Unanswered letters

mafalda9

Quelques temps après le quatrième morceau

Allo Pierrot

« Est-ce que l’univers va s’occuper de moi comme je m’apprête à m’occuper des autres ? » Quand le vagabond céleste jette cette question à l’assaut du ciel, j’ai ouvert grand les yeux et je me suis avancée comme pour bien entendre la réponse qu’allait lui faire l’univers. Mais rien. Il n’y eut pas de réponse.

Vois-tu, Pierrot, moi aussi je l’ai poussé, ce cri où on met l’univers au défi. Et dans cette question, c’est toute la question de la justice. Le monde est-il juste et équilibré ? Je sais que depuis que tu as chaussé tes bottes, tu as trouvé que oui, l’univers s’occupe de nous quand on lâche tout et qu’on poursuit seulement son rêve. Que vous recevez quand vous donnez. Parce que vous réveillez chez les gens l’envie de donner et de partager. Quelqu’un finit toujours par s’arrêter pour vous prendre dans son char.
Et pourtant, Pierrot, on ne va pas dire au gamin des banlieues de Kiev irradié par Tchernobyl ou celui des campagnes d’Argentine empoisonné par Monsanto, que ce qu’ils vivent est le juste retour de l’univers à ce qu’ils ont fait, n’est-ce pas ? On ne va pas dire aux ouvriers, paysans et artisans qui aiment leur travail et ont trimé toute leur vie, et qui ont tout perdu parce que des businessmen se sont amusés avec la valeur de tout, que ça leur est arrivé parce qu’ils ont triché avec leurs rêves ? Et les businessmen repus et enflés de pouvoir et heureux à leur manière, va-t-on leur dire qu’ils ont la vie qu’ils méritent ?
J’ai beaucoup voyagé et j’ai côtoyé des milieux très différents. Et partout je n’ai vu que le règne du chaos. J’ai vu des gens méritants talentueux et travailleurs trouver leur rêve, et d’autres tout aussi talentueux, travaillants, généreux, finir misérables et seuls. Je vois chaque jour la bêtise, la facilité et le conformisme être récompensé. Entendons-nous bien, Pierrot. Je ne parle pas de succès et de gloire décadente à la Whitney Houston. Je parle bien d’épanouissement personnel, de paix intérieure et de rêve accompli.

Les gens peuvent être aussi méprisants et indifférents qu’ils savent être attentifs et généreux. Et je maintiens que l’univers ne s’occupe pas toujours de ceux qui s’occupent des autres. Ne pensez-vous pas que le monde aurait une autre tête, si c’était le cas ?

Je crois que chacun pétrit moule et taille son rêve, mais qu’aucun rêve ne peut marcher tout seul. Il lui faut un sol avec du sable ou des graviers, de la terre ou du bois, il lui faut aussi un air, un soleil, un horizon. Je crois que sans sa femme, Nelson Mandela aurait été oublié au fond de sa prison. Je crois que sans Jacques Canetti, les Brel, les Barbara, les Brassens, les Piaf, seraient restés – comme d’autres – des amuseurs de cabaret. Parce qu’il a cru en eux au moment où personne n’y croyait.

Je crois que la meilleure des graines peut ne pas pousser si le sol, la lumière et l’eau ne sont pas cléments. Je crois qu’il existe beaucoup de puissances endormies en nous, qui resteront toujours inactivées. Je crois que des vies pleines de ces puissances sont arrêtées chaque jour, pour rien. Je crois que toute personne qui a connu un champ de bataille, et l’obus qui tombe ici et pas un mètre plus loin, le sait.

Je crois aux rencontres avortées qui auraient pu construire bien des rêves, mais qui ne se sont pas faites. Parce que ça n’était pas le bon moment. Je crois qu’on fait ce qu’on peut et qu’il manque quelque chose à l’équation : si tu ne triches pas avec ton rêve, l’univers te répondra. L’univers est capricieux, Pierrot.

Je ne crois pas que les choses sont comme elles devraient être. Et que c’est bien pour ça qu’il faut avoir un rêve. Un rêve qui s’occupe de la beauté du monde, puisque le monde est parfois bien négligent de sa beauté.

Voilà Pierrot, je ne sais pas si dans tes vagabondages sur la sphère virtuelle tu trouveras cette lettre, ces morceaux que je dépose au bord de la route en attendant que quelqu’un s’arrête.

Je te laisse avec deux chansons entre lesquelles je tangue :

C’est peut-être de Allain Leprest

La prière de Brassens
signature Sarah NB

Unanswered letters

mafalda9

Montréal, le 8 novembre 2015

Cher Pierrot,

On ne se connaît pas, mais je vous ai tout de suite reconnu. Vous n’étiez même pas là. Je veux dire, pas là physiquement. Mais pendant plus d’une heure, il ne s’agissait que de vous. De vous et de moi.
C’était il y a deux semaines, sur une scène de Montréal. Par la voix les mots et les yeux pétillants de Simon Gauthier, le conteur. Son spectacle Le vagabond céleste, c’Est vous. Enfin c’est un autre vous. Un Pierrot tricoté avec deux pelotes de laine : celle de l’imaginaire et celle du réel.

Dans la première partie du spectacle, Simon vous gonfle d’éther, et nous présente la légende du vagabond céleste. Un personnage de conte, de pur imagination. Puis il le fait descendre dans nos rues, le fait pousser la porte d’un bar et monter sur une scène. À la fin, il vous recoud de chair. Et vous voilà. Le vagabond céleste est une légende réelle. Vous êtes ce que chacun porte en soi.

L’histoire d’un homme qui a quitté sa vie qui ne lui ressemblait plus. Parce que parfois nos vies se mettent à n’en faire qu’à leur tête, à se maquiller et à n’être plus reconnaissable. Il a donc quitté sa maison, ses biens, ses comptes en banque, pour devenir vagabond. En errance poétique. Pour aller chercher la poésie du quotidien auprès des rêveurs, et la redonner à ceux qui ont perdu leur lumière. Offrir des chansons, comme un pont jeté sur la rivière de leur vie. Un pont qui mène sur l’autre rive. Vous savez, celle qui recule toujours. La rive de notre rêve.

C’est à un moment précis du spectacle que je vous ai reconnu. Et en vous reconnaissant, je c’est moi que j’ai reconnu. C’était le moment de cette fameuse nuit. Mais je vous en parlerai dans mon prochain bout de lettre.

entretien avec Simon Gauthier à écouter ici

signature Sarah NB