Out of the obvious

mafalda9

Au XVIIe siècle, les femmes de la noblesse portaient trois couches de jupes, qu’on appelait « la modeste », la « friponne » et « la secrète ». Trois couches de tissu mais aussi de caractère. Dans toutes les langues du monde, les petites phrases anodines et formules de politesse portent aussi plusieurs jupons. Soulevons donc la jupe de trois petites phrases qui reviennent presque à chaque fois que nous rencontrons quelqu’un.

Le jupon de soie

« Bonjour ça va bien ? » Serveur d’un restaurant qui vient prendre la commande, commis de caisse où l’on vient de déposer nos marchandises, répètent cette phrase des centaines de fois par jour. Au Québec, le « ça va bien » est phatique, comme dirait le linguiste Jakobson, il sert à établir un contact. Autrement dit, la personne qui dit cette phrase ne se soucie pas de savoir comment vous vous portez, mais cherche simplement à établir un contact.

– Bonjour ça va bien ?

– Oui et toi ?

– Très bien merci.

Cet échange qui se répète des centaines de fois par jour dans chaque café et restaurant, n’est pas un dialogue, car il n’y a pas d’échange où ce que dit l’un influence ce que répondra l’autre. Le serveur peut aller très mal, et vous aussi. Un jour dans une épicerie, j’ai fait l’expérience :

– Bonjour ça va bien ?, me demande le commis sans m’accorder un regard.

– Non et toi ?

– Bien merci.

Le « ça va bien » est sympathique, mais si léger qu’il s’envole à la moindre tentative de le toucher. Des mots légers, un dialogue inexistant…un schéma qui prend une autre ampleur quand il s’applique en politique ou en droit. Ce sont pourtant bien des mots, seulement des mots, qui font nos lois.

Le jupon-drapeau

Soirée entre amis, rencontre professionnelle, la formule est toujours la même : « prénom + enchanté ». Et très vite, une question surgit : « Tu fais quoi ? », suivie de près par « Tu es d’où ? ». Question apparemment simple et innocente, qui peut amener une réponse très complexe. Je peux être né quelque part où je n’ai pas grandi, et me sentir chez moi ailleurs. Mais sous ce premier jupon se cache une autre difficulté : à qui pose-t-on cette question ? À ceux qui n’ont pas la tête de leur voix : un français ou un québécois à la peau foncée, ou une américaine aux traits asiatiques, comme dans la vidéo de Ken Tanaka, artiste illustrateur américain, « Where are you from ? » disponible sur youtube.

Comme cette petite scène le montre très bien, ce que cherche la personne qui pose cette question est une chose bien précise : l’origine ethnique et la filiation. Dans les premiers échanges d’une rencontre, on cherche à récolter des informations sur la personne pour la cerner. Si je te demande d’où tu es, c’est parce que vraisemblablement tu n’appartiens pas au type physique que je définis comme français, québécois, américain, etc. Deux québécois typés caucasiens qui se rencontrent ne se cherchent pas à savoir tout de suite de quelle région ils sont, cela peut venir de façon anecdotique dans la conversation. Pour une personne dont le physique suggère une origine non européenne, on fronce les sourcils : « No, where are you FROM ? ».

Sur ce jupon-drapeau sont fixées les couleurs de l’appartenance nationale ethnique. Une fois déplié, on y trouve la notion de « pure laine », de « français de souche », de « WASP », et l’idée qu’une personne aux origines européennes est moins définie par son ascendance que ceux d’origines non européennes. Mais la question « tu es d’où » jaillit aussi dans l’esprit communautaire, quand des immigrants cherchent à se reconnaître entre eux.

Quand enfin le nom d’un pays exotique est lâché, soulagement, le mystère (et le jupon) est levé. La conversation peut continuer : « Et tu fais quoi ? »

Le jupon usé

« Tu fais quoi ? » C’est à dire, tu fais quoi dans la vie pour gagner de l’argent. Une phrase qui sous-entend que l’activité économique est le centre de son agir, et définir notre être. Je te demande ce que tu fais, mais tu me réponds « Je suis professeur / banquier / chercheur / médecin ». Dans la situation actuelle où le divorce est de plus en plus fréquent entre job alimentaire et travail où l’on se réalise, cette phrase appelle une réponse hésitante. Ce que je fais ? Je cherche, je prospecte, je démarche, pour faire ce que je suis. On serait tenté de remplacer le jupon usé « Tu fais quoi ? » par « Tu cherches quoi ? ».

Bien sûr ces phrases sont juste histoire de dire, ce sont des formules. Mais les petites phrases, les petits gestes, sont ceux par lesquels on installe un rapport aux autres et au monde. Ils sont si petits qu’on ne songe pas à les questionner, et si bien ancrés en nous qu’on en oublie qu’ils sont déjà un conditionnement social et psychologique. Le jupon n’était pas qu’une étoffe au XVIIe siècle, il était un indicateur social, familial, de goût et de suggestion sexuelle. Nous habillons nos discussions comme notre corps, alors mieux vaut, avant de les sortir, jeter un coup d’œil dans le miroir.

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Out of the obvious

mafalda9

Le festival annuel des Weekends du Monde vient de s’achever au parc Jean Drapeau. Un festival qui vous propose « un tour du monde gratuit » pour découvrir « toute la richesse culturelle des diverses communautés venues s’établir ici », à Montréal. Pourtant, à bien regarder la programmation, ce sont les weekends d’un certain monde qu’on nous présente chaque année.

La richesse culturelle de certaines communautés

Étalés sur deux fins de semaine, les montréalais ont pu assister à quatorze mini festivals présentant les cultures suivantes : jamaïcaine, cambodgienne, européenne, de Trinité et Tobago, africaine, haïtienne, électronique des Tropiques, mexicaine, salvadorienne, péruvienne, cubaine, brésilienne, dominicaine et colombienne. Tandis que sept festivals déclinent sept pays d’Amérique latine, l’Europe et l’Afrique se trouvent représentés chacun dans un seul événement.

Nous sommes en fait bien loin de la représentativité de la diversité culturelle montréalaise. D’après les derniers recensements officiels de 2006 et 2011, la population d’Amérique latine représente 10,3% des immigrants montréalais, derrière l’Asie et le Moyen-Orient (31,9%), l’Afrique (28%) et l’Europe (21%) (statistique Canada, Enquête nationale de 2011). En 2011, la plus grande vague d’immigration était constituée de Chinois, d’Algériens et de Marocains. Au final, ce sont toujours les Italiens qui représentent la plus grosse part de la population immigrante (7,4%), suivis par les Algériens, les Marocains, les Français et les Chinois. Les Colombiens représentent 2,6% des immigrants, les Brésiliens 1,4%, les Cubains 0,6% et Jamaïcains 0,1%.

Bien sûr, me direz-vous, un festival culturel n’est pas censé suivre les chiffres démographiques. Seulement quand un festival prétend refléter la diversité culturelle d’une ville, il affiche un projet social et politique et contribue à la vision que les citoyens ont de cette diversité culturelle. Les Chinois ne seraient-ils bons que pour les dépanneurs, les Italiens pour les pizzerias (en l’occurrence cette année, la seule présence italienne était celle de l’auto Ferrari devant laquelle les gens pouvaient se faire prendre en photo) ? Quant aux Français, ils ne font pas partie de ce qu’on veut appeler la diversité culturelle. Alors que les Latinos…ça fait danser. Clichés bien sûr, exagération sans doute, et pourtant…

Un monde déformé

 

Dans l’allée centrale, les Latinos sont évidemment majoritaires à présenter leur cuisine et artisanat. En prenant le petit pont vers la partie boisée, on ne met pas longtemps à comprendre que cette partie excentrée est réservée aux Africains. Les Africains qui comme toujours, se font tous mettre dans le même sac. À croire que l’Afrique, ce serait un pays. Le festival Afro-monde Ngondo présente ainsi « les rythmes de la musique africaine ». Quant à l’Eurofest, « la grande célébration des cultures européennes à Montréal », il présente exclusivement des musiques d’Europe de l’Est : Balkans, Ukraine et Moldavie.

De l’exotique avant toute chose

Avant la création des Weekends du Monde, le parc Jean Drapeau accueillait des festivals latinos comme le Festival international du Merengue et de la Musique Latine de Montréal. Que ce lieu soit un point d’ancrage pour des événements de musique latine, cela peut expliquer une forte présence latine. Mais dans ce cas, pourquoi se présenter comme le reflet de toute la diversité montréalaise ?

Comme beaucoup d’événements montréalais prônant la diversité culturelle, les Weekends du Monde mettent à l’honneur l’exotisme. La programmation nous promet des « rythmes folkloriques, des défilés endiablés, des voitures exotiques, des objets exotiques, des boissons rafraîchissantes et colorées ». Or, de par la proximité géographique, ce sont bien les Latinos qui canalisent le besoin d’exotisme des québécois. Soleil, rythmes, couleurs, sensualité. Un orientalisme à la nord-américaine. Ce type d’événement se situe dans la lignée des expositions universelles du 19ème siècle. Bien sûr on est loin de la mise en cage des humains. Mais la mise en scène de l’autre en carte postale est toujours là.

Enfin quoi c’est juste un événement culturel, c’est pour s’amuser ! Confinés dans la vitrine du divertissement, les festivals culturels font oublier qu’ils sont des événements sociaux et politiques qui mettent en jeu notre modèle d’intégration sociale, car ils reflètent notre manière d’inclure l’autre à notre société. À nous consommateurs, organisateurs et artistes, de penser à ce que nous fabriquons. Les artistes immigrants font ce qu’ils peuvent, ils acceptent les vitrines pour promouvoir leur travail. Il ne serait pourtant pas interdit pour les artistes de prendre conscience du projet social auquel ils participent.

La culture ne se met pas en spectacle, car la culture n’est pas un produit. Elle est un vécu. Elle ne se loge pas que dans les vêtements colorés, les grillades et les objets, mais bien ailleurs, dans une conception de l’univers, du temps, du rapport entre les hommes et les femmes. C’est bien cela qui constitue la véritable richesse culturelle de Montréal. À quand un festival où les Latinos auraient le droit de nous faire pleurer, où les Chinois seraient aussi des gens à voir sur scène, où la France et l’Italie seraient aussi européens que les Ukrainiens ou les Gitans, et où l’Afrique ne serait plus un pays ?

En attendant, dansons, c’est l’été.

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