Commentaire :
exposé par lequel on explique, on interprète, on juge un texte
exposé, analyse, interprétation d’une nouvelle, d’une information
du latin commentari : méditer proprement
Fil d’actualité facebook… vidéo postée par un ami… visionnement sur youtube… lecture des commentaires… réaction. Chaque jour, des millions de personnes échangent des avis sur tous les sujets d’actualité, des productions artistiques, des photos personnelles. Les médias parlent régulièrement de « buzz sur les réseaux sociaux », sans jamais interroger la pertinence de ce nouveau mode de débat : le commentaire.
«Trop belle !» : louanges à Narcisse
Facebook est le temple d’un narcissisme original. Car Narcisse se mirait tout seul dans le lac, il n’ameutait pas les foules pour venir le regarder se mirer dans le lac. Sur Facebook, un genre me fait particulièrement sourire : les autoportraits féminins. Oui, vous savez, ces photos en gros plan que certaines filles (assez pour en parler) postent régulièrement. Dans ces portraits transpire la conscience d’être belle, et le désir de se le faire dire. Et ça ne tarde pas : en quelques minutes, les commentaires pleuvent : « Trop belle ! Waou ! La classe ! ». Au bout d’une journée, une cinquantaine voire une centaine de personnes ont pris le temps de mettre le curseur sur la petite barre blanche, et de taper ces mots. Un applaudissement virtuel de l’acte narcissique. C’est la règle du jeu facebookien.
Commenter l’horreur : la compassion à moindres frais
Un autre genre de publication facebookienne est la vidéo ou la photo choc sur les conflits dans le monde. Famille sous les bombes, femmes en pleur, image d’un Américain blanc obèse dévorant son hamburger collée à celle d’un enfant africain squelettique… Facebook devient un espace où l’information se relaie pour faire prendre conscience aux gens du monde injuste et cruel dans lequel nous vivons. Internet, outil formidable de prise de conscience. Par petits bouts, en informant les gens, on arrivera à changer le monde. Informer, prendre conscience, réfléchir, agir…
Seulement le partage d’information ne suffit pas à déclencher le débat. C’est pourtant le credo de tous les médias mainstream : de la messe du journal télévisé au journaux distribués gratuitement pour lecture rapide dans le métro, il faut passer l’information. Les débats, les analyses, les critiques, c’est pour les spécialistes et les émissions pompeuses sur Arte. Alors l’individu croule sous la quantité d’information. Il sait ce qu’il se passe partout, dans des pays dont il ne connaît pas grand chose. Il apprend des conflits, des élections, des manifestations réprimées, des avancées sur la recherche contre le cancer, des scandales financiers, des coups de buzz de stars, des films récompensés. Tout ça jeté pêle-mêle dans le même flux d’informations qu’il ne peut plus trier.
L’information arrive à nous comme un signal lumineux sur la rétine. Si elle n’est pas traitée par le cerveau, nous voyons, mais nous ne regardons pas. La guerre, la famine, la misère, réduites à des images choc, déferlent sur notre écran, accompagnés d’une phrase proverbiale. Le but n’est pas de nous renseigner sur une situation dans sa complexité et ses nuances, ni de nous donner les outils pour la comprendre. Le but est de susciter notre compassion. Une image vaut mille mots, comme on dit… Seulement cette compassion n’ira pas plus loin qu’un commentaire : « Oh ! pauvre petit ! Tellement triste ! », deux points trait d’union et parenthèses, émoticône qui pleure.
Face au corps déformé d’un enfant dont le squelette imprime son dessin lugubre sur la peau, la phrase qui se veut lapidaire : « La faim dans le monde devient ridicule. Il y a maintenant plus de fruits dans le shampooing des riches que dans l’assiette des pauvres ». Réponse à ce constat « Quelle honte ! Superbe formulation ! Pas croyable ! », émoticône. Qu’est-ce qui peut donc motiver les internautes à prendre le temps d’écrire ces mots vides qui n’apportent aucun élément nouveau, aucune proposition ? Alors à quoi sert ce commentaire ? Il sert tout simplement à dire : je prends acte de cette horreur et je confirme que je fais partie de ceux qui la condamnent. Je le fais avec le moindre effort possible. Le commentaire est une manière polie de refermer la fenêtre. Je sais, je compatis, j’agite la main, et je retourne. En plus d’être totalement inutile, cette compassion bon marché insulte à la gravité de l’horreur représentée. Je suis de ces braves gens qui découvrent le matin le corps sans vie de la petite fille aux allumettes, et qui commentent sa mort en oubliant que la veille, « personne ne s’arrêtait pour considérer l’air suppliant de la petite qui faisait pitié » (Andersen…). Et on fait rouler le fil d’actualité.
Enfin que faire ? Comment ne pas ajouter le mépris à l’horreur ? Bien sûr on ne va pas prendre le premier avion pour la Syrie et aller nourrir les enfants. Ne rien dire. Considérer que le massacre, l’injustice, la privation de liberté, sont des choses trop graves pour être commentées avec la même légèreté que les photos narcissiques. Ne rien dire, mais garder en mémoire. Ne plus être capable de regarder autre chose. Éteindre l’écran, continuer sa journée, l’image imprimée devant les yeux. Besoin d’y revenir, d’en faire quelque chose : en parler à ses enfants, faire des recherches plus poussées sur ce conflit, écrire un texte, dessiner, appeler une association, ou bien simplement sortir à la boulangerie et ramener un sandwich au gars qu’on voit tous les jours contre le mur du supermarché. Laisser l’information éclairer un objet de notre quotidien d’une autre lumière, et changer un tout petit peu notre regard, la ruminer, faire de l’horreur autre chose que ce qui défile. Activité mentale et émotionnelle qui exige que j’engage mon émotion, ma conscience et ma réflexion. Et qui prend du temps. Le temps… argument suprême de notre enthousiasme à avoir accès à toute l’information en quelques clics. Le plus de… dans le moins de …
Le débat par le commentaire : l’immédiateté différée
Quand on parle de « débats sur les réseaux sociaux », de quoi parle-t-on exactement ? D’un échange de commentaires sur une vidéo ou sur une image. Le rythme des échanges est rompu : dans la solitude de son écran, chacun réagit à la vidéo. Il y exprime ses sentiments, ses avis, ses réticences, qu’il a le temps de reformuler. Il publie, et vaque à ses occupations. Quelques heures plus tard, il voit que deux ou trois personnes ont répondu à son commentaire. S’en suit une discussion par blocs interposés, décalés dans le temps selon l’emploi du temps de chacun. En s’interdisant de partager le temps d’une discussion, on prolonge en fait la discussion qui peut s’étaler sur plusieurs jours.
On connaît deux formes de débats. La première est la discussion de vive voix : les discours à la chambre des députés, les discussions dans les cafés littéraires, les conseils de village, chaque société ayant ses règles et ses codes sur la manière dont la parole se partage. Les débats télévisés et radiophoniques obéissent à leurs règles de temps de parole et de montage. Dans tous les cas, la parole de l’un influe sur les autres, les réactions de l’assemblée dirigent les débats, permettent d’insister plus longtemps sur un point ou de changer de ton.
La seconde est la discussion par écrit : articles de presse, essais et études contradictoires. Dans ce cas on reprend les points développés par l’adversaire, on prend le temps de les démonter, on développe de nouveaux arguments.
Le commentaire, lui, navigue entre les deux, et échoue aux deux exercices. L’espace est trop réduit pour développer un article ou un essai. Quand un commentaire est trop long on ne le lit pas. On croit avoir une discussion, mais elle est toujours interrompue. On n’a pas le temps de répondre à tous et à tous les points, on laisse des aspects en suspens. Le plus souvent, les échanges finissent par des phrases lapidaires ou des insultes. Les propos racistes ou incitant à la haine peuvent être signalés par tous. Autrement, chacun peut dire ce qu’il veut. Mais dans cet espace où chacun peut s’exprimer, les grands prêtres d’internet ont simplement oublié de nous en expliquer les règles.
Une liberté bien encadrée par Facebook et Youtube
Régulièrement, nous subissons les changements autoritaires de Facebook et de Google : Facebook nous impose les dimensions de notre photo de profil et de la photo de couverture, vous savez ces images qui doivent exprimer notre individualité. Il réduit notre espace personnel pour élargir celui de la publicité. En 2013, Youtube racheté par Google a modifié le fonctionnement et l’affichage des commentaires. Pour se rallier des utilisateurs, l’inscription à Google+ est désormais obligatoire pour pouvoir publier un commentaire. Mais surtout, l’ordre d’affichage des commentaires suit la logique de la popularité et des cercles. Apparaissent en haut de la liste les commentaires de nos cercles de Googe+ et les commentaires les plus « likés ». L’éthique de cet espace de liberté d’expression est simple : ce sont les plus visibles qui auront le plus de visibilité. Aujourd’hui apparaissent donc sous une vidéo youtube un commentaire écrit il y a un an suivi d’un commentaire datant d’une semaine.
Internet : pour mieux nous ramener au réel
Dans sa promesse de nous affranchir de l’espace et du temps, internet crée un nouvel environnement où se développent nos opinions, nos idées, nos convictions, et forge notre conscience citoyenne et humaine. L’évolution constante et accélérée des nouvelles technologies nous empêchent d’émettre un jugement définitif sur elles. Si internet a bouleversé les relations entre les êtres humains, il peut être détourné pour nous éloigner les uns des autres comme pour nous rapprocher. Aujourd’hui s’amorce déjà un retour du virtuel au réel : les imprimantes 3D fabriquent des objets et même des organes, des livres publiés sur internet ont une seconde vie sur papier. Il serait temps que les débats virtuels nous amènent à nous rencontrer. Les injustices et les horreurs que nous découvrons grâce à internet méritent peut-être que l’on y consacre une discussion. Que l’on se déplace dans un espace pour un temps partagé, pour une soirée, pour une heure, quinze minutes. Des salons mondains aux cafés littéraires, des cabarets artistiques aux couloirs des universités, les hommes ont toujours eu besoin de se réunir physiquement pour penser et changer leur destinée. Il est plus que jamais temps, puisque nous savons tout. Cela mérite plus qu’un commentaire.
Comme toujours, Sarah, tu es précise, argumentée, complète, incisive, allant droit au fondamentaux tout en nous illustrant l,incommensurable médiocrité de notre époque (deviens-je vieux con?)…bref, et deux mots: Bra-Vo!!!
Paradoxe… j’ai envie de partager cet article… sur Facebook ! Et puis j’ai envie de vous dire : «Je vous aime». Ne le prenez pas mal, on ne se connaît pas, c’est un peu cavalier de ma part. Disons que c’est un élan du cœur. J’aime les mots bien choisis, affûtés pour zébrer le vide de nos vies.