquences remettrait en question notre mode de vie jusque dans ses plus petits gestes. L’idéal des Lumières est avorté : le savoir ne permet pas de lutter contre l’aliénation. Au contraire, il la rend plus monstrueuse, car consentie en pleine conscience. Le non savoir (das nichtwissen en allemand) a laissé place à l’ignorance volontaire (das totschweigen). Quelque chose nous empêche de passer du savoir à la conscience, c’est-à-dire d’une information enregistrée, à son intégration dans une démarche.
Changer nos représentations pour envisager d’autres possibles
Si Nuit Debout a révélé à beaucoup qu’ils n’étaient pas seuls à aspirer à une autre société, il a aussi révélé à quel point nous ne savons plus penser un commun. Dans les grandes villes, les assemblées générales étaient davantage des espaces de libération de paroles individuelles que des arènes de construction d’un projet commun. Chacun y venait avec sa frustration, son opinion, sa revendication, dans les sacro saintes trois minutes, puis laissait place à un autre témoignage. L’obsession de l’égalitarisme et le rejet de toute forme de représentation annulait toute possibilité d’échafauder un commun. Car dans toute construction collective, il y a une différenciation des individus en fonction de leurs capacités et de leurs savoir-faires.
Il doit être possible pour l’homme de ce millénaire de retrouver une individualité qui soit consciente de son intégration à quelque chose de plus grand, qu’il faudra sans doute redéfinir. Entre le repli sur son expérience singulière et l’incapacité à penser un nous, il faut trouver autre chose. C’est peut-être là que résidera notre plus belle individualité : celle qui s’intègre, qui est présente au paysage qu’elle traverse, aux autres qui sont à côté, au vivant que chacun de nos gestes impacte. Un individu qui serait incapable de parler fort au téléphone dans le métro parce qu’il sait que d’autres personnes sont à côté, qui s’éloignerait pour fumer en faisant la file d’attente, qui ne dévasterait pas un buisson de mûres ou de fleurs sauvages quand il se ballade, qui serait conscient à chaque fois qu’il achète quelque chose de ce qu’il encourage. Retrouver cette espèce de petite liberté dont parlait Brassens.
Cet équilibre à trouver entre individualité et commun se manifeste dans ces nouvelles formes de mise en commun qui sont expérimentées partout dans le monde. Certaines font à présent partie de notre quotidien : colocations, covoiturage, échanges de service, monnaies locales et virtuelles, cafés associatifs, concerts privés. Les particuliers se réapproprient des actions détenues par des entreprises ou des institutions. Et tant pis si beaucoup sont ravalées par l’économie de marché via des services en ligne qui font des millions. Les chantiers participatifs, les écovillages, les résidences intergénérationnelles, les écoles parentales, sont autant d’expérimentations collectives qui pourront servir de base pour inventer de nouvelles organisations sociales[3].
Mais nous sommes les enfants de l’individualisme. Tout commence par un petit rêve à soi et pour soi. Chacun dans son coin creuse. Certains tunnels finissent par se croiser et découvrent une galerie, qu’ils appellent vivre-ensemble ou collectif. Mais au moindre coup de grisou, ils se défont et chacun retourne dans son coin. Pour que ces initiatives ne restent pas une succession de bulles isolées, il nous faut retrouver un récit commun. Ce travail est celui de ceux qui racontent notre société : les médias, les artistes et les chercheurs, malheureusement soumis à l’économie de marché et au zapping. Notre responsabilité est grande pour encourager ceux qui en sortent. Ceux qui racontent notre monde construisent notre représentation du monde dans lequel nous vivons. Et cette représentation forge nos opinions, nos espoirs, et les possibles que nous envisageons. Si les médias nous montraient ceux qui préparent d’autres manières de cultiver, de manger, de se soigner, de fabriquer, d’éduquer, nos vies en seraient profondément changées. Il ne tient qu’à nous de nous réapproprier le pouvoir de les faire changer, en choisissant ceux que nous écoutons, que nous lisons, que nous regardons, et en laissant les autres à leur quête du sensationnel, de l’information et de l’exotique. Et de parler des semeurs du changement, sans en faire des personnages lointains, de manière à ce que chacun puisse se dire qu’il pourrait s’y mettre.
Cette quête est la nôtre, mais elle ne sera pas pour nous. Elle ne peut être que pour les générations à venir. Ceux qui se battent pour pouvoir planter des arbres sur une terre savent qu’ils n’en goûteront pas les fruits. Tout ce que peuvent les enfants de l’individualisme, c’est préparer les prochains à être les enfants d’une nouvelle manière d’être au monde. C’est notre fardeau, et c’est notre force.
Première partie de cet article ici, Troisième partie à suivre…
Sarah Roubato a publié :
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[1] https://www.ladepeche.fr/article/2017/11/26/2692404-meuse-derniere-demeure-pour-dechets-radioactifs.html
[1] http://www.ceetum.umontreal.ca/documents/capsules/2012/croyances-pratiques-2012.pdf «Les individus se tournent de préférence vers des groupes religieux qui accordent la priorité à l’expérience personnelle et à la relation directe avec Dieu, sans intermédiaire institutionnel (…) pour donner du sens aux défis de la vie moderne (rupture, chômage, souffrance sociale et physique, éloignement géographique»
[2] « Colibris s’est donné pour mission d’inspirer, relier et soutenir les citoyens engagés dans une démarche de transition individuelle et collective. »
[3] Pour beaucoup, elles sont la résurgence de pratiques qui étaient courantes il y a encore un siècle pour lesquelles on n’avait pas de nom tant elles relevaient du bon sens.
Merci pour votre texte Sarah. La peur de savoir nous détruit. La société nous fait miroiter que nous serons immortels, sans rides, beaux, minces, aimés. Si j’accepte que ce que me propose la société est faillible, que peut-être même la société a tort, comment continuer à espérer, comment ne pas être en dépression ? Alors, on ferme les yeux pour se «protéger», parce qu’on a peur J’avais écrit un petit texte un peu à ce sujet, j’ai envie de vous le partager. Merci encore pour vos écrits. Bonne soirée. Clémence
Pantin
« Et je me suis mis à réfléchir, seulement ce n’était pas réfléchir, c’était bien plus profond que ça. Je me suis mis à réfléchir comme quoi on n’était saint que lorsqu’on faisait partie d’un tout, et l’humanité était sainte quand elle n’était qu’une seule et même chose. Et on perdait la sainteté seulement quand un misérable petit gars prenait le mors aux dents et partait où ça lui chantait, en ruant, tirant, luttant. C’est les gars comme ça qui foutent la sainteté en l’air. Mais quand ils travaillent tous ensemble, pas un gars pour un autre gars, mais un gars comme qui dirait, attelé à tout le bazar… ça c’est bien, c’est saint. Et puis je me suis mis à penser que je ne savais même pas ce que je voulais dire par le mot saint. »
Le pasteur, p. 116
Les raisins de la colère, John Steinbeck
Faire association avec les autres. Faire société. Sur quoi ça se base ?
Des mythes. Des paradigmes. Des vérités tellement reconnues qu’elles sont oubliées par ceux-là même qui les ont créées. Elles sont « naturelles ». On pense que cela a toujours été comme ça.
Un jour, peut-être jamais, on déconstruit. On découvre ces paradigmes. On se rend compte que ce sur quoi notre vie et nos rêves étaient fondés ne sont que des croyances et que ce n’est pas naturel du tout. Ça secoue. Le premier et le plus grand des mythes est peut-être l’argent. Quand on comprend que notre échelle de valeurs est basée sur des chiffres écrits sur un bout de papier, comment ne pas douter de notre raison ?
Une fois qu’on commence à déconstruire, on a du mal à s’arrêter. On comprend que ce à quoi l’on rêve ne vient pas de nous mais d’idées qu’on nous a mis dans la tête, sans les questionner et souvent guidées par la peur. Ça ne se limite pas à l’argent. Beaucoup de domaines sont touchés. Le mariage. Le couple. Le travail. Le vivre ensemble. Etre femme. Tout peut passer au crible de la déconstruction.
C’est à ce moment-là que peut-être la dépression peut guetter. Parce qu’en fait on sait plus si on a pensé un jour par nous-même, ni même si un jour on y arrivera. On sait plus si un rêve nous appartient vraiment. On sait plus si on peut considérer qu’on a un pouvoir de décision alors que nos choix sont influencés voire pré-déterminés par la société, notre milieu social, notre famille.
L’ego alors tout à coup se réveille. Le « je », le soi. Il est désespéré parce qu’on prend conscience que le « moi » n’existe que parce qu’il y a un « nous ». Et que peut être même que le « nous » détermine le « moi », que le moi n’est en réalité qu’une des conséquences du nous.
On s’attaque en plein au mythe de l’individualisme. « Je » ne suis rien. Peu importe si je réussis ma vie, si je me fais moi-même, cela ne changera rien à la société. Et puis en travaillant comme un forcené, en me mariant, en achetant une grosse voiture, je ne serai peut-être qu’un pantin, un esclave de cette société.
C’est aussi à ce moment-là que l’on lâche prise sur sa propre existence. Peu importe ce que je fais de ma vie, elle ne sera qu’un maillon de la chaîne. Elle aura finalement si peu d’importance, prise individuellement. J’ai le droit de ne pas avoir de « projet de vie ».
Mais si l’important est le projet commun, d’une humanité qui s’auto-détermine et vit ensemble, pourquoi y prêtons-nous si peu d’attention ?
[…] Qu’avons-nous fait du commun ? 2/3 Ce que peuvent les enfants de l’individualisme […]