Elles étaient trois autour du feu. À déposer dans l’intimité de trois corps qui se réchauffent, ce qui ne se partage qu’en présence. Une confidence trébuche, une autre la rattrape. Elles se racontent. Elles rient. Les cigarettes s’allument, dansent au bout des doigts, s’embrasent une dernière fois dans les flammes de la cheminée. Chacune se retrouve tour à tour dos au feu, et face à l’horloge. Derrière les épaules de l’autre, elle regarde l’heure, elle se dit qu’il est tard. Mais aucune ne se lève.
Il était 11h du soir. Il fut bientôt 7 heures du matin. Elles étaient courbaturées, les cernes sous les yeux, elles avaient faim et trop fumé. Mais elles tenaient par un état de jubilation comme seuls en donnent ces moments où la lumière d’un lieu, son silence, ceux avec qui l’on se trouve, nous enveloppent tout entier.
*
Je me lève. Je retourne à mon bureau, à ma casserole, à ma voiture. Mais mon cerveau n’est pas tranquille. Plusieurs valves sont encore ouvertes. Derrière moi, il y a deux, trois, quatre conversations en suspens. C’est ce qui me tient encore aux autres, ce par quoi les gens savent que je suis encore en vie : une fenêtre de tchat, elle-même dispersée entre toutes les applications possibles : messenger, facebook, whatsapp, facetime, skype, sms. De mon état de fatigue ou de mon excitation, de ma lassitude ou de ma sérénité, les gens ne savent rien. Ils ne savent que ce que je veux bien afficher. Et cela semble suffire.
Je fais face au dos de mon ami sur lequel est écrit Vu. J’assiste en direct à mon insignifiance. J’ai mal à l’ami qui a vu mon message. Mal à ces vies dont je ne connais que les albums photo. Et dans trente piges, j’en serai encore là. À n’exister que par pixels interposés. À ne toucher les autres que du bout d’un pouce qui glisse. Du bout d’un ça va ? qui n’a aucune intonation, aucun tremblement, aucun souffle, aucun poids, aucune épaisseur, aucune couleur.
En préparant mon café, en appuyant sur l’accélérateur, en travaillant, je suis encore en alerte. Car mon cerveau n’est pas une fenêtre de tchat qui s’ouvre et se ferme et qui empile des données. Il traite, analyse, met en relation, synthétise, il fait résonner ce que tu m’envoies avec une attente, un désir, une peur, un enthousiasme. Quelque chose en moi demeure en permanence inachevé. Toujours en suspens. Voilà ce que devient mon lien au monde : un éternel message sans réponse.
*
Combien de conversations silencieuses avons-nous pour combien de conversations de vive voix avec les mêmes personnes ? Depuis quand n’avons-nous pas entendu la voix d’un ami ? L’influence des nouveaux modes de communication sur le cerveau, sur notre capacité de concentration, sur le développement de l’enfant, n’est plus à démontrer. Les neurosciences étudient l’influence des nouvelles technologies sur le corps. De nouvelles études sortent régulièrement et se font de plus en plus précises. La cyberanthropologie étudie les communautés virtuelles. La cyberlinguistique montre la vitalité, les pertes et les inventions de la langue des textos et des tchats. Mais qu’en est-il de l’influence sur le corps social, sur la relation entre individus, sur notre psyché ? Il faudra sans doute plusieurs générations pour l’entrevoir. Quelles sont les nouvelles formes d’amitié, les nouveaux modes de séduction, mais aussi les nouvelles incompréhensions qui émergent de la communication silencieuse ?
Il serait trop simple de se réfugier dans la nostalgie confortable du C’était mieux avant. Pour autant, il existe une dictature de l’opinion qui consiste à ranger dans la case nostalgique ou rétrograde toute personne qui se met à interroger la pertinence et la dangerosité de certains usages de la communication silencieuse. Cette personne-là exagère, prend trop à cœur, suranalyse ce qui est anodin. Pour toute personne qui chérit les moments de rencontre dans la simple jouissance de la présence à l’autre, sans l’intermédiaire du bruit, de rien à consommer, l’époque où la conversation ne pouvait être qu’en présence – par la voix du téléphone ou par le corps aurait sans doute été plus confortable. Mais puisque nous sommes là, maintenant et aujourd’hui, autant faire ce qu’on peut là où l’on se trouve. Et n’est-ce pas ceux qui se sont sentis le plus en décalage avec leur époque qui l’ont le mieux comprise et exprimée ?
Il ne s’agit pas d’établir si les textos et les tchats sont bons ou mauvais. La multiplicité de nos rapports nous interdit une telle simplification. Mais elle nous invite aussi à entretenir la diversité en tout. Nous acceptons volontiers qu’une alimentation équilibrée soit une condition de la santé de notre corps. Qu’en été nous avons besoin de manger des aliments riches en eau, et en hiver des aliments qui nous réchauffent. Que la diversité des aliments répond à la diversité de nos besoins. Mais nous sommes plus sceptiques quand il s’agit de diversité des modes de communication, pour la bonne santé de nos relations. Choisissons-nous le mode de communication que nous allons utiliser avec quelqu’un comme nous choisissons ce que nous achetons à manger ? Dans le raz-de-marée de la communication silencieuse, il se pourrait bien que nous nous amputions de quelque chose d’essentiel.
Où est-ce que je dépose ma parole ?
À la question “Qui envoie parfois des mails ?” que je pose parfois à des lycéens, la réponse est imparable : des rires, des haussements d’épaule. Des mails ? Quelle idée ! Les tchats et les SMS, voilà le seul mode de communication écrite qu’ils approuvent. Pourtant, l’expérience est bien différente, comme écouter un morceau de musique dans son casque est différent de l’écouter avec des amis ou en live, comme regarder un film sur grand écran dans le noir n’est pas la même expérience que de le regarder dans un bus en plein jour sur son petit écran.
Quand le SMS n’était encore qu’un échange de messages séparés, il fonctionnait comme un mini email. Mais depuis qu’il est intégré à la fenêtre de conversation, il fonctionne comme un tchat. L’horizon d’un tchat ou d’un sms est limité : nous ne pouvons voir que quelques lignes au-dessus et en-dessous de ce que nous écrivons. Il est plus difficile d’avoir conscience du contexte dans lequel notre phrase s’inscrit. Lorsque nous lisons un long message sur un téléphone, nous faisons défiler le texte tous les trente mots environ.
Pour une discussion où des informations simples sont échangées, le tchat ou le sms évitent la dispersion de la conversation, la multiplication des clics pour envoyer un message et l’attente de la réponse. Mais quand il s’agit de discussions plus complexes, d’argumentation, de mise au point, que se passe-t-il ? Écririons-nous la même chose en ouvrant une fenêtre de mail, comme une page blanche, pour exprimer ce que nous ressentons ? Dans un tchat nous savons que l’autre est à l’autre bout, en ligne. La fenêtre nous donne l’impression d’être en face à face. Parfois nous voyons que l’autre personne est en train d’écrire, alors nous attendons, et nous changeons ce que nous allions écrire. Nous sommes dans la pure réaction. Dans un mail, nous sommes, pour un moment, seuls devant une page blanche virtuelle. Nous ne mettons pas l’autre en position de savoir que nous sommes en train de lui écrire, et nous avons plus de temps pour l’anticipation, l’analyse, condenser un propos et le porter. Lorsque nous écrivons un paragraphe, nous balayons visuellement ce que nous avons écrit plus haut. Nous avons conscience de là où notre phrase se situe dans le paragraphe, le paragraphe dans le corps du texte. Nous sautons des lignes. Autre espace-temps de la parole, autre usage.
Où sont passées les voix de nos proches ?
Il arrive souvent qu’on me demande pourquoi je veux m’entretenir au téléphone, alors que tout semble s’être dit par mail. “Pourquoi voulez-vous m’appeler ? Pour vous entendre !” Réponse évidente pour moi, apparemment étrange pour d’autres.
Il est de moins en moins courant de laisser un message vocal. L’information devrait suffire : untel a appelé. Pourtant, laisser un message vocal, c’est laisser une empreinte dans l’environnement de l’autre. Dans une poche du temps, cette voix va résonner chez nous, dans notre voiture, au bureau, dans une intimité et une proximité que la phrase “Ce correspond a cherché à vous joindre” dépouille totalement. En écoutant un message vocal on comprend si la personne est inquiète, fatiguée, en forme. Nous pouvons mieux éprouver la nature de l’appel. Mais peut-être que nous ne voulons plus nous donner à entendre. Qu’on ne s’étonne pas alors si un soir, au milieu du bruit, nous nous sentons seuls.
On pourrait protester que les SMS et les tchats n’empêchent pas les gens de se voir, de se rencontrer ni de parler au téléphone. Mais un mode de communication a une influence sur tous les autres. Si nous passons la plupart de notre temps dans une communication morcelée, notre cerveau s’habitue et ne développe plus la capacité de déplier une conversation. De la même manière que de passer son temps dans des environnements bruyants nous rende mal à l’aise dans des contextes de silence.
Internet est un environnement à part entière. Chaque jour, nous nous y installons. Nous y commettons des erreurs, nous y sommes maladroits ou tendres, nous multiplions les malentendus et les clins d’œil. Quand je texte, quand je tchatte, je suis exactement dans la même situation que quand je suis en train de consulter mon compte en banque ou que je remplis un formulaire. Dans la conversation au téléphone ou en présence, notre corps est en alerte, autour de cet échange avec l’autre.
La communication non verbale participe pleinement à la compréhension d’une conversation. Le ton de la voix, le regard, la position du corps, peuvent donner un tout autre sens à la même phrase. En nous arrachant à l’échange corporel, qu’il soit visuel ou sonore, la communication virtuelle nous ampute d’une grande partie de ce qui nous permet de comprendre un message. Elle ne laisse que le contenu, dénué de toute enveloppe.
Bien sûr nous essayons de compenser parfois nos propos par des émoticônes ou des images. Mais cela reste de l’affichage. Il est possible d’envoyer un émoticône souriant pour compenser un propos ironique ou critique, mais cet émoticône est davantage une précaution que le reflet d’un sentiment. La disparition du corps de la personne qui nous écrit nous coupe de tout accès à son état émotionnel. Dans une voix peut transparaître une émotion, une gêne, une peur, au-delà des mots qui cherchent à rassurer. Depuis quand n’avons-nous pas entendu la voix d’un proche dont nous prenons des nouvelles en virtuel ? Jusqu’à quel point est-il possible de feindre que tout va bien ?
L’art de finir une conversation
Qu’elle dure deux minutes, vingt ou deux heures, qu’on échange avec la caissière du magasin, avec un ami dont on n’a pas eu des nouvelles depuis longtemps ou avec un parent pour s’assurer que tout va bien, quand une conversation s’achève, c’est qu’elle est allée au bout de ce qu’elle pouvait dans l’instant donné. Elle laisse tout autre chose que la frustration de ce qui est en suspens : le goût d’autres rencontres, d’une autre occasion pour reprendre ce qui a été dit dans un autre état d’esprit, ou pour aborder d’autres sujets.
Dans les fenêtres blanches de nos écrans, le fil de conversation se déroule sur des milliers de lignes qu’on pourrait étaler sur des centaines de kilomètres si on en dépliait un rouleau. Un fil uniforme qui nous fait perdre la silhouette de nos conversations. Les lignes se suivent, égales. 70 SMS par jour en moyenne[1] (donc sans compter les messages par des applications), 25 600 par an[2].
Quand nous échangeons par tchat et SMS, la possibilité de pouvoir y revenir à tout moment nous autorise à quitter brutalement la conversation. C’est ainsi qu’on peut lire “On se rappelle”, “Talk later” “Nos hableremos”. Ou tout simplement un changement de couleur pour indiquer que votre ami n’est plus en ligne. Mais que signifient exactement ces expressions ? Elles veulent dire exactement le contraire de ce qu’elles énoncent. Elles signifient “Je ne peux pas continuer l’échange”. Elles instaurent une relation dans laquelle celui qui met fin à l’échange détient le pouvoir de le restaurer. Le simple fait de ne pas répondre met la personne qui énonce une proposition en situation d’attente. Si nous imaginions l’équivalent dans une conversation en face à face, ce serait comme se lever et quitter la pièce sans prendre congé, ou lâcher la main de quelqu’un qui nous la tend. Cette pratique est acceptée comme parfaitement normale dans les échanges virtuels. Sans contexte pour l’appréhender, elle peut être d’une très grande violence.
“Vu”: les silences qui ne parlent plus
La fameuse option “Vu” ou “Seen” qui permet de savoir que le message que l’on vient d’envoyer a bien été vu, a introduit un nouvel élément dans la communication virtuelle. Quand on envoie une lettre, un télégramme, un mail, nous ne savons pas si la personne a lu. La tension peut être là, mais l’attente a le droit d’exister. Quand nous sommes en présence physique ou par téléphone, le message est immédiatement perçu et la personne réagit devant nous. Mais avec l’option “Vu”, c’est la machine qui nous envoie un message : votre ami a bien vu ce que vous lui avez envoyé. Nous avons l’immédiateté de la présence physique sans sa réaction, l’attente de la distance sans le silence qui en fait partie. Car le silence fait pleinement partie d’une conversation. Il fait émerger ce qui ne se dit pas. La parole se sculpte dans le silence et dans les mots.
À force d’utiliser le même mode de communication pour les échanges au travail, pour les banalités, pour souhaiter un anniversaire, pour draguer, pour s’expliquer, pour s’engueuler, pour se confier, on se laisse rapidement dépasser. Nous avons tous une liste de messages auxquels nous devons répondre, marqués d’un drapeau rouge ou encore marqués non lus dans notre boîte. Parfois nous remettons à plus tard simplement pour prendre le temps de bien répondre. Comment mesurer ce que notre silence est en train de creuser dans l’autre ?
Réapprendre à prêter attention
Le système libéral nous encourage à consommer en quantité importante tout en réduisant la diversité de nos expériences. La communication n’y échappe pas. On parle bien souvent de l’isolement que créent les nouvelles technologies. Mais l’image est trop simple. Le danger n’est pas la communication silencieuse des SMS et des tchats, mais le fait de s’en contenter.
Il est sans doute urgent de nous réapproprier ce merveilleux outil pour qu’il serve nos relations le mieux possible. Retrouver la capacité de juger quand une situation ou une relation réclame de l’immédiateté ou du temps, de la distance ou du rapprochement, du seul contenu ou d’une parole incarnée dans la voix. Se rappeler que la parole n’est pas seulement un échange de contenu. Qu’elle existe dans un espace, une temporalité, dans nos corps. Derrière le blanc des fenêtres virtuelles, les dégâts sont peut-être bien plus importants qu’on ne l’imagine. Car la communication touche à ce que nous avons de plus intime, et forge notre rapport au monde. Le monopole de la communication par le SMS et le tchat révèle la tendance de notre époque à privilégier l’information, le contenu, l’utilitaire. Nous sommes en train de perdre l’épaisseur des choses.
Il ne s’agit pas de ne plus texter ou de ne plus tchatter. Simplement, de réapprendre à prêter attention. De soulever le pan de la communication avec précaution. Car derrière les écrans, il y a une sensibilité, une interprétation, une attente. Mais être précautionneux nécessite de ralentir son geste, de prendre un peu de distance, de se poser un instant. Dans un monde où tout nous pousse à ne chercher que l’immédiateté et la rapidité, c’est un peu aller à contre-sens du flot. Et si c’était là que résidait ce qui fait encore de nous des humains ?
[1] https://www.caminteresse.fr/economie-societe/sms-fete-20-ans-chiffres-1156284/
[2] http://www.slate.fr/story/112695/telephones-appels
Sarah Roubato a publié
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Lettres à ma génération ed Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.