Le 9 juillet 2015
Merci, Monsieur Zola, d’avoir encore la patience de me lire. J’imagine votre épouvante devant ce que je vous écris. Pourtant, vous aviez tout pressenti. Aujourd’hui, pour comprendre les racines de notre monde, on plonge encore dans vos romans.
Oui le commentaire a remplacé l’analyse. Elle s’est réfugiée dans les salles fermées des colloques universitaires. Mais n’allez pas croire que le peuple est maintenu dans l’ignorance. Non, c’est plus grave que ça. Car aujourd’hui, avec internet, les bibliothèques ouvertes à tous, les festivals gratuits, les journalistes d’investigation qui tiennent encore le coup, on sait tout. On sait la forêt amazonienne qui disparaît pour notre Nutella et notre papier cul, on sait les hamburgers McDo qui ne pourrissent jamais et qui tuent les restaurants locaux. On sait les enfants thaïlandais qui trempent les mains dans la teinture chimique de nos vêtements pas chers. On sait les esclaves sur les bateaux de pêche de crevettes. On sait. On sait même que, par un système terriblement pervers, ce sont les pauvres qui entretiennent le mieux l’exploitation d’autres pauvres : ce sont les pauvres qui achètent le moins cher et le plus chimique, ce sont les pauvres qui ont des moteurs de voiture polluants. Les pauvres sont obèses, ils gonflent de cette orgie de la terre éventrée, coupée, rasée, polluée.
On sait, et rien ne change. Ou si peu. Bien sûr des esprits voient déjà plus loin, ils mettent la technologie au service de la protection de la planète. Bien sûr demain les routes seront faites en panneau solaire, les légumes pousseront sur les toits, les voitures seront toutes électriques. Mais c’est déjà un autre monde, que celui-ci n’attendra pas pour achever son œuvre de destruction et d’exploitation. La destruction est une vieille fille, elle a de l’expérience, elle court toujours plus vite que la création. Et même si certains préparent un monde plus juste pour demain, ce monde ci a créé des hommes confortables dans leur soumission. Je le vois tous les jours, à l’échelle individuelle, on répète les mêmes petits gestes derrière lesquels, on le sait, on entretient l’inacceptable. Dans ce cas, Monsieur Zola, à quoi sert de montrer, de crier des vérités, de gratter la surface des comportements humains pour révéler nos lâchetés, nos peurs et nos désirs les plus enfouis ? Hier le peuple ignorait, et on pouvait espérer qu’il sache. Aujourd’hui il sait… alors Monsieur Zola que peut-on encore espérer ?
Vous avez toujours été à l’affût des progrès technologiques : la photographie, la locomotive, la bicyclette. Mais que faire quand la technologie modifie la communication au point de la rendre silencieuse, pouces levés ? Faut-il à tout prix applaudir et se dire que c’est la marche du progrès ? S’il faut suivre l’évolution des moyens d’expression, alors il faut abandonner l’idée de créer avec les mots. Car les innovations des médias de demain consacrent le règne de l’image et du texte commentaire, minimal et divertissant. Je me sens, Monsieur Zola, comme un poisson qui refuse de monter sur terre au moment où tous les autres ont déjà des poumons et marchent en avant. Et pourtant… quelles merveilles les océans ont su créer ! Je sais que la loi de l’évolution est implacable : seuls ceux qui ont su s’adapter survivront.