Out of the obvious

mafalda9

« Tu n’as pas reçu mon texto ?

– Je n’ai pas de cellulaire, alors je ne peux pas recevoir de textos.

– T’as pas de cell ?

– Eh non. Et pas de télé non plus. Mais je vais très bien, tu sais. »

Stupeur. Aurions-nous affaire à un vieux réactionnaire aigri et nostalgique, ou à un de ces jeunes aux cheveux longs qui partent vivre en nature ? Il faut que ce soit un original en tous cas, un décalé. Voilà ce qui vient tout de suite à l’esprit, tant la pression sociale exige qu’un individu normalement constitué soit en possession d’un cellulaire. Avoir un cellulaire devient un rite de passage pour un enfant.

On lit bien des études sur les conséquences des nouvelles technologies sur notre santé et sur nos habitudes sociologiques, on voit bien des reportages sur ses dérives. Mais difficile de se sentir concerné : moi je sais ce que je fais, moi je suis modéré, et de toute façon, moi je n’ai pas le choix. Et puis on connaît le refrain : à chaque époque les hommes ont eu peur des nouvelles technologies et prédisaient la fin du monde.

Pourtant il y a une différence fondamentale entre nos téléphones, iphones, tablettes, et le gramophone, le télégramme ou l’appareil photographique : chacun de ces nouveaux appareils est simultanément un appareil de communication et un appareil de projection de sa propre image. En touchant à notre langage et à notre image, il fait partie de la construction d’un individu.

Dans le mouvement de ceux qui cherchent à sortir du mode de vie dicté par le consumérisme libéral, on trouve des originaux qui partent voyager avec un dollar par jour, d’autres qui n’utilisent que de la technologie des années quatre-vingt, d’autres encore qui vont vivre dans des villages écolo. On sourit, c’est cocasse. Mais ces expériences radicales se situent à des années lumière de nos vies, et en attendant, rien ne change pour la majorité.

Il existe pourtant un changement plus petit, plus intime, plus humble peut-être, à la portée de tous : adapter notre usage de ces technologies. Et pour cela, nul besoin de guide spirituel. Je décide d’évacuer tous les plaisirs qui m’asservissent, et de ne plus chercher que le plaisir dans ma liberté. À partir de là, mon utilisation des technologies ne suit plus qu’un seul principe. Ce principe est simple, mais il est à appliquer dans chaque utilisation : Je n’utilise une technologie que si elle ne parasite pas ma rencontre directe avec un lieu, un objet, une idée ou une personne.

Faisons donc une expérience de pensée, en prenant deux usages du téléphone : la communication et l’image.

Un téléphone au service de mon intelligence

Mon téléphone cellulaire me permet d’être joignable non pas en tout temps, mais aux temps où je le souhaite. Si je retrouve un ami dans un café, le téléphone est éteint, au fond de mon sac. Et même s’il se mettait à sonner, je n’interromprai pas ma conversation pour dire à quelqu’un « Ouais salut, je peux te rappeler plus tard ? » Une urgence ? Si c’est une urgence, je le saurai bien assez vite.

Dans le métro, grâce à mon téléphone je peux écouter de la musique, une émission de radio, lire des articles. Le transport est peut-être le seul moment de la journée où je me retrouve avec moi-même. Et on voudrait me l’enlever avec des cases, des boules de couleurs et des courses, tous ces jeux sur téléphone pour combler le vide, pour m’empêcher de m’évader, ou tout simplement, de suivre le flot de mes pensées ? Non merci, je ne consomme que des plaisirs élevés en liberté.

Mon téléphone n’est pas intelligent. (Ah bon ?) Non, il n’est pas doué d’intelligibilité (Comment ça ?). Mon téléphone ne comprend rien. (Pourtant…) Mon téléphone ne fait que réagir à ce que je lui dicte. (Bah ça alors !).

 

Une photo qui me rappelle un moment vécu

Les photographes professionnels sont avant tout de grands observateurs, très attentifs et entièrement présents là où ils sont. Leur appareil photo est le prolongement de leur rencontre avec un lieu.

Je suis en vacances. Je visite un des plus beaux monuments au monde, une cathédrale. Je prends le temps de rencontrer ce lieu, d’y être présent, de sentir la pierre, d’écouter l’écho des voix, d’admirer les reliefs. Je ne brandis pas mon objectif pour saisir la beauté plastique qui figure sur toutes les cartes postales de la boutique à souvenirs.

Me voici devant un paysage magnifique. Lac, montagnes, forêt. Je veux vivre ce paysage, me sentir dedans. Je médite, j’admire, je reste disponible. Je ne laisserai pas l’appareil interrompre cette rencontre, je ne prendrai une photo que si elle prolonge ma rencontre avec le paysage ou le monument. Alors quand je la regarderai, elle me rappellera ce moment que j’aurais vécu. Elle me rappellera le vent sur ma peau ce jour-là, le chant dans la cathédrale. La photo sera un pont vers le lieu que j’aurais rencontré, pas un mur pour le cacher.

« Cette espèce de petite liberté »

Ainsi le téléphone connecté à internet me permet de rencontrer des choses, des lieux, des objets, des idées, des personnes, qui dépassent le point de l’espace-temps où je me trouve. Mais jamais il ne me retire à la présence aux êtres et aux choses ici et maintenant. En tout temps je préfère la présence : je choisis d’entendre la voix d’un ami plutôt que de communiquer par messages silencieux en permanence.

La simple recherche du plaisir d’exister aux autres et au monde peut nous amener à couper le son lors des publicités et à éteindre le cellulaire sans s’inquiéter d’avoir manqué un appel dont la boîte vocale se chargera très bien. Par ces petits gestes, je me désintoxique, je nettoie mon espace personnel pour mieux l’ouvrir au monde qui m’entoure. Et en faisant cela, je ne me prive de rien, au contraire. Je m’offre davantage de plaisirs, car j’aurai toujours plus de plaisir à être totalement présent dans une conversation ou un voyage qu’à n’y être que par intermittence. Je m’applique à cultiver une microrésistance. Elle consiste à inverser mon rapport aux technologies : ce sont elles qui me servent, elles servent ma liberté et mon plaisir d’apprendre, de communiquer, de découvrir. J’y travaille dès maintenant, car demain viendront les lunettes google, les téléphones incorporés, les objets connectés.

Dans une entrevue de Claude Santelli en 1969, Georges Brassens, interrogé sur ce qu’il pense du monde qui se dessine, exprime sa peur de perdre « cette espèce de petite liberté de penser tout seul ». C’est elle qui est en jeu dans nos petits gestes. Elle est pas bien grande, cette liberté, ça n’est pas celle qui est écrite dans les grands discours politiques et dans certaines devises. Humble comme ce grand homme, elle est peut-être ce qui nous est à la fois le plus fragile et le plus nécessaire.

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Out of the obvious

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« De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant la houle désordonnée des têtes. (…) C’était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. (…) Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais. » Émile Zola, Au Bonheur des Dames

– Et que font-ils lors de cette fête ?

– Ils achètent de nouveaux vêtements, se maquillent, mangent plus que leur estomac ne peut le supporter, se mettent au régime deux semaines plus tard, achètent des biens de consommation pour se prouver leur amour et la famille.

– Mais cela ils le font déjà à longueur d’année. Ne font-ils rien d’exceptionnel ?

– Non…oh si… ils se réjouissent autour du cadavre d’un arbre.

Quelle étrange espèce que ces…comment les appelez-vous déjà ?

– Homo festivus.

La fête dans une société de divertissement : l’exception qui devient la règle

Dans toutes les sociétés, depuis les grandes civilisations jusqu’aux chasseurs cueilleurs, les hommes ont inventé des rituels et des fêtes. Potlatchs, cérémonies, carnavals, fêtes célébrant la vie ou la mort, l’union ou la guerre, sont des occasions de démontrer son pouvoir politique (la puissance de son village, de sa tribu, de sa famille), d’échanger, d’apaiser les tensions, d’exacerber son pouvoir d’attraction, de reporter les pulsions dans la sphère spirituelle et symbolique. Chaque culture organise à sa manière la fête, avec ses symboles, ses rites, ses interdits. Mais partout la fête est un moment d’exception, d’orgie, de débordement contrôlé, de mise en scène. Les corps et les esprits font éclater les cadres habituels.

Dans la société du divertissement et de la consommation, la fête est devenue banale, car elle est un moteur de la consommation. Les sujets de la société sont constamment appelés à se divertir – se détourner de soi, chez eux devant la télévision ou sur internet, ou dehors, où des centaines de spectacles, concerts, films, discothèques, sont mis à leur disposition à chaque heure du jour et de la nuit. Dans tous les lieux branchés, tout est mis en place pour que chaque individu soit isolé des autres : lumières clignotantes pour pouvoir se voir, musique trop forte pour pouvoir se parler, alcool et autres substances pour être moins conscient, maquillage. On est loin de la fête où les mots, la musique et la danse permettent de relier les individus dans le corps social. La fête qui exacerbe l’individu consommateur est devenue une banale habitude des fins de semaine.

Noël, Halloween, Pâques : des rituels de consommation

Alors à quoi servent encore les grandes fêtes ? Halloween, Pâques, Noël, ne sont pas une trêve ni un moment d’exception. Ce sont au contraire l’apothéose de la consommation et de l’avoir. Les enfants qui sont habitués tout au long de l’année à passer commande de desserts, biscuits, pizzas qu’ils veulent, auront pour Halloween une overdose de bonbons pleins de produits chimiques, qui resteront dans un pot rangé en haut d’un placard, et pour Pâques des chocolats.

On le sait de plus en plus, derrière la magie de Noël, il y a la cadence accélérée pour les travailleurs, enfants et adultes, qui fabriquent nos jouets et nos gadgets électroniques, le gâchis incommensurable de papier cadeau, l’augmentation de tous les modes de transport de marchandises et des produits minceur juste après. À Noël, notre mode de vie habituel s’accélère. Aucune trêve, et peu de remise en question.

Dans le métro, les rues et les centres d’achat, les bribes de conversation sont révélatrices :

« Je sais pas quoi lui acheter pour Noël je vais virer fou ! » « Oui c’est la grosse réunion avec les tantes et cousins éloignés…j’aurais bien voulu faire autre chose mais j’y vais pour faire plaisir à mes parents ». Des petites phrases qui révèlent que notre société est essoufflée de son propre système de valeurs. Nous pratiquons un rituel qui a perdu son sens, et qui va même à l’encontre du sens de partage et de communion

Retrouver la fête :

Bien sûr et comme toujours, des poches de résistance existent. Des clowns apportent de la joie aux enfants dans les hôpitaux et dans les maisons de retraite. Des associations collectent des vêtements et des jouets pour ceux qui n’en n’ont pas. Ils cultivent l’exceptionnel, la fête.

Alros comment cultiver cet état exceptionnel ? Comment manifester son amour pour quelqu’un sans lui acheter un produit de consommation ? Comment reconnaître l’importance de la famille sans se soumettre à un rituel qui peut nous mettre mal à l’aise ? Comment retrouver l’état d’exception de la fête ?

Peut-être tout simplement en inversant le quotidien :

Dans une société de bruit, la fête serait…le silence :

écouter le silence d’une forêt ou d’un coin de campagne, et apprendre à écouter autrement

Dans une ville sans ciel, la fête serait…les étoiles :

retrouver la conscience de ce que nous sommes dans l’univers

Dans un monde connecté, la fête serait…une journée de physicalité :

Passer une journée entière sans utiliser aucun moyen de communication interposé. Inviter nos proches à venir se parler, se rencontrer, s’écouter, en laissant les téléphones chez eux.

Dans un monde hyper-individualiste, la fête serait…de se rendre disponible pour les autres :

Écouter pour quelques minutes un malade, un détenu, une personne sans abri, une personne âgée dans une maison de retraite, une personne handicapée, quelqu’un qui a perdu ce que nous croyons acquis : la liberté, la santé, la raison, la famille, la dignité.

Sortir de notre quotidien, s’aménager une petite bulle, une respiration, une petite marge où nous sortons de nos modes de fonctionnement habituels.

Et même en restant chez soi :

Ressortir un livre d’histoires et se les raconter à haute voix, n’est-ce pas une fête ?

Éteindre les lumières et écouter une symphonie ou un concert, n’est-ce pas une fête ?

Arpenter sa ville où on ne se promène plus, n’est-ce pas une fête ?

Sortir de la forteresse du capitalisme libéral qui n’est pas une prison ni un Big Brother, mais un gigantesque parc d’attraction où nous nous rendons tous les jours.

Bonnes fêtes à tous.

«J’aime les fêtes, oui c’est vrai, mais enfin pas dans ce sens. J’aime la fête. Je trouve que tout est une fête, la main d’un homme c’est une fête, retrouver quelqu’un c’est une fête. » Jacques Brel

 

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Chaque matin, le même trajet vers le métro : la tête enfoncée dans son foulard pour braver le courant d’air qui fouette à l’approche de la porte, et soudain avant d’entrer, un journal qui apparaît sous mon nez. Je lève les yeux. Un sourire, et un regard qui guette déjà la personne derrière moi. Je prends…c’est gratuit. Tout ça dure moins de deux secondes. Chaque jour, 700 000 personnes prenant le métro sur l’île de Montréal se voient proposées le journal Métro. Proposées ou imposées ? Et s’il y avait sous ce tout petit geste, la violence d’un monde où la gratuité devient une arme de marketing ? Sans attaquer ni les journalistes ni les employés du journal Métro, qui font leur travail là où ils en trouvent, c’est toutefois l’existence du phénomène qu’il faut interroger, son sens, et ses conséquences.

Une proposition autoritaire

Les camelots, distributeurs humains de journaux, sont pour la plupart très sympathiques. Ils sont près de deux cents sur l’île de Montréal. Tous les matins, postés à chaque sortie de chaque station de métro, flanqués d’une bâche en plastique vert, ils nous tendent le journal, bravant tous les temps. Ils sont bien courageux et gentils de nous épargner le souci d’avoir à chercher une borne de distribution pour le prendre nous-mêmes. Ils distribuent à tour de bras par une gymnastique soignée du poignet, pour ne manquer personne. Certains font le tour des files d’attente des bus. À la station Bonaventure, près du siège social, pas une seule sortie des buildings adjudants au métro n’est épargnée.

Montréal est la seule ville où le journal est autant distribué par des êtres humains. Et pour cause, la ville interdit d’avoir des machines distributrices, comme c’est le cas dans le reste du Canada. Dans la plupart des villes européennes où Métro est distribué, c’est au lecteur de se diriger vers la pile et de se plier pour prendre un journal… dernière petite marge de manœuvre. On comprend que la distribution par les camelots est la seule alternative pour un journal gratuit qui a vu son concurrent, 24h, autre quotidien gratuit, obtenir l’exclusivité de la distribution dans l’enceinte du métro en 2011. Pourtant cette distribution rajoute à l’agressivité croissante du paysage urbain, dont le métro est une partie centrale.

Les montréalais se voient imposer des publicités toujours plus grandes, toujours plus nombreuses. La station Berri Uqam, celle où passent chaque jour des milliers d’étudiants, est un temple effrayant de l’encouragement à la consommation effrenée. Les 350 écrans dans le métro qui étaient censés nous donner des informations sur l’horaire des trains, sont non seulement inexacts dans leur décompte, mais les neuf dixième de l’écran sont consacrés à la publicité. Bien sûr rien ne nous oblige à regarder l’écran, rien ne nous oblige à prendre ce journal. C’est le propre de la publicité de nous faire croire que nous sommes libres de nos choix tout en ne nous épargnant aucun mètre carré de la ville. Quand notre paysage urbain devient un gigantesque appel à la consommation et une éternelle célébration du toujours plus moins cher, il n’y a plus de choix. Chaque personne qui prend quotidiennement le métro et qui ne souhaite pas lire ce journal, doit chaque matin émettre un geste de refus à la personne charmante qui grelotte à l’entrée et lui tend le journal, comme un ordre déguisé en proposition. Le geste actif d’un lecteur qui va prendre le journal dans la pile ou qui s’arrête au kiosque ou au bureau de presse, laisse place à une acceptation par un geste passif, si furtif qu’on n’en pèse pas le poids. Le seul geste actif possible est celui du refus.

Autrefois les crieurs de journaux s’égosillaient pour les vendre. C’était le temps de la presse d’opinion où chaque journal avait sa propre ligne éditoriale, sa vision de la société, sa tendance politique, et où la transmission d’information était accompagnée d’analyse. Les camelots ne sont évidemment par les descendants des crieurs, ils ne distribuent qu’un seul journal, et ce journal est gratuit. Ils écoulent un stock. Ils travaillent pour des gens qui ne se soucient pas de la vente de leur produit, car ça n’est pas au lecteur que le produit est vendu, mais aux publicitaires.

Je t’achète tes lecteurs, tu me loues mes consommateurs

Le journal Métro a été créé en Suède en 1995. Il est aujourd’hui présent dans vingt-trois pays et en plus de quatre-vingt éditions. On ne sera pas étonné que le journal ait été racheté en Belgique par le groupe Rossel, en France par TF1, au Canada à 100% par Transcontinental, c’est-à-dire par les plus grands groupes de médias et marketing.

La plupart des journaux d’aujourd’hui sont financés par la publicité. Mais pour un quotidien gratuit, le poids de cet investissement est vertigineux. Car savez-vous que la gratuité paye ? Imaginez-vous combien de publicitaires seraient prêts à payer pour avoir le privilège de faire partie des toutes premières images de la journée qui pénètrent votre cerveau. Le journaliste qui décrypte les médias dans l’émission et le site Arrêt sur image, Daniel Schneidermann, rappelle : « Quand on fait semblant de donner quelque chose gratuitement aux gens, on vend toujours une part de leur cerveau disponible à des annonceurs ». (« Arrêt sur image : Schneidermann revient par le Net, Rue 89, 15 septembre 2007 http://rue89.nouvelobs.com/2007/09/15/arret-sur-images-schneidermann-revient-par-le-net)

Dans le journal Métro, pas une seule page sans publicité. Par un adroit jeu de besoins et de demande, un triangle infernal se construit entre le lecteur, le publicitaire et le journal : le publicitaire a besoin du journal pour toucher ses consommateurs, le journal a besoin du publicitaire pour toucher le plus grand nombre de lecteurs grâce à la gratuité, et le lecteur… veut de l’information gratuite à tout prix, au prix même de sa liberté de choisir.

 

Tondre les moutons et leur vendre la laine, une stratégie déjà bien implantée par GAFA (google, apple, facebook et amazon), émission de Daniel Mermet consacrée à ce phénomène « Si c’est gratuit c’est vous le produit » :

http://www.franceinter.fr/emission-la-bas-si-jy-suis-si-cest-gratuit-cest-vous-le-produit

Choisir : le prix de notre dernière liberté

Le journal Métro est le premier quotidien lu sur l’île de Montréal, avec 221 900 lecteurs par jour. « Aujourd’hui, alors que tous les quotidiens enregistrent une grosse décroissance de leur édition imprimée, Métro se démarque, une fois de plus, par la croissance de son lectorat hebdomadaire », déclare Nicolas Faucher, vice-président, éditeur du journal Métro à Montréal, sur le site du journal. Est-ce que cela signifie qu’il est le journal dont la ligne éditoriale plaît le plus ? Est-il le plus lu parce que les gens le choisissent par rapport à d’autres journaux ? Ou serait-il le numéro un parce qu’il est distribué gratuitement au nez des gens chaque matin ? Ne serait-il pas concurrencé si les autres journaux étaient eux aussi distribués gratuitement dans le métro ?

Dans nos sociétés marchandes d’hyper-consommation, la gratuité n’est que le prix du monopole. La gratuité de Facebook ou de Google sert à revendre aux publicitaires les informations que nous leur offrons. Et pendant ce temps, les services publics qui se battent pour offrir un accès gratuit à la culture (maisons de la culture, festivals, bibliothèques), à la santé ou à l’éducation, voient leurs moyens diminuer chaque année.

Quand j’achète un vêtement teint en Asie, je contribue à l’exploitation d’enfants, quand j’achète du poisson de Thaïlande, je contribue à l’esclavage de milliers de cambodgiens, dès que j’achète des avocats du Chili, je contribue à appauvrir les paysans locaux, quand je commande un livre sur Amazon, je contribue aux conditions de travail déplorables des employés et à écraser les petites librairies La liste ne s’arrête pas, chaque jour on en apprend de nouvelles. Comment faire ? Que puis-je faire ? Je ne peux pas tout contrôler, je n’ai pas les moyens d’acheter tout local et tout bio. Et puis je suis pressé. Je n’ai pas le temps d’aller dans un magasin de Presse. Avant le journal Métro, je ne lisais jamais le journal. C’est mieux que rien, non ? À la force du moins cher et de la gratuité, les grosses compagnies et le développement de la gratuité sur internet nous rendent complices de la disparition de dizaines de médias indépendants ces dernières années.

En avril dernier en France, Éric Fottorino a lancé un journal fou : le 1. Hebdomadaire papier, sans aucune publicité, où des écrivains, chercheurs et artistes écrivent chaque semaine sur un thème, de façon accessible. 2,80euros, soit le prix d’un petit latte chez Starbucks à Montréal. Résultat : 22 000 exemplaires vendus chaque semaine, avec 150 nouveaux abonnés par semaine, ce qui signifie 150 personnes qui font la démarche de se fidéliser à ce journal qui n’a même pas un an d’existence. Éric Fottorino avait fait le pari que ça n’était pas la presse papier qui était en crise, mais l’offre éditoriale. Pari tenu. http://le1hebdo.fr

Notre liberté de choisir n’a plus qu’une petite arène pour se défouler. Elle tourne toute seule, sans même avoir besoin du fouet. Elle a sa récompense au bout : facilité et gratuité. Pourtant si les animaux de cirque s’arrêtaient de tourner, le spectacle de l’hyperconsommation s’interromprait. Mais n’anticipons pas… il faut d’abord qu’à l’intérieur de chaque individu, s’allume une petite flamme de liberté et d’indépendance. Alors nous ferons un petit détour par un magasin de presse pour pouvoir comparer les journaux, et nous ferons le choix d’un journal qui nous correspond le mieux, au besoin on déboursera le prix d’un café. On choisira peut-être le jounal du Métro, par choix personnel et indépendant, pour la qualité de ses journalistes et sa ligne éditoriale, pas pour la facilité et la gratuité.

Et chaque matin nous dirons au gentil monsieur ou à la gentille dame : «  Non merci, si je le veux, ce journal, j’irai le prendre. Ma liberté n’a pas de prix… même pas celui de la gratuité ».

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Vendredi dernier 26 septembre, le Canada et l’Union Européenne ont publié officiellement le texte du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) qui sera rendu public et présenté pour ratification au Parlement Européen dans les prochains mois. Ce traité est le fruit de négociations secrètes tenues depuis un an, qui préfigure le Traité Transatlantique (TAFTA) qui sera négocié en ce moment même (du 29 septembre au 3 octobre). Les grandes lignes de cet accord que les gouvernements négocient sans avoir préalablement obtenu l’accord de leurs parlements, sont déjà connues des Américains comme des Européens : la libre concurrence ne sera plus empêchée par les normes sanitaires, sociales, ou environnementales, et un État pourra être attaqué s’il ne se soumet pas aux exigences des multinationales.

Quand les victimes sont les coupables

Tout ceci, nous le savons grâce au travail exceptionnel des journalistes d’investigation, des chercheurs et des scientifiques. Régulièrement, ils sortent des reportages, des études et des articles qui nous montrent les dessous de notre système de consommation. Aujourd’hui notre nouveau drame, c’est que nous savons. Nous savons par exemple comment fonctionne Monsanto, et nous savons que ces traités ouvriront les portes européennes au géant américain. Pourtant, seules quelques centaines de personnes se sont mobilisées en France contre le traité transatlantique. Ils étaient des dizaines de milliers contre le mariage homosexuel. Cherchez l’erreur… Au Canada…néant.

Le système de consommation fait en sorte que je désire consommer ce qui pollue, ce qui rend malade, ce qui exploite. Parce que à portée de main, parce que moins cher. À chaque fois que je mange quelque chose qui contient du soja OGM, j’aide les enfants d’Argentine vivant près des champs de Monsanto à naître déformés avec des cheveux qui leur poussent partout sur le corps. À chaque fois que je mets une saucisse nourrie au maïs de Monsanto sur mon grill, j’encourage la fabrication de cochons qui naissent parfois à deux têtes, parfois mâle et femelle. Le miroir est douloureux. Chacun reste dans son jardin individuel sans se douter que son petit geste fait de l’ombre aux autres, et construit le paysage de demain.

Demain, justement, parlons-en. Puisque demain est déjà là. Demain les traités seront adoptés avec quelques modifications, et dans un premier temps, apporteront de la prospérité aux entreprises. Les élus sortiront les chiffres des nouveaux emplois créés. Les petits agriculteurs pourront bien gueuler. Dans les champs de maïs OGM, dans les abattoirs, dans les bassins d’élevage intensif, la nature continuera à réagir de la même manière : plus vous mettrez des antibiotiques pour combattre les parasites de la monoculture, plus ils développeront des anticorps et de nouvelles espèces qui résisteront. Il faudra inventer de nouveaux antibiotiques. Et toujours plus de produits non testés qui finiront dans nos assiettes. Ces produits font déjà des ravages chez les humains, mais les petits enfants d’Argentine, ce ne sont pas des humains qui nous concernent. Dans trente ans, quand le nombre de cancers augmentera (c’est déjà le cas) de façon exponentielle en Europe, alors il sera peut-être temps de s’inquiéter.

Le travail des chercheurs, des journalistes, des associations, qui passent des années entières à gratter pour nous montrer ce qu’il se passe, n’aura peut-être servi qu’à dire qu’on savait. Ils auront été, pour un temps, notre conscience.

Documentaire de Paul Moreira : “Bientôt dans vos assiettes” :

Le pouvoir d’achat c’est le pouvoir de ne pas acheter

Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! » (Coluche)

 

Il paraît que quand on veut on peut. Dans le monde de la consommation, c’est plutôt le contraire : quand on peut acheter, on veut acheter. Plus on peut, plus on veut. Le pouvoir d’achat dont on nous bassine les oreilles porte bien mal son nom. Acheter n’est plus un pouvoir, puisque je ne choisis plus ce que je j’achète. Je suis condamné à acheter, toujours moins cher, toujours plus.

En ces temps où le chômage augmente presque partout en Europe, les politiciens se disputent sur l’ordre du cercle vicieux : investir et baisser les impôts pour redonner du pouvoir d’achat, pouvoir d’achat retrouvé donc consommation, consommation donc prospérité, prospérité donc plein emploi et diminution de la dette, diminution de la dette donc investissements possibles.

Les politiques perdent ma confiance car je vois bien qu’ils sont impuissants à me rendre mon pouvoir d’achat. Ils ont délégué leur pouvoir aux multinationales. Le CETA et le TAFTA sont la consécration de cette perte de pouvoir.

Le vote est un pouvoir politique. Mais puisque tout cela est une question d’argent, mon pouvoir de peser sur des lois et des règlementations est complètement décalé. Ce n’est pas comme citoyen que je dois lutter, c’est comme consommateur. Il faut toujours savoir lutter avec les armes de l’adversaire, comme le répétait Mandela. Or comme consommateur, mon pouvoir est énorme. Car sans moi, toute la chaîne se rompt. Le boycott est la seule arme qui peut réellement peser sur les multinationales. Seulement voilà, mes habitudes sont plus difficiles à changer qu’une loi. Je peux toujours, à juste titre, dénoncer le manque de volonté des politiques, mais qu’en est-il de ma propre volonté ? Est-ce que j’irais acheter de la viande chez un boucher local, plutôt que celle moins chère du supermarché, quitte à ne manger de la viande que trois fois au lieu de six fois par semaine ?

Cet été, les espagnols ont boycotté massivement Coca Cola pour faire pression sur un plan social massif qui entraînait le licenciement de milliers de salariés des usines. Geste courageux qui a porté ses fruits, puisque Coca Cola a enregistré la plus forte baisse de son histoire. À ceci près que ce boycott était destiné à sauver des emplois chez Coca Cola, donc ne remettait absolument pas en question l’existence ni le monopole de cette marque.

Le boycott, c’est comme le vote : tout seul ça ne sert à rien. Le processus est long pour qu’un geste devienne un boycott : il faut que je sois informé, que j’exerce mon jugement critique quand je suis au supermarché, que je prenne des décisions en conséquent, et surtout, que j’en parle à mes proches et à mes collègues.

La puissance du refus est inestimable. Mais ce refus-là engage nos désirs les plus intimes et notre confort quotidien. Car le capitalisme n’est pas un monstre perché dans les locaux des multinationales. C’est un grand parc d’attraction où nous nous rendons avec plaisir chaque jour. Ce monstre, c’est notre enfant. Les enfants d’Argentine pourront attendre. Un burger ce soir ? Bon appétit.

A une époque de technologie avancée, le plus grand danger pour les idées, la culture et l’esprit risque davantage de venir d’un ennemi au visage souriant que d’un adversaire inspirant la terreur et la haine.

Aldux Huxley

 

 

Série américaine Farmed and dangerous :

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Le festival annuel des Weekends du Monde vient de s’achever au parc Jean Drapeau. Un festival qui vous propose « un tour du monde gratuit » pour découvrir « toute la richesse culturelle des diverses communautés venues s’établir ici », à Montréal. Pourtant, à bien regarder la programmation, ce sont les weekends d’un certain monde qu’on nous présente chaque année.

La richesse culturelle de certaines communautés

Étalés sur deux fins de semaine, les montréalais ont pu assister à quatorze mini festivals présentant les cultures suivantes : jamaïcaine, cambodgienne, européenne, de Trinité et Tobago, africaine, haïtienne, électronique des Tropiques, mexicaine, salvadorienne, péruvienne, cubaine, brésilienne, dominicaine et colombienne. Tandis que sept festivals déclinent sept pays d’Amérique latine, l’Europe et l’Afrique se trouvent représentés chacun dans un seul événement.

Nous sommes en fait bien loin de la représentativité de la diversité culturelle montréalaise. D’après les derniers recensements officiels de 2006 et 2011, la population d’Amérique latine représente 10,3% des immigrants montréalais, derrière l’Asie et le Moyen-Orient (31,9%), l’Afrique (28%) et l’Europe (21%) (statistique Canada, Enquête nationale de 2011). En 2011, la plus grande vague d’immigration était constituée de Chinois, d’Algériens et de Marocains. Au final, ce sont toujours les Italiens qui représentent la plus grosse part de la population immigrante (7,4%), suivis par les Algériens, les Marocains, les Français et les Chinois. Les Colombiens représentent 2,6% des immigrants, les Brésiliens 1,4%, les Cubains 0,6% et Jamaïcains 0,1%.

Bien sûr, me direz-vous, un festival culturel n’est pas censé suivre les chiffres démographiques. Seulement quand un festival prétend refléter la diversité culturelle d’une ville, il affiche un projet social et politique et contribue à la vision que les citoyens ont de cette diversité culturelle. Les Chinois ne seraient-ils bons que pour les dépanneurs, les Italiens pour les pizzerias (en l’occurrence cette année, la seule présence italienne était celle de l’auto Ferrari devant laquelle les gens pouvaient se faire prendre en photo) ? Quant aux Français, ils ne font pas partie de ce qu’on veut appeler la diversité culturelle. Alors que les Latinos…ça fait danser. Clichés bien sûr, exagération sans doute, et pourtant…

Un monde déformé

 

Dans l’allée centrale, les Latinos sont évidemment majoritaires à présenter leur cuisine et artisanat. En prenant le petit pont vers la partie boisée, on ne met pas longtemps à comprendre que cette partie excentrée est réservée aux Africains. Les Africains qui comme toujours, se font tous mettre dans le même sac. À croire que l’Afrique, ce serait un pays. Le festival Afro-monde Ngondo présente ainsi « les rythmes de la musique africaine ». Quant à l’Eurofest, « la grande célébration des cultures européennes à Montréal », il présente exclusivement des musiques d’Europe de l’Est : Balkans, Ukraine et Moldavie.

De l’exotique avant toute chose

Avant la création des Weekends du Monde, le parc Jean Drapeau accueillait des festivals latinos comme le Festival international du Merengue et de la Musique Latine de Montréal. Que ce lieu soit un point d’ancrage pour des événements de musique latine, cela peut expliquer une forte présence latine. Mais dans ce cas, pourquoi se présenter comme le reflet de toute la diversité montréalaise ?

Comme beaucoup d’événements montréalais prônant la diversité culturelle, les Weekends du Monde mettent à l’honneur l’exotisme. La programmation nous promet des « rythmes folkloriques, des défilés endiablés, des voitures exotiques, des objets exotiques, des boissons rafraîchissantes et colorées ». Or, de par la proximité géographique, ce sont bien les Latinos qui canalisent le besoin d’exotisme des québécois. Soleil, rythmes, couleurs, sensualité. Un orientalisme à la nord-américaine. Ce type d’événement se situe dans la lignée des expositions universelles du 19ème siècle. Bien sûr on est loin de la mise en cage des humains. Mais la mise en scène de l’autre en carte postale est toujours là.

Enfin quoi c’est juste un événement culturel, c’est pour s’amuser ! Confinés dans la vitrine du divertissement, les festivals culturels font oublier qu’ils sont des événements sociaux et politiques qui mettent en jeu notre modèle d’intégration sociale, car ils reflètent notre manière d’inclure l’autre à notre société. À nous consommateurs, organisateurs et artistes, de penser à ce que nous fabriquons. Les artistes immigrants font ce qu’ils peuvent, ils acceptent les vitrines pour promouvoir leur travail. Il ne serait pourtant pas interdit pour les artistes de prendre conscience du projet social auquel ils participent.

La culture ne se met pas en spectacle, car la culture n’est pas un produit. Elle est un vécu. Elle ne se loge pas que dans les vêtements colorés, les grillades et les objets, mais bien ailleurs, dans une conception de l’univers, du temps, du rapport entre les hommes et les femmes. C’est bien cela qui constitue la véritable richesse culturelle de Montréal. À quand un festival où les Latinos auraient le droit de nous faire pleurer, où les Chinois seraient aussi des gens à voir sur scène, où la France et l’Italie seraient aussi européens que les Ukrainiens ou les Gitans, et où l’Afrique ne serait plus un pays ?

En attendant, dansons, c’est l’été.

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Out of the obvious

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Le soleil tape, il fait noir. Noir de monde sur la grand place. Les marchands crient pour nous attirer vers leurs échoppes colorées, pour y goûter les jus pressés, les gaufres, le blé d’inde grillé, les crêpes, les fruits colorés. Les musiciens chantent un peu plus fort à notre approche, les peintres agitent leur pinceau, les serveurs des restaurants font le gué à l’entrée, les mendiants poussent leur plainte. Ici le vrai et le faux font des coudes pour rejoindre le touriste. Du haut de leurs siècles, les bâtiments de la place tiennent le coup, impassibles, ils en ont vu des scènes, se jouer sur cette place. Ils connaissent toutes les générations de ses acteurs. Les commerçants et les acheteurs venus du monde entier, les artistes, les endimanchés, les gitans, les vagabonds, les mendiants. Place de commerces, place d’artistes, place de promenade royale.

Mais de quelle place parle-t-on ? Ce pourrait être aussi bien la Grand Place de Bruxelles ou de Cracovie, la place Taksim à Istanbul, Jemaa el Fna à Marrakech, la place St Marco à Venise ou la triste place du Tertre à Montmartre. Pourtant la Belgique, la Pologne, la Turquie, le Maroc, l’Italie, la France, ce sont bien des pays distincts, avec leur histoire et leur culture propre. Et c’est justement ça qu’on vient voir : la bohème de Montmartre, le moderne et le traditionnel d’Istanbul, le Maghreb coloré de Marrakech.

Pourtant, une fois rentrés chez nous et les centaines de photos classées dans un dossier, que nous reste-t-il comme souvenir ? L’histoire de la place parcourue le matin dans le guide, la litanie des dates dans l’audio-guide ? Il reste d’abord la foule, le bruit incessant, le mouvement, l’appel à consommer du folklore, du rustique, de l’exotique. Les spécialités locales vendues trois fois plus chères que dans les petites rues. Est-ce que le jus d’orange pressé est vraiment sans sucre ajouté ? Est-ce que ce henné qui sèche trop vite est vraiment traditionnel ? Est-ce que la pâte à gaufre ou à crêpe est achetée toute faite ? Puis de la place part l’artère principale, écrasée par les commerces aux lumières agressives, mêlant des fast foods locaux aux Starbucks, McDo, grandes marques du prêt à porter, histoire de ne pas être trop dépaysé. Rassurez-vous, vous êtes bien sur votre bonne vieille planète. Pas de vacances pour la consommation.

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Marrakech est bien rouge, Paris est grise, la place St Marc a ses pigeons et Taksim a ses chats. Mais toutes ces places finalement se ressemblent. Vidées de leur spécificité parce qu’on y vend partout la même expérience dans un périmètre nettoyé. Les grands places de Bruxelles et de Cracovie ont perdu leur majesté, la place Jemaa el Fna et la place du Tertre ont perdu leur bohème. Les jus d’orange et le faux henné ont remplacé les conteurs, les terrasses ont poussé les peintres. Les biologistes sont en train de réaliser certaines découvertes d’espèces rares ont mené à leur extinction. Comme si la plus grande marque de respect était peut-être de regarder de loin, et de passer son chemin, sans troubler la beauté que l’on a la chance d’admirer. La rencontrer, oui, mais sans la posséder et sans la violer.

Venez consommer l’authentique, et bonnes vacances !

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Out of the obvious

mafalda9L’été s’en vient, Geneviève et Jean feuillettent un magazine de voyages pour seniors. Où partir cette année ? L’automne est là, bientôt la rentrée, Marc-André tire ses parents devant le sac d’école qu’il a repéré. Déjà l’hiver, Audrée hésite devant la case à cocher pour les cours de la session prochaine.

Tous les jours ce même petit temps d’hésitation, la tête penchée. Je choisis la marque de mon yoghourt, je choisis où sortir ce soir, je choisis le fond d’écran de mon iphone, je choisis le programme à regarder à la télé. Les industriels se démènent pour inventer des produits à fabriquer sur mesure, personnalisables, pour que je puisse, à tout moment, choisir. Plus j’ai le choix de mes produits et de mes sorties, plus je consomme. Parfois je reste longtemps à hésiter, et ça m’angoisse, c’est comme si la possibilité de choisir me figeait. Pourtant le choix c’est la liberté, la possibilité d’aller ailleurs, d’aller autrement.

Je vis dans une société où je peux choisir mon métier, mon lieu de vie, ma religion. Des acquis précieux et fragiles, que beaucoup de mes contemporains n’ont pas et pour lesquels des hommes et des femmes se sont battus pendant des siècles. Pourtant, les choix que je fais au quotidien dans le jeu préprogrammé de la consommation me paraissent différents, comme s’ils n’avaient rien à voir avec mon pouvoir de décision.

Pourtant chaque fois que je consomme, je fais un choix, plus profond que celui de la couleur du chandail ou de la marque de mon cellulaire. Quand j’achète un vêtement teint en Asie par des enfants, je choisis le modèle de délocalisation des entreprises pour une exploitation de la main d’œuvre. Quand je mange des fraises en hiver, je choisis une certaine agriculture au détriment de l’agriculture locale. Quand je lis un journal gratuit ou que je vais voir un spectacle gratuit non financés par une institution publique, je choisis que le journalisme ou la musique ne sont pas des métiers qui méritent salaires. Ces choix cachés, je choisis de ne pas y penser, sinon je devrai remettre en question tout mon mode de vie.

D’autres choix paraissent inenvisageables : choisir de ne pas emporter son cellulaire chaque fois que je sors, fêter Noël autrement que par l’achat de cadeaux, payer à l’artiste le prix d’un billet et laisser ce que je peux dans un chapeau pour payer la bière au bar. Impossible d’envisager ces choix… et pourtant, il me semble que dans ces gestes minuscules se loge ma liberté, enroulée comme un serpent endormi, et qu’il suffit de la dérouler chaque jour dans mon quotidien, pour qu’elle se déploie et trace de nouveaux rails à ma vie.

En ce moment en Europe, les citoyens se voient confisquer, par le Traité Transatlantique, le droit de choisir ce que leurs enfants mangeront, les conditions dans lesquelles ils travailleront, et la manière dont leurs énergies seront exploitées. Savoir ce qui est important de choisir et ce qui ne l’est pas, distinguer les choix qui nous rendent libres et ceux qui nous aliènent, pourrait avoir une importance salutaire pour savoir si cette période que nous traversons sera un écroulement de notre civilisation ou un renouveau.

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